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Dossier
#29
RÉSUMÉ > Comment définir des trajectoires de mobilité en tenant compte des différents acteurs et usages d’un territoire ? C’est l’ambition d’une démarche copilotée par l’Académie des technologies et les Ingénieurs et Scientifiques de France à l’échelle de la Bretagne. Les auteurs de cet article, spécialistes de la mobilité, ont participé à ces travaux. Ils en expliquent la méthodologie et soulignent son intérêt pour construire de nouvelles trajectoires de mobilité, à l’heure du numérique.

     Le numérique, défini comme « l’ensemble des outils et des pratiques utilisant les technologies numériques ou technologies de numérisation de l’information », est à l’origine d’une transformation sans précédent de nos modes de vie, par ailleurs de plus en plus urbains. L’intrusion d’Internet dans tous les compartiments de la société bouscule les lignes de partage des savoirs et de la culture. La téléphonie mobile et plus globalement les assistants numériques connectés sont à l’origine de l’explosion des réseaux sociaux, sources d’information et de moyen d’organisation de la vie quotidienne comme du cadre de vie collective. La géolocalisation donne la capacité de se repérer et/ou d’être repérées instantanément pour se diriger et accéder à une destination. L’e-commerce déstabilise les canaux de distribution commerciale et physique traditionnels… La force du numérique tient à sa capacité à traiter et rendre accessibles des masses considérables d’informations et à le faire en s’affranchissant de toute contrainte dans le temps (possibilité de communiquer de façon asynchrone) et dans l’espace (possibilité de communiquer en tout endroit). Sa prégnance sur les évolutions futures des sociétés urbaines, va durer. Ce déterminant interroge sur le devenir de nos activités quotidiennes et sur les chaînes de valeurs qui les organisent. L’exercice auquel nous nous sommes livrés dans le cadre d’un groupe de travail copiloté par l’Académie des Technologies et les Ingénieurs et Scientifiques de France avait pour objectif d’apporter aux acteurs des territoires (pouvoirs publics, entreprises, citoyens) des éléments d’analyse et des outils de questionnement leur permettant de susciter localement réflexions, débats et choix, en vue de leur offrir les moyens de réfléchir aux évolutions au sein de leurs territoires, par des adaptations innovantes, fortement imprégnées de numérique, qui soient créatrices à la fois de nouvelles chaînes de valeur et d’emplois.

     Les trajectoires d’adaptation proposées décrivent différents devenirs possibles de l’activité mobilité et transport. Elles sont caractérisées par les acteurs en mesure de détecter et de promouvoir ces innovations, les facteurs socio-économiques qui contribuent à les déclencher, ainsi que les leviers ou verrous (techniques, réglementaires, culturels…) qui conditionnent leur émergence. La construction de ces trajectoires a été réalisée selon les étapes suivantes :

     Réalisation d’un questionnement qui prend en compte les caractéristiques actuelles du système de mobilité ; la dimension environnementale dans l’évolution du système de transport, la qualification des emplois inhérents au domaine, l’appréhension des actifs qui le structurent et enfin l’identification de marges de progression liée notamment aux problèmes environnementaux.

     Identification et compréhension des stratégies des familles d’acteurs qui composent l’activité ; la filière automobile, les autorités territoriales responsables de l’aménagement urbain, de l’organisation des transports publics, et de la gestion de l’espace et des équipements publics (voirie, stationnement, etc.), les filières énergétiques nécessaires à la traction des véhicules de transport, les constructeurs et gestionnaires d’infrastructures routières, les exploitants de services de transport qui gèrent les réseaux de transports collectifs urbains et périurbains à la demande et pour le compte des autorités organisatrices de transport, enfin les prestataires transversaux qui conçoivent et commercialisent les matériels et logiciels nécessaires au fonctionnement des véhicules, aux communications, et à l’exploitation des systèmes de transport.

     Questionnement proposé à un panel élargi de professionnels représentatifs des familles d’acteurs qui composent l’activité. Chacun a été invité à décrire à sa façon, les modalités d’adaptation possibles ou probables du domaine face à des événements (ou ruptures) susceptibles de remettre en cause des modes opératoires habituels ou des principes fondateurs – techniques, économiques ou sociaux — de l’activité. Parmi les événements retenus car susceptibles de remettre en cause le fonctionnement ordinaire de l’activité, on peut citer : le coût de l’énergie et les objectifs de limitation des gaz à effet de serre, la crise économique et les fortes tensions sur les budgets publics, l’irruption des nouvelles technologies de communication et le développement d’une économie de services, les comportements de mobilité des personnes avec des évolutions liées notamment au vieillissement de la population, l’attitude des nouvelles générations (hyperconnectés et multiculturels), l’ubiquité des tâches et des lieux… Enfin des modifications de l’environnement réglementaire et législatif (consommation et émissions des véhicules, libéralisation du transport ferroviaire de voyageurs…), nationales (extension des compétences des autorités organisatrices de transport, dépénalisation des amendes de stationnement…) ou locales (promotion de nouveaux services de mobilité, limitations de l’usage de véhicules polluants ou encombrants dans les grandes agglomérations…).

     À partir des réponses reçues, l’équipe de pilotage a élaboré plusieurs trajectoires d’adaptation possibles qui ont été présentées à des experts de la mobilité et des transports pour qu’ils confrontent leurs points de vue et parviennent à un consensus sur les trajectoires d’adaptation les plus probables.

Treize trajectoires d’évolutions, trois catégories

Trajectoires portées par les acteurs de l’industrie automobile :

> La mise sur le marché de véhicules classiques décarbonés, non accessibles à tous. Sous la pression de la réglementation européenne et des incitations publiques, les constructeurs automobiles mettent sur le marché des véhicules propres et économes « tous usages » selon trois modalités : par amélioration des motorisations thermiques ; avec différentes formes d’hybridation ; en développant la motorisation tout électrique. Le coût de production des véhicules hybrides et électriques serait durablement plus élevé (double motorisation, batteries, infrastructures de recharge…). Dans sa conception actuelle, le véhicule « tout électrique » connaîtrait un développement lent et réservé à une clientèle ciblée.

> L’introduction de nouveaux véhicules décarbonés à bas coût. La crise économique et l’inadaptation des voitures classiques à la ville dense conduisent certains constructeurs automobiles à repenser le modèle de production intégrant de nouvelles normes techniques. La circulation massive de ces véhicules à faible poids et faible encombrement implique une adaptation des règles d’usage des voies publiques : vitesses autorisées, statut des voies réservées, espaces de stationnement…

> Le développement de véhicules intelligents et communicants. Pour répondre aux attentes du marché, la filière automobile augmente progressivement les possibilités de communication du véhicule avec son environnement urbain. L’usage de ces fonctions « intelligentes » sera d’autant plus attractif s’il rencontre une intelligence équivalente dans la gestion de la route et de l’espace public (stationnement).

> Le développement de services de voiture partagée. L’intervention des opérateurs numériques permet d’organiser et de diffuser à grande échelle une grande variété de services d’automobile partagée. L’autopartage et le covoiturage constitueraient ainsi le « 3e mode », intermédiaire entre l’automobile individuelle et le transport public. Les autorités publiques pourraient accélérer le développement de l’offre privée en apportant des facilités d’usage de l’espace public (emplacements réservés à l’autopartage, par exemple...).

> L’irruption des véhicules « autonomes » pilotés par le numérique. La production de véhicules plus ou moins automatisés est prise en main par les grands opérateurs du numérique. Les règles de partage des responsabilités entre le conducteur et le fournisseur du système automatique doivent être redéfinies par les autorités publiques.

Les trajectoires portées par les autorités territoriales et leurs prestataires :

> L’optimisation des réseaux de transport collectif. Pour assurer la complémentarité et la connexion des transports publics sur un même territoire les autorités publiques et leurs exploitants mutualisent leurs informations et coordonnent leurs exploitations via des systèmes d’information multi-réseaux en temps réel. Ce choix « gagnant-gagnant » assure à la fois un meilleur service au voyageur et des économies de fonctionnement).

> La synergie entre services publics et de mobilité privée. Afin de multiplier et d’adapter les services de mobilité aux demandes des usagers, les autorités organisatrices, les exploitants de transports publics et les opérateurs de services de mobilité coopèrent et mutualisent leurs informations en vue de développer des services privés de mobilité complémentaires aux transports publics : vélos, voitures partagées, rabattements vers les gares, adaptations personnalisées de l’information…

> La rationalisation des usages de l’espace public. Afin de mieux organiser les différents types de circulation et le stationnement dans le cadre de leurs politiques globales d’aménagement et de mobilité, les collectivités locales réaffectent et valorisent l’espace public à leurs priorités économiques (les livraisons et les professionnels mobiles), sociales (les espaces de rencontre et de vie locale) et environnementales (les véhicules propres, partagés ou peu encombrants). Elles mettent en place une gestion intégrée de l’espace public fondée sur des dispositifs d’aménagement de détection et de suivi des véhicules et d’information des usagers.

> La tarification intégrée de la mobilité. Afin de réguler la demande de mobilité et mieux répartir les charges de financement des services publics de mobilité urbaine, les collectivités locales mettent en place un système intégré de tarification de la mobilité prenant en compte tous les modes de transport (voiture individuelle ou partagée, deux roues, transport collectif…), et leurs conditions d’usage (congestion, pollution, consommation d’énergie). Ils intègrent à cet effet les deux systèmes de mobilité (la circulation routière, et l’exploitation des transports collectifs) pour proposer une gamme complète de services de mobilité : choix dynamiques, horaires, itinéraires, billettique et tarification intégrée…

Les trajectoires portées par les services privés émanant de la société civile :

> La création de services autonomes de mobilité privée. Pour trouver des solutions de mobilité économes face aux difficultés d’usage de la voiture personnelle et aux limites d’efficacité des transports publics, chaque acteur local (entreprises, associations, et autres communautés d’intérêt) met en oeuvre de nouvelles formes de mobilité avec le concours d’une ingénierie sociale et numérique, avec diffusion des savoirs locaux (cf. le projet « Bretagne mobilité augmentée », page 39).

> L’intégration locale des services privés. En reconnaissant l’intérêt général des services privés de mobilité, les autorités publiques locales leur apportent des soutiens et incitations, notamment une meilleure connexion aux réseaux publics : parking de covoiturage, accès par les systèmes d’information publics… C’est le développement du « troisième mode » qui fait coopérer l’initiative privée et l’organisation publique de la mobilité.

> L’autonomisation locale de la mobilité. Les acteurs locaux, privés et publics, s’accordent pour mutualiser leurs moyens de mobilité à l’échelle d’une communauté de vie locale. Ensemble, ils optimisent l’utilisation collective des services de mobilité, ce qui conduit notamment à repenser la place des taxis ou des loueurs de véhicules, des flottes d’entreprises…

> La mobilité évitée. Afin de supprimer ou de limiter l’obligation de déplacement physique, les acteurs territoriaux développent des services de proximité ou à distance (travail en mobilité, commerces en ligne, santé, formation…) ce qui implique de repenser les modes d’organisation des activités concernées. Ces perspectives seront notamment envisagées dans les questionnements des autres activités (commerce, santé, formation, rapports au travail), prévus dans le projet « Sociétés urbaines et mutations numériques ».

     Les trajectoires ainsi formulées sont susceptibles d’aider les acteurs d’un territoire à contextualiser leur système de mobilité. Ils pourraient recourir ensuite à ces trajectoires génériques pour engager un échange stimulant l’élaboration de visions locales du devenir spécifique du territoire concerné. Cette démarche a été testée par Bretagne Développement Innovation dans le cadre de la définition de la stratégie de Développement Régionale pour l’Innovation et l’Internationalisation (SRDEII). Cette initiative a regroupé une quinzaine d’acteurs de la région (Représentants de l’État, des collectivités territoriales, des entreprises, de centres techniques…). Les 13 trajectoires d’adaptation de l’activité « transport et mobilité » ont été présentées comme des « briques de réflexion » permettant à chacun de se projeter à 5 ans. Les participants ont alors apprécié la pertinence de chaque trajectoire pour le territoire breton, et reconstruit ensuite des pistes d’action qui constituent aujourd’hui l’assise de la stratégie de la politique régionale en matière de mobilité.