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Dossier
#01
RÉSUMÉ > Pourquoi de nouvelles relations sont-elles en train de se nouer entre Rennes et Nantes ? Dans quelle mesure les deux villes resteront-elles concurrentes ? Dans quels domaines ont-elles intérêt à faire jouer leurs complémentarités ? Quels rapports entretiennent-elles avec leurs régions respectives ? Une entente Nantes/Rennes peut-elle contrebalancer le centralisme dominant ? Autant de questions abordées lors d’une table ronde qui a rassemblé quatre spécialistes nantais et rennais de l’aménagement du territoire.

PLACE PUBLIQUE > Pendant la campagne des municipales, Jean-Marc Ayrault s’était rendu à Rennes et Daniel Delaveau à Nantes. Après son élection, Daniel Delaveau avait tenu à Place publique (n° 9) des propos extrêmement volontaristes sur sa volonté de se rapprocher de Nantes. Les deux villes ont décidé d’organiser deux jours de colloque en octobre pour faire le point de leurs relations et de leurs projets. À quoi tient cette nouvelle donne ?

LAURENT THÉRY > Le changement d’homme à la mairie de Rennes y est évidemment pour quelque chose. Daniel Delaveau a clairement marqué son intérêt pour un rapprochement avec Nantes. Les questions de personnes sont importantes. Ce qui peut changer la donne, c’est une volonté partagée de construire quelque chose ensemble. Cela me fait d’ailleurs penser au tournant des relations entre Nantes et Saint-Nazaire, en 1989, incarné par des relations nouvelles entre deux maires qui ont décidé de passer de la concurrence ou de l’ignorance à une construction commune. Ils se sont rencontrés, ils ont descendu l’estuaire ensemble… Bien entendu, tout n’est pas une question d’hommes. Il y a aujourd’hui des données nouvelles, des données objectives qui peuvent accélérer le processus de rapprochement entre Nantes et Rennes.

ALAIN BÉNESTEAU > Il faut bien qu’un nouveau maire apporte du nouveau dans sa stratégie ! Il y a aussi des cycles auxquels on n’échappe pas, indépendamment des décideurs politiques en place. Depuis une trentaine d’années Nantes comme Rennes connaissent une expansion assez forte, démographiquement, économiquement, au plan universitaire… Je distingue trois phases dans cette expansion : les années 1980, qui sont le moment du décollage avec pour nous le développement de la technopole Rennes Atalante ; les années 1990 ont été celles de la consolidation ; maintenant, on arrive dans une nouvelle ère où il faut renouveler le dynamisme et là, on ne peut plus raisonner à la simple échelle de Rennes ou de Nantes. Que Rennes regarde désormais vers Saint-Malo est un signe de besoin d’ouverture et de changement d’échelle.

YVES MORVAN > Oui, il y a des changements d’échelle. C’est évident ! C’est pourquoi il faut replacer ces stratégies de rapprochement dans le contexte nouveau d’évolution des économies : mondialisation, concurrences accrues entre les territoires, montés de ce qu’on appelle l’économie de la connaissance et importance accrue des investissements immatériels… Il faut aussi le rappeler, et c’est presque banal : c’est au sein des grandes villes que se secrètent au mieux les fonctions déterminantes de l’essor économique et social, la formation, la recherche, la logistique, les finances… Tout simplement parce qu’il faut pouvoir réunir un minimum d’éléments pour créer les ressources spécifiques nécessaires au développement. À partir de là, la question est de savoir si Nantes seule, si Rennes seule peuvent développer ces fonctions déterminantes. La réponse est nettement non, en dépit des progrès récents des deux villes. Des rapprochements s’imposent donc pour développer des avantages de complémentarité, quand l’une maîtrise une fonction et pas l’autre ; des avantages de taille et de synergie, quand la coopération permet de faire à deux ce que chacun ne peut faire seule ; des avantages d’image quand les vocations s’ajoutent pour créer une vision métropolitaine du Grand Ouest.

JEAN RENARD > Pour revenir à ce que disait Laurent Théry au sujet de Nantes/Saint-Nazaire, il ne faut pas oublier le rôle moteur joué par l’État quand il a fait de ce territoire une métropole d’équilibre. Les élus lui ont emboîté le pas. Pour Nantes et Rennes, l’État jouera peut-être aussi un rôle moteur avec le projet du comité Balladur sur les métropoles. J’avoue avoir été surpris de voir figurer Rennes et Toulon dans la liste des métropoles dressée par le comité. Je pensais qu’on se limiterait aux sept ou huit métropoles d’équilibre de jadis. Dès lors, pourquoi pas Grenoble et d’autres ? Mais en tout cas, ça peut être un élément moteur. Cela dit, ces dernières années, la stratégie de Rennes comme de Nantes était tournée vers Paris. Il s’agissait de stratégies Est-Ouest plutôt que Nord-Sud. Le TGV est un élément majeur de recomposition. Le fait que demain Rennes soit à une heure et demie de Paris va redessiner le paysage et va peut-être contrarier le rapprochement Nantes/Rennes, du moins tant qu’on mettra une heure et quart entre les deux villes.

YVES MORVAN > Et pourtant, ce rapprochement Nord-Sud, s’il n’est pas facilité par des voies de communication encore mal adaptées, doit permettre de constituer une alternative bénéfique face au centralisme dominant : on ne peut pas indéfiniment se plaindre que Paris soit la capitale prédatrice de toutes les fonctions, et refuser de s’organiser dans les arrière-boutiques des régions afin de constituer un véritable pôle d’entraînement dont bénéficieraient tous les territoires qui l’entourent… Il n’est nullement indispensable de centrer toutes les voies de communication majeures sur la capitale, même si l’État, plus méfiant qu’on ne le pense, n’a jamais fait confiance aux transversales permettant à des villes de communiquer entre elles.

LAURENT THÉRY > Je constate que Nantes et Rennes se développent à un rythme proche, mais chacune sur un registre qui leur est propre depuis vingt à vingt-cinq ans. On n’est pas dans un système où une ville devrait venir compenser les faiblesses de l’autre.

PLACE PUBLIQUE > Ce dynamisme différencié, ce registre propre, est-ce si vrai ? La structure de l’emploi est quasiment la même dans les deux villes…

JEAN RENARD > Les héritages historiques différenciaient clairement les deux villes : Rennes, ville d’État ; Nantes, ville industrielle et commerciale. Aujourd’hui, Rennes a gagné ses galons de ville industrielle et Nantes a acquis des fonctions nouvelles depuis les années 1960, ne serait-ce qu’avec le retour de l’université et l’implantation de grands groupes dont le siège pour le Grand Ouest se trouve à Nantes.

PLACE PUBLIQUE > Précisément, Rennes et Nantes se ressemblent de plus en plus, si bien qu’on est davantage frappé par leurs similitudes que par leurs complémentarités.

LAURENT THÉRY > Je ne disais pas que les villes étaient fondamentalement différentes, mais que leur développement a été vécu de manière autonome par chacune d’entre elles. Cela n’a pas été un mouvement organisé, conjoint qui aurait permis à chacune de bénéficier du développement de l’autre. Chaque ville s’est développée de manière autonome sur des bases qui, évidemment, présentent des points communs.

JEAN RENARD > Justement, il ne faudrait pas en rester à des impressions. On a besoin d’éléments scientifiques, chiffrés, sur l’état des lieux. Les chambres de commerce avaient déjà fait ce travail en 1993 ; on aimerait savoir précisément ce qui a changé en une quinzaine d’années. Personnellement, j’estime que depuis une génération Nantes a changé de nature, tant dans ses fonctions que dans les rapports avec ses campagnes et les villes voisines.

ALAIN BÉNESTEAU > Bien sûr, mais on sait tout de même que le développement des fonctions commerciales et de service est commun à toutes les grandes villes aujourd’hui. Le premier employeur, à Rennes comme à Nantes, c’est l’hôpital, même si PSA n’est pas loin, ou n’était pas loin, derrière.

JEAN RENARD > Il y a désormais un magasin Ikea à Rennes. Un Zénith va aussi s’y installer… comme à Nantes.

ALAIN BÉNESTEAU > J’insisterai quand même sur l’importance de la fonction logistique à Rennes. L’agglomération dessert tout son hinterland breton et elle est aussi parcourue par quelques flux Nord-Sud.

LAURENT THÉRY > Parmi toutes les études qui devraient être faites, il y en a une à laquelle je tiendrais particulièrement, celle que nous avons faite à Nantes/Saint-Nazaire avec Laurent Davezies 1 sur la structure de notre économie à partir des sources de revenu et la manière dont ils sont distribués. Ce serait une base de travail essentielle pour comprendre les ressemblances et les différences entre nos deux systèmes territoriaux. Autre chose à présent : l’arrière-plan du rapprochement entre Nantes et Rennes, c’est l’importance nouvelle prise par la question des villes…

JEAN RENARD > Ce sont elles désormais qui organisent l’espace.

LAURENT THÉRY > Oui, il y a un changement de paradigme. Même si à l’échelle internationale, Rennes et Nantes restent des villes moyennes, leur proximité pose la question de la façon dont elles se regardent et peuvent se développer ensemble. C’est une question qui va nous occuper pendant des décennies.

JEAN RENARD > Eh oui, le réseau urbain dans l’Ouest est assez équilibré. On n’est pas dans la situation de Bordeaux ou de Toulouse qui dominent absolument leur territoire. Angers, Lorient, Vannes, Brest, La Roche-sur-Yon, Cholet… toutes ces villes jouent un rôle qui n’est pas négligeable. Même si Nantes, Nantes/Saint-Nazaire, par son poids démographique et sa position géographique, exerce un leadership naturel.

ALAIN BÉNESTEAU > Je suis d’accord avec tout ça, mais il ne fait pas oublier non plus la montée du fait régional. Les aéroports, les ports, le développement économique… sur toutes ces questions, c’est bien aux Régions qu’on a attribué le rôle de chef de file. C’est bien aux Régions qu’on a demandé de faire des schémas régionaux d’infrastructure des transports ou en matière de formation professionnelle. Il y a une dimension stratégique portée par les régions ; les décideurs politiques des grandes villes doivent en tenir compte.

PLACE PUBLIQUE > Justement, une différence essentielle entre Rennes et Nantes n’est-elle pas leur rapport à leur région ? Rennes est, à l’évidence, une capitale régionale, tandis que Nantes entretient un rapport plus problématique avec les Pays de la Loire.

JEAN RENARD > Certes, mais beaucoup de Bretons trouvent que Rennes tient trop d’importance. Il existe une certaine rivalité entre les villes bretonnes.

ALAIN BÉNESTEAU > Oui et Nantes joue bien un rôle incontesté de leader dans sa région. L’aéroport est à Nantes que je sache. Le système de développement breton est beaucoup plus localisé : les aéroports, justement, en sont un bon exemple.

LAURENT THÉRY > C’est une question compliquée. Vous dites en même temps que le rôle de chef de file des Régions est essentiel et que c’est un rôle plutôt faible pour certaines fonctions essentielles.

ALAIN BÉNESTEAU > Ce que je veux dire, c’est que la montée du fait régional ne se limite pas à la stratégie. La dimension régionale s’insinue aussi dans toutes les dimensions de la vie quotidienne. Du coup, les maires de grandes villes doivent avoir leurs stratégies propres pour peser.

JEAN RENARD > Oui, le grand débat ne se limitera pas à Nantes et à Rennes. Il impliquera aussi forcément les deux régions. D’où ma proposition, un peu utopique je le reconnais, de faire de Nantes et de la Loire-Atlantique, une région à part entière, avec un statut particulier, à la manière de Brême ou de Hambourg.

LAURENT THÉRY > Oui, mais entre Rennes et la Bretagne, il y a un lien reconnu, même s’il peut être ici ou là contesté. Nantes est la capitale des Pays de la Loire, une région à l’identité beaucoup moins forte, et en même temps sa zone d’influence ne se limite pas à cette région. Elle s’exerce à l’échelle du Grand Ouest, à une échelle interrégionale. Les fonctions urbaines de Nantes dépassent les limites de sa région. Là, il y a bien une différence entre les deux villes. Nantes a besoin d’un ensemble multipolaire. L’inter-territorialité, comme dirait le géographe Martin Vannier, est une dimension de plus en plus importante à intégrer et à optimiser pour les grandes villes.

YVES MORVAN > Il faut d’ailleurs préciser que le poids économique de Rennes en Bretagne est plus faible que le poids de Nantes dans les Pays de la Loire, mais que l’aire d’influence de Rennes s’étend au-delà de la Bretagne, tandis que celle de Nantes est surtout forte en Pays de la Loire, si l’on prend comme critère les relations entre sièges et établissements.

PLACE PUBLIQUE > À ce stade du débat, tout le monde est d’accord pour dire que les deux villes se sont développées chacune de leur côté à un rythme soutenu, sans que la croissance de l’une nuise à l’autre. Et ce développement lisse leurs différences plutôt qu’il ne les accentue. Or le discours officiel nous dit : il y a de la place pour les deux villes ; ce sont des villes complémentaires ; l’addition de leurs forces va leur permettre d’accéder à un rang supérieur. Mais que signifie concrètement une telle addition ? Ne méconnaît-on pas la concurrence entre les deux villes ? La complémentarité entre Rennes et Nantes ne se limite-t-elle pas au seul champ de l’enseignement supérieur ? On a en effet d’un côté une université forte, ancienne et, de l’autre côté, un enseignement supérieur qui repose plutôt sur les grandes écoles.

YVES MORVAN > On ne peut nier l’esprit de concurrence sous-jacente à bon nombre de décisions urbaines. L’esprit de compétition, la recherche de prestige et la prétention de vouloir toujours gagner seul l’emportent assez régulièrement sur la volonté de créer une véritable stratégie de coopération qui sauvegarderait, à long terme, l’intérêt de toutes les populations. Le choix de la compétition, notamment en ce qui concerne les fonctions métropolitaines les plus déterminantes, est un objectif d’intérêt général. Et il n’y a pas de honte à faire demi-tour quand on sait que c’est le seul moyen de sortir d’une impasse. Alors même que se renforcent ici et là, sur tout l’espace européen, des métropoles dominantes et des réseaux de villes articulées autour, on ne peut indéfiniment nier le rôle structurant des grandes villes et continuer, à Nantes comme à Rennes, à penser pouvoir organiser, seul, les choses. Dans une stratégie d’aménagement et de rééquilibrage des territoires, la constitution, originale certes, d’une sorte de métropole européenne, à vocation internationale, est la voie de passage obligée pour prétendre atteindre ses ambitions. Cela implique de s’insérer dans des logiques qui ne soient pas seulement celles de la concurrence et de la compétition. Les collectivités locales ne peuvent se conduire comme des entreprises. Elles ont d’autres logiques que celles de vouloir grimper seules au cocotier des sacro-saints classements des villes européennes ! Il y a là des choix anticipateurs à assumer, même si cela doit entraîner quelques déconvenues électorales de court terme.

LAURENT THÉRY > Bien sûr, Rennes et Nantes sont aussi en compétition pour attirer les talents et les entreprises, comme toutes les villes à l’échelle française ou à l’échelle européenne. La volonté de coopération n’éliminera pas cette volonté de concurrence. Cela dit, l’enseignement supérieur est une question suffisamment majeure pour qu’on la place au cœur de la coopération entre les deux villes. On ne peut pas dire que c’est l’économie de la connaissance qui porte le développement des grandes villes et ne pas tout faire pour que le partage, la mise en réseau d’un certain nombre de ressources permette à Rennes et à Nantes de voir progresser substantiellement leur niveau de qualification.

JEAN RENARD > On a raté le coche lorsque l’État a proposé la constitution de grands pôles universitaires.

LAURENT THÉRY > Oui !

JEAN RENARD > Un grand pôle Ouest avec les universités de Bretagne et des Pays de la Loire aurait pu naître ; ça n’a pas été le cas. Le résultat c’est que nous ne sommes pas dans la liste des grands pôles français. On a joué perdant-perdant. Rappelons, pour mémoire, qu’il y a autant de chercheurs à Grenoble que dans l’ensemble des universités de Bretagne et des Pays de la Loire.

LAURENT THÉRY > À Nantes, est-ce qu’il fallait se contenter de concevoir le Pres, le pôle de recherche et d’enseignement supérieur, à l’échelle régionale ?

JEAN RENARD > La seule vraie coopération depuis une vingtaine d’années s’est faite autour du pôle agronomique qui réunit les établissements de Rennes, Angers et Nantes. Sur le reste… Les gens de Rennes 1, l’université scientifique, trouvent qu’ils sont assez grands tout seuls. L’université de Nantes ne souhaite guère s’associer à Rennes 2 compte tenu des événements qui s’y déroulent régulièrement. Il est grand temps de donner un coup d’accélérateur aux coopérations entre universités !

YVES MORVAN > D’autant que, contrairement aux lois du marché qui impliquent que l’on n’a rien à échanger si l’on est identiques, ce sont, ici, souvent les semblables qui, comme dans les activités de recherche, ont à échanger.

ALAIN BÉNESTEAU > Moi, je vois les choses du point de vue des entreprises. Quel appui à l’innovation peuvent-elles trouver de la part des universités, des grandes écoles, de tous les outils de transfert des connaissances ? Ces outils là, ils sont répartis sur tout le territoire. Prenons l’exemple des pôles de compétitivité puisque vous avez parlé du pôle d’agronomie de l’Ouest, eh bien, une vraie complémentarité est en train de se mettre en place. Par exemple, à Nantes, une école comme Audencia est en train de s’intéresser à des projets portés par des industriels bretons. Un autre exemple, celui de l’automobile : là, il faut bien le reconnaître, notre enseignement supérieur n’apporte pas grand-chose aux entreprises. Troisième exemple : tout ce qui a trait à la mer. Cette fois, Rennes n’est pas dans le coup. La matière grise se trouve à Brest. Et Dieu sait si la mer, c’est une richesse, un levier de croissance formidable pour les cinquante ans à venir. Il faut bien que Rennes et Nantes tiennent aussi compte de la pointe de la Bretagne. Et n’oublions pas qu’il y a la même distance entre Brest et Rennes qu’entre Rennes et Paris…

JEAN RENARD > De même que Nantes doit tenir compte d’Angers. L’axe Rennes/Nantes doit être replacé dans un contexte plus large qui inclut au moins les deux régions. D’ailleurs, il faut bien avouer que chaque ville a des stratégies de coopération internationales plutôt qu’interrégionales. Chacune essaie, de son côté, de jouer dans la cour des grands.

PLACE PUBLIQUE > Lors d’une conférence métropolitaine Nantes/Saint-Nazaire, il y a deux ans et demi, l’urbaniste François Ascher, qui vient de disparaître, se demandait à propos d’une possible collaboration entre Nantes et Rennes : « Est-ce que l’addition sur le papier des populations de ces villes peut être source de richesses nouvelles, d’un partage des dépenses, de réelles complémentarités qui donneraient à l’ensemble une force compétitive plus grande que celle de la métropole Nantes/Saint-Nazaire/La Baule pourrait avoir seule ? Qu’est-ce que chacune de ces agglomérations est disposée à ne pas avoir et à emprunter aux autres agglomérations ? » Que vous inspire cette manière de poser la question de la relation entre les deux villes ?

LAURENT THÉRY > Je suis d’accord avec ce que disait François Ascher : il ne faut pas se dissimuler la réalité de la concurrence entre les villes. Pour autant, quand on prend le cas de Nantes et de Saint-Nazaire, personne n’a accepté que l’autre prenne une part de ce qui lui était naturellement dû. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de synergies, mais la complémentarité joue sur la création de choses nouvelles et pas sur le partage de l’existant. On dit que Rennes et Nantes se rapprochent, que leurs aires urbaines sont de moins en moins éloignées, c’est vrai, mais elles se rapprochent surtout du fait de l’étalement urbain. Le moteur de l’évolution de ces villes, c’est plutôt le mouvement qu’elles font vers la mer, vers Saint-Nazaire, vers Saint-Malo.

JEAN RENARD > Je rappelle qu’historiquement le port de Rennes, c’était Redon par la Vilaine. Et si Redon se trouve en Ille-et-Vilaine, c’est parce que la bourgeoisie rennaise l’a exigé au moment de la création des départements. Aujourd’hui, on vit un retournement. En faveur de Saint-Malo

LAURENT THÉRY > Bon, revenons aux champs possibles de collaboration : l’enseignement supérieur, on l’a dit tout à l’heure ; mais il y aussi de grands équipements, on ne peut pas éviter de parler de l’aéroport. Notre-Dame-des-Landes serait par excellence un outil partagé entre les deux villes.

JEAN RENARD > Il faudrait demander aux Rennais…

ALAIN BÉNESTEAU > L’organisation territoriale de la Bretagne, sa desserte en aéroports est complètement différente de celle des Pays de la Loire. La géographie et l’histoire l’expliquent. Pour Notre-Dame-des-Landes, deux projets vont de pair, un projet aéroportuaire et un projet ferroviaire. Il est fort probable que si le développement de la ligne à grande vitesse s’accompagne d’une interconnexion sans faille des TGV au sud de Paris, une grande partie du trafic de l’aéroport de Rennes, aujourd’hui tourné vers Paris et Lyon, se déplacera vers le TGV. En termes de fréquentation par les Bretons, le premier aéroport, c’est Brest ; le deuxième, c’est Roissy, ce n’est pas Rennes.

PLACE PUBLIQUE > Donc vous n’avez pas besoin de Notre-Dame-des-Landes…

ALAIN BÉNESTEAU > Ce n’est pas ce que je suis en train de dire. Mais il ne faut pas oublier qu’une ville comme Saint-Brieuc, aujourd’hui dans l’aire d’attraction de l’aéroport rennais sera demain à deux heures et quart de Paris par le TGV. La clientèle professionnelle de l’aéroport de Rennes ne va pas forcément se rabattre sur Notre-Dame-des-Landes. Et les professionnels représentent la majorité de la clientèle de l’aéroport de Rennes, alors que Nantes a un trafic charter plus important.

JEAN RENARD > J’ai écrit un article qui témoigne de mes doutes sur Notre-Dame-des-Landes en utilisant ces arguments : le TGV va modifier les comportements, tant des Bretons que des Charentais avec l’ouverture des lignes à grande vitesse à partir de Rennes et de Bordeaux.

ALAIN BÉNESTEAU > Deuxième élément : Notre-Dame-des-Landes, pour la clientèle rennaise des vols d’affaires n’offre un gain de temps que si l’aéroport est relié par une navette ultra-rapide avec des cadences fréquentes. Or l’aéroport de Rennes compte actuellement 500 000 passagers. Admettons que la moitié se tourne vers Notre-Dame des-Landes, ça fait 250 000, c’est-à-dire moins de 1 000 personnes par journée ouvrable, dont il faut déduire ceux qui prendront leur voiture. Voilà qui pose un sérieux problème de rentabilité de cette desserte rapide qui relierait Rennes à Notre-Dame-des-Landes.

LAURENT THÉRY > Notre-Dame-des-Landes, c’est d’abord le transfert de l’aéroport de Nantes dont on pense qu’il sera dans une situation plus favorable qu’aujourd’hui, ne serait-ce que pour le trafic touristique d’accueil. Mais cela n’épuise pas la question des grandes infrastructures, et notamment du train qui pourrait relier les deux villes. C’est une dimension importante si l’on veut que Rennes et Nantes se rapprochent vraiment, ça changerait la vie quotidienne. Ce qui pose d’ailleurs une question : aujourd’hui, toutes les lignes à grande vitesse sont des lignes à partir de Paris ; cela signifierait que l’Ouest s’organise pour avoir des liaisons intérieures. On est là dans des perspectives dont on ne connaît pas l’échéance, mais il est certain que les grandes infrastructures de transport peuvent changer bien des choses. Moins d’une heure entre les villes : voilà qui transformerait profondément les bassins d’emploi de Nantes et de Rennes.

ALAIN BÉNESTEAU > Je suis d’accord, avec deux bémols tout de même. D’abord, on n’est pas bien sûr qu’il y ait pour l’instant beaucoup de trajets domicile-travail de bout en bout entre les deux villes. Ensuite, il est important pour Rennes et pour la Bretagne de se rapprocher du reste du territoire, au sud-ouest, vers l’Aquitaine et la péninsule ibérique en particulier, sachant qu’il ne faut pas oublier la liaison entre la pointe occidentale de la Bretagne et cet embranchement.

JEAN RENARD > Depuis trente ans, les logiques des deux villes ont plutôt été le rapprochement avec Paris, ce qui peut en faire des sortes de grandes banlieues de Paris.

LAURENT THÉRY > C’est aussi ce qui a fait leur développement.

JEAN RENARD > Bien sûr. Mais c’est peut-être ce changement de stratégie, une manière de penser Nord-Sud et plus seulement Est-Ouest qui inaugurerait une nouvelle relation entre les deux villes.

PLACE PUBLIQUE > Justement, Daniel Delaveau, dans l’entretien qu’il avait donné à Place publique disait que tout changerait quand les deux villes ne se trouveraient plus qu’à une demi-heure l’une de l’autre. Il lançait d’autres idées ambitieuses : « Nous nous dirigeons vers une urbanité à deux pôles », « à terme il faudra se doter d’un super Scot (schéma de cohérence territoriale) qui irait de Saint-Nazaire à Saint-Malo en passant par Nantes et par Rennes »… Sommes-nous dans la politique fiction ?

ALAIN BÉNESTEAU > Le rapprochement peut être porté par des volontés politiques, mais il faut bien qu’il obéisse à des finalités pour les habitants et pour les acteurs économiques. Aujourd’hui, les entreprises sont en droit de penser que l’addition des atouts de Rennes et de Nantes peut permettre d’atteindre une masse critique susceptible d’attirer les talents. N’oublions pas non plus que l’avenir énergétique de la Bretagne, qui est une péninsule, est très lié à Nantes : les hydrocarbures, le réseau électrique… Les deux villes comme support des rapprochements entre les deux régions ont de vraies complémentarités à trouver. Mais les habitants, eux, qu’attendent-ils d’un rapprochement entre Nantes et Rennes ? Aujourd’hui sans doute pas grand-chose. Quand les Rennais vont se promener, c’est à Saint-Malo qu’ils se rendent. Ils ne vont pas faire leurs courses à Nantes. Ils se soignent à Rennes. Qu’est-ce qui légitime la décision publique de rapprocher les deux villes ? La question mérite d’être débattue.

JEAN RENARD > Cette question des comportements est fondamentale. Autrefois, dans les années 1960, il était de bon ton pour les Rennais BCBG de venir faire des courses à Nantes, rue Crébillon. C’est fini, ils vont à Paris. Quand on réfléchit aux relations entre les deux villes, il ne faut pas en rester à l’économie ou au poids relatif de Nantes et de Rennes. D’où, je le répète, la nécessité d’études pour savoir si, entre les deux villes, il y a complémentarité, concurrence ou indifférence.

LAURENT THÉRY > Quand on relit ce que disait Daniel Delaveau 2 sur un grand Scot allant de Saint-Nazaire à Saint-Malo, je trouve que c’est un propos tentant, qui donne envie. Regardez le débat actuel sur la Région parisienne, la difficulté qu’ont les élus d’y réfléchir à un avenir commun… Bien sûr, c’est plus de l’ordre de la vision que du projet programmé, mais ça pousse à aller de l’avant. Maintenant, l’identité des villes est très forte et le restera. C’est ce qu’on voit dans le cas de Nantes et de Saint-Nazaire quel que soit le degré d’intégration de cette métropole auquel Place publique contribue d’ailleurs fortement. Il reste des identités, des comportements fortement marqués. Envisager de faire de Nantes et de Saint-Nazaire une seule entité est hors d’atteinte, et pas forcément souhaitable. On voit bien aussi le chemin qui reste à parcourir entre Rennes et Saint-Malo. A fortiori entre Rennes et Nantes. Cela dit, on en a parlé au début de notre conversation, l’État peut jouer un rôle moteur.

PLACE PUBLIQUE > Précisément, le rapport Balladur classe Rennes parmi les métropoles qui pourraient se voir reconnaître des attributions, des responsabilités et des moyens nouveaux. Mais cette liste peut encore changer. Se joue-t-il là quelque chose d’important pour l’avenir des relations entre les deux villes ?

JEAN RENARD > Ah oui ! Si Rennes n’obtient pas le statut de métropole, Daniel Delaveau se retrouve dans la situation du vassal qui va faire allégeance à son suzerain nantais. On doit éviter de trop bousculer la hiérarchie urbaine et le réseau urbain existant.

YVES MORVAN > Oui, mais si l’on persiste à raisonner en ces termes de hiérarchie – d’ordre ou de vassalité – on est bien loin de prétendre assurer des coopérations. Continuer à afficher des préoccupations de classement, c’est rester dans des logiques de concurrence qui, à terme, peuvent se révéler bien stériles et jouer contre l’intérêt collectif. Continuer à débattre pour savoir qui serait la capitale d’un Grand Ouest organisé apparaît comme une préoccupation bien dépassée, eu égard aux défis et aux enjeux de demain. L’organisation d’un développement durable et performant exige qu’on fasse place à d’autres préoccupations, autrement plus déterminantes.

ALAIN BÉNESTEAU > Le débat se pose dans les mêmes termes entre d’autres villes proches.

JEAN RENARD > Oui, Tulle et Brive, Pau et Tarbes, Metz et Nancy…

LAURENT THÉRY > Moi, je ne sais pas ce que sont vraiment les propositions du comité Balladur, je ne sais pas comment elles pourront se traduire. J’entends dire que la seule collectivité qui conserverait la compétence générale serait la commune, un échelon administratif remontant à 1789. Il y a quelque chose de très contradictoire à ne pas vouloir changer l’entité territoriale de base tout en prônant la modification des échelles et des types de gouvernance. Je suis sûr que la question métropolitaine est absolument décisive, je suis sûr aussi qu’elle doit prendre des formes ouvertes. Nantes, c’est forcément Nantes/Saint-Nazaire, et ça pose aussi le problème de la Loire-Atlantique, un département métropolitain. Toutes ces questions se croisent. Pour l’instant, je n’ai pas compris quel était le fil rouge qui permettrait de se diriger vers une étape nouvelle de la décentralisation.

ALAIN BÉNESTEAU > Et puis est-ce à l’État de décider du nombre de métropoles ? Je trouve ça inquiétant.

YVES MORVAN > Aujourd’hui les villes ne peuvent plus compter uniquement sur l’État pour assurer leur essor. Cette époque où la Datar décidait seule qui allait faire quoi est dépassée. Des villes comme Nantes et Rennes ont le devoir de définir ensemble leur stratégie commune pour assurer leurs responsabilités au sein d’une nation qui se décentralise et d’une Europe qui éclate, sans se disloquer, en petites Europe, dans un polycentrisme bien compris. Le jeu collectif donne des performances globales bien supérieures à la somme des performances individuelles. C’est comme au football ! En tout cas, les villes qui jouent la coopération et la solidarité devraient être mieux traitées par l’État que celles qui refusent de le jouer.