Les « nouvelles mobilités » font aujourd’hui figure de nouvelle frontière. Elles sont en effet parées des vertus supposées d’une « croissance verte » qui redonnerait l’avantage aux pays et territoires mis à mal par la mondialisation. Elles permettraient de tourner le dos à un vingtième siècle où l’on aurait confondu le progrès avec la croissance infinie d’une production industrielle aussi polluante qu’aliénante, pour les consommateurs comme pour les travailleurs. Elles conduiraient à relativiser l’importance des usines et leur quête permanente de gains de productivité. Elles engageraient à stimuler l’intelligence collective et entrepreneuriale des concepteurs de nouveaux services, largement liés à une économie à la fois numérique et écologique. Elles seraient fondatrices des « nouveaux paradigmes » appelés à structurer demain de nouveaux « écosystèmes d’affaires ». Être pionnier en ces domaines serait un bien plus sûr moyen de construire des avantages comparatifs que s’arc-bouter sur la défense passéiste d’une production de biens menacée de délocalisation.
Sans jeter le bébé des « nouvelles mobilités » avec le bain idéologico-prophétique qui les porte souvent, cet article entend souligner que l’hypothèse implicite d’une substitution « naturelle » d’un nouveau paradigme à un ancien est une facilité intellectuelle à laquelle on a tort de succomber. C’est au contraire en se confrontant aux crises de l’automobile et des mobilités que l’on peut éventuellement cerner si et dans quelles conditions lesdites nouvelles mobilités peuvent offrir une issue à des territoires, des nations et des professions malmenées. Plutôt que de juxtaposer par l’invocation d’une vulgate schumpétérienne de la « destruction créatrice » un monde ancien de moins en moins vivable et un monde nouveau qui serait en tout point désirable, il faut systématiquement cerner comment l’ancien peut se saisir du nouveau pour le rendre plausible.
Pour appréhender la question des « nouvelles mobilités », il est opportun de la référer à son milieu d’origine qui se préoccupe principalement d’écologie, d’émissions, de structuration urbaine… Logiquement, on y est très attentif aux motorisations alternatives au moteur thermique. On y cherche également à dégager des chaînages intermodaux plus satisfaisants, une emprise au sol1 amoindrie des parcs et des formes plus partagées d’usages de l’automobile. Pour saisir la crise de l’automobile et ses éventuels remèdes, il faut avoir à l’esprit deux problèmes liés : d’un côté la question des volumes – le nombre de voitures produites et vendues en Europe – et de l’autre celle des valeurs qui renvoie quant à elle aux consentements à payer pour l’automobile et à la capacité des constructeurs à s’y adapter. A priori, les deux ordres de considération sont disjoints. La capacité des nouvelles mobilités à offrir une réponse consistante aux préoccupations liées à la crise de l’industrie auto semble nulle, voire négative. Nous souhaitons montrer que cet a priori est faux et renvoie essentiellement à un défaut de volonté de construire entre les deux registres les ponts nécessaires. Pour faire le lien entre la crise de l’automobile et les nouvelles mobilités, nous proposons de reposer les questions écologiques en termes de gestion des parcs.
En matière automobile, on a tendance à faire comme si l’écologisation pouvait être traitée en « sévérisant » les normes applicables aux véhicules neufs (VN) et en faisant l’hypothèse que le parc dans son ensemble finira par en bénéficier. Ce raisonnement présente plusieurs lacunes. D’abord, il fait l’impasse sur la question de la vitesse à laquelle ces exigences seront effectives : ce sont les parcs qui polluent et non les moins de 5 % de ceux-ci que l’on renouvelle chaque année. Ensuite, il fait comme si les caractéristiques techniques promues en sortie de chaînes restaient celles des véhicules, indépendamment de ce que sont pendant leurs cycles de vie les conditions d’utilisation et d’entretien auxquelles leurs détenteurs successifs les soumettent. Il induit de plus une discrimination entre les catégories de ménages et les nations qui sont inégalement aptes à profiter dans des délais raisonnables des politiques implémentées. Ce qui pose de ce point de vue à la fois un problème d’inégalité face à l’écologie et un problème de « soutenabilité politique » des exigences liées. Il fait enfin l’impasse sur la question clé de « l’emprise au sol » des parcs qui est à la fois un élément clé pour en maîtriser les émissions – d’autant plus importantes que le parc est sujet aux phénomènes de congestion – et l’externalité la plus problématique, en Europe comme ailleurs, liée au développement de l’automobile.
Sur cette base, nous défendons l’idée que la manière de gérer l’automobile et de concevoir pour elle des politiques industrielles et réglementaires ancre dans les pratiques automobiles européennes une gestion extensive des parcs : comme il y a une agriculture extensive produisant peu de quintaux avec beaucoup d’hectares, il existe une gestion extensive des parcs qui produit peu de kilomètres parcourus en utilisant un parc très important, plus souvent à l’arrêt que roulant, qui ne croît qu’en vieillissant et qui est de ce fait extrêmement hétérogène. Du point de vue des politiques publiques, cette gestion présente un défaut majeur : elle génère un parc très difficilement « gouvernable ». Les normes exigibles du parc récent ne peuvent devenir applicables universellement sans produire des discriminations spatiales et sociales insupportables.
Les nouvelles mobilités, sans l’expliciter toujours, sont porteuses d’un modèle alternatif de gestion plus « intensive » des parcs où le même service de mobilité serait rendu par un parc plus limité et moins « oisif », où chaque véhicule, en étant plus partagé, transporterait davantage de passagers et parcourrait plus de kilomètres. Le parc aurait alors une emprise au sol moindre, diffuserait mieux le progrès technique et serait plus gouvernable. Pour rendre plausible ce modèle, l’utilisateur d’un véhicule – comme passager ou conducteur – devrait cesser d’être toujours son propriétaire et les décisions d’entretien et d’équipement sortiraient alors de la sphère privée pour pouvoir s’inscrire dans une sphère publique ou semi-publique.
Reformulée ainsi, l’alternative « nouvelles mobilités » peut apparaître comme la réalisation du vieux rêve de l’« anti-automobilisme » né avec l’automobilisation des sociétés. Dès les années soixante-dix, des Cassandres comme Alfred Sauvy avaient souligné les défauts du modèle actuel. Elle peut aussi s’imposer comme une issue à la crise. En devenant une alternative industrielle autant qu’écologique, elle pourrait alors sortir du statut d’utopie qui la guette.
Pour le comprendre, on peut d’abord souligner que la crise automobile européenne se nourrit d’une prédominance sans partage d’une « voie allemande » dont toutes les industries automobiles – sauf l’industrie allemande — pâtissent. En effet, dans la conception qui prévaut, la « mieux disance » écologique est conçue à partir de l’offre de voitures neuves et c’est alors en sophistiquant les véhicules existants, quitte à en augmenter le coût, que l’on traite les problèmes. Ceci fait le bonheur des constructeurs et équipementiers allemands qui sont à la fois les mieux à même de faire face aux exigences et les plus aptes à développer les dispositifs requis : un pot catalytique ou un détecteur de pression des pneus sont à la fois beaucoup plus simples à rajouter sur un véhicule à 28 000 euros que sur un modèle à 9 000 et beaucoup plus volontiers développés par un équipementier habitué à collaborer avec Mercedes pour sa classe S que par un équipementier travaillant avec Fiat sur sa prochaine Panda !
Comme l’industrie automobile allemande profite de cette dynamique pour prospérer en Europe et dispose ainsi des bases pour réussir son internationalisation, la contrairement à ce qui est vrai pour Fiat, PSA ou Renault, cette réussite n’implique pas pour les Allemands de baisse de la production dans leurs bases domestiques justifie le précepte selon lequel ce qui est bon pour VW, BMW ou Mercedes est bon pour l’Allemagne. Dans ces conditions, la capacité de celle-ci à faire bloc à Bruxelles et à faire modèle en Europe se renforce. Ainsi, l’argument qui a consisté à opposer aux solutions technologiques et chères promues par le lobby allemand une exigence d’affordability (accessibilité par les prix) a fait long feu et les exigences normatives ont, par couches successives, alourdi, allongé et renchéri les véhicules.
En posant la question des parcs, de leur renouvellement et de leur emprise au sol et en légitimant des politiques publiques définies ainsi, on déstabilise cette vision. La question de la recherche d’alternatives à un équipement massif en véhicules d’occasion (VO) devient alors essentielle. La faculté des constructeurs à développer lesdites alternatives est ainsi remonétisée et l’idée selon laquelle le marché européen est « normalement » celui que nous connaissons depuis la crise est déstabilisée. La question des surcapacités avec elle. Considérant qu’un parc vieillissant est écologiquement problématique, on fait ainsi une part du chemin et on indique à l’industrie qu’en s’adressant à des audiences plus grandes, elle peut retrouver une part de l’activité qu’elle a perdue.
Exiger que le parc soit plus intensément utilisé et, par conséquent, davantage partagé permet de faire une autre partie du chemin : celui qui, adossé aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, à de nouvelles formes d’organisation et à de nouveaux modèles économiques, permettrait de réduire l’emprise au sol des parcs et les inscrirait dans l’espace public. En effet, ce qui, économiquement, justifie le partage est le partage des coûts fixes lorsque ceux-ci dominent les coûts d’utilisation. La gestion extensive des parcs est ainsi liée au fait que les coûts fixes d’équipement et de détention des véhicules sont, pour beaucoup de ménages, négligeables comparés aux coûts d’utilisation. Si, en partageant, on doit continuer de payer les mêmes coûts d’utilisation et payer des coûts fixes qui, même partagés, sont plus élevés que ceux que l’on acquittait précédemment, alors l’offre ne peut séduire. Pour que les ménages soient gagnants, il faut que l’accès aux biens partagés réduise à ce point les coûts variables d’utilisation que le ménage y gagne. Si des alternatives présentant ces caractéristiques existent, alors on peut stimuler ce renoncement à la propriété en fiscalisant – avec diverses formes de vignette ou en rendant le coût du parking très élevé – la détention.
De même, une des manières de poser à la fois la question de l’emprise au sol et celle des émissions est de souligner que le véhicule en propriété génère des décisions d’équipement des ménages qui se réfèrent à des situations « extrêmes ». Il en résulte que, pour leurs usages moyens, les véhicules détenus sont très largement inadaptés parce que surdimensionnés. La congestion et les émissions en résultent. Ceci signifie que le modèle extensif est solidaire d’un modèle qui confond propriété et usage et qui, de ce fait, fait de la « polyvalence du véhicule » un élément clé de sa capacité de séduire et donc, un incontournable des cahiers des charges fonctionnels adressés aux ingénieries. Ceci signifie que le modèle intensif rend pertinents des véhicules moins polyvalents et plus adaptés aux usages dont ils font l’objet et qu’il est susceptible de permettre d’adresser aux ingénieries des cahiers des charges forts différents.
Deux ingrédients clés de ces cahiers des charges méritent d’être soulignés en ce qu’ils évoquent des voies de sortie de crise praticables pour l’industrie automobile en général et pour l’industrie automobile française singulièrement.
Le premier de ces ingrédients concerne la taille et la puissance des véhicules à concevoir et à produire. Clairement, si un modèle plus intensif parvient à émerger, la taille moyenne des véhicules ne peut que baisser : dès lors que, pour effectuer la plupart des trajets quotidiens, les ménages pourraient, pour peu qu’ils aient accès facilement et sûrement à d’autres véhicules dès qu’ils en ont besoin, utiliser des véhicules beaucoup moins polyvalents, moins grands et moins puissants, beaucoup plus économes à l’usage, beaucoup moins consommateurs d’espace et beaucoup moins émetteurs de pollution. Entre autres conséquences, cette évolution poserait en des termes différents la question du type de motorisation et la place qui pourrait être celle des véhicules électriques. Dans un modèle où il est possible de s’équiper en fonction de son usage moyen parce que l’usage inhabituel est couvert par le partage d’une flotte mutualisée, les objections contre l’électrique sont en large partie levées de même que l’électrification de véhicules, par définition moins lourds et polyvalents, est facilitée.
Le deuxième ingrédient concerne la place faite aux exigences de style – et aux exigences commerciales en général – dans les travaux demandés aux ingénieries automobiles. Dans le modèle actuel, la très grande majorité des ménages s’équipe en véhicules d’occasion parce que son pouvoir d’achat est trop faible et trop volontiers absorbé par les dépenses concurrentes – en particulier celles liées au logement et aux télécommunications – pour qu’ils disposent de l’enveloppe nécessaire à l’achat d’une voiture neuve. Il en résulte que les constructeurs et leurs réseaux n’ont plus pour cibles que des minorités de plus en plus étroites de ménages plus riches et plus âgés que la moyenne. Les séduire et les pousser à renouveler leurs véhicules devient alors une gageure et induit une espèce de « danse du ventre commerciale » permanente qui absorbe l’essentiel de l’énergie des ingénieries tout comme elle structure plus fondamentalement l’ensemble des organisations industrielles et commerciales : multiplier les modèles et les niches, les renouveler plus fréquemment, pouvoir attirer les clientèles aux consentements à payer les plus élevés en « prémiumisant » son offre : tels sont les mots d’ordre qui, depuis des années, sont au coeur des stratégies, sans succès le plus souvent.
Dans un modèle intensif – comme on le perçoit à travers l’exemple de la Blue Car que Bolloré utilise pour équiper les parcs en partage qu’elle propose – une part au moins des véhicules peut être conçue sous des contraintes fort différentes, où le nombre de couleurs et d’options comme la vitesse de renouvellement baisse drastiquement. Les ingénieries sont alors disponibles pour s’occuper du service réellement rendu, des qualités des batteries et des turbines, des logiciels par lesquels le partage est optimisé…
Ainsi, pour peu que l’on fasse l’effort de chercher à les lier vraiment aux problèmes fondamentaux que rencontre l’industrie automobile tricolore ainsi qu’aux préoccupations réelles des ménages, les nouvelles mobilités peuvent être pensées comme des voies de sortie de crise. Les partisans de ces nouvelles pratiques ont tout intérêt à faire cet effort pour rallier à leur cause des acteurs qui, telle qu’ils la promeuvent, ont pour l’instant toutes les raisons de se méfier. Les constructeurs mais aussi et surtout les territoires, les salariés, les sous-traitants ou les commerçants qui portent leur activité ont eux aussi tout intérêt à regarder du côté des nouvelles mobilités. Celles-ci peuvent rendre à nouveau enthousiasmant socialement, politiquement et écologiquement un soutien à leurs activités qu’ils peinent désormais à obtenir, tant on craint qu’il ne soit vain et/ou porteurs de plus de vices que de vertus.