un jardin extraordinaire
Cent kilomètres d’attente… Entre les panneaux et les ponts défile en coulisses un paysage assez doux, ponctué de temps à autre par une zone d’activités. Une de plus, clone d’un cirque nomade qui va de Dunkerque à Perpignan et de Strasbourg à Brest… Après c’est la mer. Passe justement un grain puis le ciel s’ouvre sur une promesse océane. On double d’imperturbables Anglais, un coup de fil sans fil, une blague à la radio et on arrive, tendu par une rocade bien encombrée pour tenir l’horaire convenu avec M’dame GPS.
En dehors des aspects fonctionnels qui traitent des flux et de la sécurité, personne n’envisage le parcours autrement qu’en termes de temps. Une heure environ, incompressible sous peine d’amende. Temps qu’on tue comme on peut dans un couloir d’attente territoriale à surveiller l’environnement technicien. Monotonie frontale, banalités latérales. Pourtant, quelques événements majeurs balisent le cadre défilant : c’est le passage au large d’un calvaire éolien, silhouettes d’atlantes qui brassent l’air de leurs pales moulinets ; venant de Nantes, c’est aussi « l’atterrissage » superbe sur l’agglomération rennaise qui s’étale devant soi.
Chemin faisant, c’est également en retrait d’un viaduc, des serres impressionnantes de légèreté malgré leur taille et qui deviennent vitrine magique à la nuit tombante ; c’est encore tous ceux qu’on n’a pas vus ou pu voir, faute de dégagements, de mises en scène… C’est enfin, séparant le terre-plein central et pendant plusieurs centaines de mètres, un rideau de vieux chênes pédonculés, vestiges de feue la nationale du temps de Trénet. On découvrira au hasard d’une carte que c’est précisément à cet endroit qu’a lieu le changement de région… Nous y sommes : non seulement la RN 137 est le lien tangible entre les deux capitales régionales de l’Ouest mais aussi la traversée et, pour beaucoup, la découverte de la Bretagne de l’intérieur. En 2005, le trafic sur le tronçon était de 45 560 véhicules par jour. Si on en retient 40 000 en moyenne sur les heures diurnes, cela représente 14,5 millions de « visiteurs » par an. Le Mont Saint-Michel avec ses 2 millions de « pèlerins » annuels fait figure d’ermitage à côté…
Certes, la « visite » peut paraître insignifiante voire robotique à certains usagers réguliers ; c’est justement aussi à ceux-là que la réflexion s’adresse comme on le verra plus loin.
La voie rapide ou express a un gabarit type, un profil type, des caractéristiques types, établis une fois pour toutes comme étant LA norme et à ce titre applicables sur toute la longueur du parcours. Elle a un modèle, c’est sa grande sœur l’autoroute. Faut dire que la grande sœur en question n’a pas son pareil pour monnayer ses faveurs, c’est la rançon de ses atours, alors que notre voie cadette se présente réduite à ses attributs – techniques – parce que gratuite, en tous cas mutualisée dans l’impôt citoyen. C’est sa force car dans ses infrastructures, elle doit faire des concessions budgétaires au territoire et du coup en épouse davantage la géographie que la frangine ; son emprise radine lui confère de singulières proximités et toute normée qu’elle soit, elle est potentiellement mieux intégrée au paysage. C’est sa faiblesse car sous son air de famille, sa « gratuité » en fait une fille publique. Ses limites foncières sont si ténues qu’elles courtisent l’indécence, excitent le voyeurisme de chaque propriétaire riverain et sur 100 km, quelle traînée…
La loi Barnier de 1995 1 bien vite diluée dans l’amendement Dupont permet aux communes ou à leurs communautés d’arrêter des schémas de développement conduisant à la réalisation des fameuses zones d’activités. Nous ne ferons pas ici la critique économique de ces eldorados de la taxe professionnelle. Nous ne traitons que de perception, même si aucune étude financière connue à ce jour n’a pu établir la relation entre une activité vue depuis la voie rapide et l’incidence réelle que cela génère sur son chiffre d’affaires
Nous cherchons à savoir si la découverte de la Bretagne perçue depuis la RN 137 devra bientôt se résumer à toutes ces brochettes de caravanes, enfilades d’engins agricoles, palettes de matériaux, caissons de piscines et autres incongruités qui s’imposent à la vue… Nous ne comptons pas non plus, outre ces activités de chalandise aux particuliers, toutes les sociétés de logistique et transformation qui n’ont pas à se montrer et dont les bâtiments souvent médiocres servent surtout de porte-enseignes à la gloire autoproclamée de leurs dirigeants.
Mitage linéaire et hétéroclite car relevant de chacune des treize collectivités locales riveraines et qui s’accentue d’autant plus qu’elles se retrouvent concurrentes entre elles. Pourquoi dans les études d’implantation, ne pas avoir raisonné sur toute la façade de la zone d’activités perçue depuis la voie express au lieu d’en rester à l’emprise de chaque parcelle qui la compose ? Pourquoi ne pas avoir prévu de recul systématique des clôtures pour se garder une marge de manœuvre après coup ? Que deviendra la RN 137 lorsqu’elle sera « mise aux normes » de l’A 84 pour s’y confondre puisque tel est son destin ?
Les Basques mais aussi les Toscans ont très bien compris la valeur marchande de leurs paysages cultivés, dans les deux sens du terme. La RN 137 est bien plus qu’un futur tronçon d’autoroute. C’est un jardin extraordinaire de 97 000 m de long sur 40 de large, extensible à souhait puisque tout ce qu’on donne à voir « appartient » au jardin. Confortablement assis dans son fauteuil, on pourrait y envisager un véritable travelling, animé par ses franges. Tantôt elles cadreraient serré à l’aide de massifs de végétaux cinétiques, tantôt elles s’ouvriraient grand angle sur de paisibles panoramas qui racontent comme personne le territoire à l’œuvre. Enchaînement des séquences, variations du tempo, la lumière y serait fée. Nuancée, un brin espiègle, elle renouvellerait par touches subtiles le film à chaque trajet, sans perturber la conduite. Entre deux changements de décor saisonnier, la navette de notre usager quotidien deviendrait rhapsodique.
Graminées et vivaces occuperaient les premiers plans puis les masses buissonnantes, arbustives et arborescentes. Une trame jardinière et bocagère s’installerait ainsi rapidement, source de valorisation. Certes, l’entretien, bien qu’extensif, serait adapté en conséquence, notamment par un mode de gestion différenciée qui tire partie de la biodynamique végétale elle-même.
Le paysage gallo est tout en continuités. Sur un relief érodé de vieux massif armoricain, haies, parcelles agricoles, boisements, fermes composent de savants assemblages. Motifs que l’on retrouve disposés autrement, passé la ligne d’horizon ; de proche en proche, le paysage se succède ainsi à lui-même sans jamais vraiment se répéter. Et l’œil complice jamais ne s’ennuie de lui.
Ainsi, de Rennes à Nantes, la RN 137 se mettrait à composer avec ce paysage tout en variations sur un même thème. Et quand à nos chères zones d’activités, elles feraient l’objet de traitements particuliers, proportionnels, soit à l’impact qu’elles génèrent quand elles existent déjà, soit à la visibilité à laquelle elles prétendent pour celles à venir.
Parmi toutes les formes de pollution qui nous entourent, il y a la plus prégnante dont paradoxalement on parle le moins, c’est la pollution visuelle. Elle s’installe si progressivement dans notre environnement quotidien qu’on ne la voit plus, tant l’habitude tue le regard… à petit feu. Pourtant l’espace dit public est le plus précieux d’entre tous car le plus partagé. Et la RN 137 est à cet égard un joyau véritable qui mérite un écrin digne de ce nom.