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Histoire & Patrimoine
#01
La grande figure
de proue du donjon
du château
de Saint-Malo
RÉSUMÉ > Depuis 1952, la salle du premier étage du donjon au château de Saint-Malo s’orne d’une monumentale figure de proue à l’effigie d’un grand marin du grand siècle. Cette sculpture exceptionnelle par ses dimensions (près de 3 mètres de hauteur) fut signalée à la ville de Saint-Malo, alors encore en pleine reconstruction, à l’occasion de la mise en vente d’une propriété, dans la commune voisine de Paramé, fusionnée depuis avec Saint-Malo.

     Cette figure de proue se trouvait dans le jardin de cette propriété depuis déjà de nombreuses années d’après les marchands de biens qui la connaissaient, mais on ne savait alors comme c’est toujours le cas aujourd’hui, rien de son histoire, ni des circonstances expliquant sa présence dans un quartier relativement éloigné des anciens chantiers malouins.
     L’ancien port de Saint-Malo était, on le sait, jadis très étendu. Il fut cependant à peu près réduit de moitié en surface lorsque vers 1715, furent édifiées des digues surmontées de chaussées destinées à relier les anciens  îlots des Talards à l’isthme du Sillon d’une part et à Saint-Servan d’autre part. Il se forma en arrière de ces îlots et digues un marais dont le desséchement ne se fit que progressivement et dans lequel se trouvent les quartiers extramuros du Saint-Malo moderne (Rocabey, Moka, Marville, les grèves de Chasles, etc.).
     Les chantiers de construction se répartissaient tout au long du Sillon, de ces digues et du côté de Saint-Servan. Une carte de l’ingénieur Garengeau en 1737 en signale vingtquatre, mais il s’agit plutôt d’emplacements sans installations durables où l’on construisait les navires et où on les réparait entre deux campagnes. La construction malouine était certes très réputée pour son savoir-faire, mais ne lançait que des navires de moyen tonnage jaugeant 300 cents tonneaux au maximum. Le lancement d’un navire de 1 500 tonneaux à Solidor dans le dernier quart du 18e  siècle fut une  exception. Les choses n’évoluèrent pas, de ce point de vue, de façon considérable au siècle suivant.
     À en juger par les dimensions,  le caractère et la qualité de la sculpture de cette figure de proue, il ne semble donc pas possible de lui attribuer une provenance locale. Cette figure de proue provient incontestablement d’un navire de haut bord, plus probablement d’un bâtiment de guerre que de commerce. On pense donc aux ateliers de la Marine de Brest. Comment cette sculpture est-elle parvenue à Saint-Malo ? On l’ignore encore.
Devant la minceur du dossier, l’imagination s’est plu à Saint-Malo d’y voir le résultat d’un récupérateur, d’un casseur de navires et à donner un nom à cette représentation anonyme. Sa qualité de marin ne se reconnaît qu’au bouton incisé d’une ancre figurant sur le chapeau. Ce chapeau est en outre à la mode du grand siècle. Ce marin est aussi un guerrier valeureux, il porte une croix de décoration  sur la poitrine.  Les manches  d’un pistolet et d’un couteau  ressortent du côté droit de la ceinture.
     Localement, on y a vu une représentation probable  du célèbre  Duguay-Trouin (1673-1736), mais rien n’interdit de penser à un autre marin célèbre de son temps comme Jean Bart, Cassard, Duquesne ou Forbin… La datation de cette sculpture  pourrait  toutefois inviter à la prudence. Si la représentation est fin 17e – début 18e siècle, il n’en est pas autant en effet de l’œuvre qui d’après les spécialistes qui l’ont observée ne remonterait pas à l’époque du Premier  Empire.  Or, les représentations gravées dont on disposait encore de ces personnages  étaient  encore  à cette époque très marquées  par le classicisme. Ce n’est qu’au cours du premier tiers du 19e siècle, le mythe du héros corsaire s’instaurant, que les représentations deviennent plus romantiques et finissent même par s’uniformiser au point de ne pas permettre  de distinctions véritables en dehors des inscriptions qui révèlent leur identité.  La représentation de cette figure de proue pourrait d’ailleurs non pas être celle d’un personnage en particulier, mais celle d’une vertu militaire comme le courage, la bravoure, etc.
     Quoi qu’il en soit, cette œuvre majeure montre bien les limites auxquelles on se heurte pour l’étude détaillée d’un bien insuffisamment documenté. Dans l’attente, d’une découverte toujours possible dans les archives, la restauration envisagée permettra une auscultation en profondeur susceptible d’apporter des renseignements complémentaires qui en pareil cas peuvent se révéler du plus grand intérêt.