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Contributions
#28
Crise bretonne : représentations et réalités
RÉSUMÉ > De quelles crises les « Bonnets rouges » sont-ils le nom ? Décryptant les événements économiques bretons de ces derniers mois, les deux anciens présidents du conseil économique social et environnemental régional (CESER) de Bretagne, démontrent que les difficultés, réelles, ne doivent pas conduire à un défaitisme généralisé. Pour le sociologue et géographe Alain Even, comme pour l’économiste Yves Morvan, la Bretagne est entrée en métamorphose. Une meilleure prise en compte du fait régional dans la gouvernance économique permettrait sans doute d’ouvrir de nouvelles voies.

     Les représentations catastrophiques véhiculées sur la Bretagne par les manifestations dites des « Bonnets rouges » ont tout lieu de surprendre les observateurs avertis : la région armoricaine n’est-elle pas considérée comme une région qui a si bien réussi, qui est admirée (et même souvent jalousée) pour son modèle de développement, la capacité de réaction de ses acteurs, le dynamisme de ses habitants, le tout avec des disparités sociales faibles et un équilibre de ses territoires ? Or, voici qu’à l’automne 2013, quelques actes de violences, sur fond de fermetures d’usines et d’inquiétude nationale, ainsi que quelques manifestations regroupant des forces diverses, font basculer l’image d’une région, de l’envie à l’incompréhension : on parle du « déclin d’une région », de « la mort d’un pays tout entier », d’une page sinistre de l’histoire d’une Bretagne « au bord du gouffre » ! On a même sonné le tocsin dans certains bourgs ruraux, comme du temps lointain où des paysans, vêtus d’un bonnet rouge, se révoltaient contre les taxes levées par les seigneurs locaux et les abbayes… Quels sens accorder alors à ces manifestations ? Plus précisément, à quels types de questions répondentelles ? De surcroît, la réalité correspond-elle aux mots qui sont désignés pour évoquer une Bretagne qu’on dit « en péril » ?

     D’abord, de quelle Bretagne « en péril » s’agit-il au juste ? Ni les grandes villes, ni la Haute-Bretagne ne se sont mobilisées autour de ces mouvements. Tout au plus, se sont-elles senties concernées par quelques retours d’image, l’épicentre du mouvement se situant autour d’un axe Morlaix-Carhaix. Alors que l’agroalimentaire breton, dans son ensemble, affichait des performances souvent étonnantes, c’est dans ces territoires du Centre Nord que certaines des firmes dominantes, et des plus emblématique, telles Gad, Doux, Tilly-Sabco, Marine-Harvest…, se sont trouvées confrontées à de véritables problèmes de survie, résumant presque à elles seules les maux du « modèle » agricole breton. Simultanément, la perspective de la mise en place de l’écotaxe, en alimentant une forte réaction antifiscale, a jeté une huile supplémentaire sur les feux de la contestation et permis de fédérer les contestataires, à ce point que les revendications perdurent encore, alors même que les revendications sociales se sont calmées.

     D’où des mouvements regroupant, sous le même symbole des « bonnets rouges », des manifestants des plus hétérogènes, aux intérêts et responsabilités parfois si contradictoires que, laissés seuls, ils auraient bien du mal à trouver des convergences… D’où aussi, profitant de l’écho inattendu des événements, des déclarations allant jusqu’à évoquer la situation dramatique d’une Bretagne tout entière qui « se meurt ». D’où enfin l’organisation d’une marée flottante des drapeaux Gwen ha Du pour affirmer l’attachement au pays et réclamer une plus grande autonomie régionale, le rattachement de la Loire-Atlantique à la Bretagne, voire carrément l’indépendance… On a ainsi glissé insidieusement vers le régionalisme. Il est vrai que c’est un vieux principe de revendication que de multiplier les facteurs de mécontentement et de diriger tous les griefs contre un seul responsable (la centralisation), masquant par là les causes profondes des malaises en cours.
    En fait, il ne s’agit pas d’une crise de la Bretagne dans son ensemble, mais plutôt du désarroi de certains territoires à dominante rurale, où ont pu se croiser de réels drames économiques et sociaux, où la densité démographique est plutôt faible, où l’identité bretonne est très forte et où, depuis longtemps, on assiste à de puissantes formes de révoltes par rapport aux pouvoirs dominants. Comme précisément celles des « bonnets rouges » en leur temps…

     Si c’est bien de cela dont il s’agit, contre quels types de pouvoirs se révolte-t-on aujourd’hui ? Contre les pouvoirs économiques et politiques locaux ? Non point ! C’est toute l’habileté de certains acteurs économiques d’avoir détourné l’attention qui aurait pu se porter sur eux : bretons et victimes, nous ne serions être responsables. L’ennemi, c’est les autres ! Au premier chef, c’est l’État français qui oppresse, qui « nie les problèmes des Bretons », qui en fait trop par les normes qu’il impose, par les taxes qu’il prélève, par la « paperasserie » qu’il crée, par son « carcan administratif » et qui, en même temps, n’en fait pas assez en termes de subventions, d’aides et de services publics : il est donc urgent que le pouvoir central intervienne pour proposer un « plan d’ensemble pour sauver la région ». À condition évidemment que ce plan de l’État soit construit par les Bretons eux-mêmes (sic) ! L’ennemi, c’est aussi l’Europe qui réduit ses « restitutions » et, de façon plus générale, la concurrence si fortement « biaisée » dont souffre la Bretagne.
    Ah ! Si nous étions plus « libres » ! Combien nos énergies pourraient se libérer et combien nous pourrions mieux décider ici ce qui est bon pour nous, avec moins d’impôts et moins de contraintes ! Mais voilà, « le problème de la Bretagne, c’est la France », va-t-on jusqu’à avancer dans les cercles dits avertis du Centre Bretagne ! On pense un peu partout, sans autre preuve qu’une conviction aveugle, que « les Bretons financent le métro parisien » et que la solidarité nationale et les redistributions de revenus ne s’opèrent pas au profit de la Bretagne. Toutes les statistiques démontrent pourtant le contraire, mais les mêmes vieilles lunes continuent de circuler ! Bon nombre d’acteurs bretons vantent leur gloire et, simultanément, appellent au secours pour sortir de situations qu’ils décrivent comme désespérées : toujours le tambour d’une main et la sébile de l’autre ! Il serait utile de demander aux champions de la production de porcs ou de volailles à quels moments ils ont réussi à résoudre leurs difficultés récurrentes, et même leurs nombreux différends, sans le secours des pouvoirs publics…

Les mirages de la souveraineté régionale

     Par ailleurs, n’assiste-t-on pas à une crise de la décentralisation et de la régionalisation ? Mais régionaliser aurait-il suffi pour éviter les malheureuses péripéties dont souffre actuellement une partie de la Bretagne, sous prétexte que cela aurait facilité une meilleure prise en charge des territoires par les acteurs eux-mêmes ?
    Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait prouver que le pouvoir politique local aurait véritablement pu exercer une influence décisive sur l’essor économique. Or, il y a belle lurette que l’illusion géographique qui faisait se recouper espace politique et espace économique est mise à mal ! De quels poids peuvent peser les autorités régionales sur les choix stratégiques des firmes de l’agroalimentaire ou sur les conditions de la conjoncture internationale ? De quels poids aussi peuvent peser les décisions locales quand, souvent, la plupart des décisions concernant les grands oligopoles qui animent les territoires locaux sont prises à Tokyo ou à New York ? Poussant le raisonnement à l’extrême, existe-t-il même encore la possibilité d’une économie « régionale » quand les firmes jouent à sautemouton avec les frontières et quand les relations développées par les agents s’établissent à des échelles spatiales qui débordent leur pré carré ?
    Pour démontrer qu’un pouvoir régional aurait pu éviter de si funestes difficultés, il faudrait aussi prouver que les acteurs socio-économiques et politiques locaux auraient été plus visionnaires sous prétexte qu’ils auraient été plus autonomes dans leur prise de décision.
    Il faudrait enfin prouver que ces mêmes pouvoirs locaux auraient été capables de trouver des accords sur la place des différents territoires (des métropoles aux ruralités les plus profondes) dans les dynamiques de développement, ainsi que d’être capables d’assurer de véritables arbitrages dans les nombreux conflits opposants continuellement les acteurs : entre les producteurs bretons eux-mêmes ; entre les producteurs, les transformateurs et les distributeurs d’une filière ; entre les tenants d’un essor économique sans contraintes et les défenseurs de l’environnement…

     Ne s’agit-il pas plutôt d’une crise du « travailler et vivre au pays ? », à défaut de pouvoir toujours tout y décider ? Quand beaucoup de facteurs de la vie vous échappent, sauver son choix de localisation, c’est une façon de garder la main sur un paramètre essentiel de son existence. Mais la question est de savoir jusqu’à quel point cela reste tenable. Heureusement, l’importante redistribution de revenus dont bénéficient les Bretons (retraites, allocations diverses, salaires publics, revenus du tourisme…) a permis la survie d’une économie fortement « résidentielle » dans certains territoires, et donc le maintien à la terre de nombreuses populations, au prix même parfois d’une certaine illusion de prospérité. Mais il serait toutefois bien vain de penser que cela pourrait se perpétuer : il est nécessaire que se développe dans ces territoires une économie plus « productive » et largement insérée dans une dynamique internationalisée.

     Enfin, n’est-on pas tenté de voir plutôt dans cette crise les signes d’une nostalgie, celle de l’épopée du CELIB, où on prenait collectivement conscience de son retard (et où on en appelait massivement l’État à l’aide) ou celle des « Trente glorieuses », où on parlait de « miracle breton » (comme si les développements tenaient du divin !) ? La conviction que la Bretagne possède des atouts qui la protègent de tout changement pas n’est-elle pas remise en cause par tous ces bouleversements qui l’affectent depuis quelques années : pression croissante des marchés extérieurs, montée des nouvelles technologies, prise en compte accrue des défis environnementaux, transformation des processus productifs et des modèles d’accumulation… ?
    Le fameux « modèle breton » est ainsi bousculé : des pans entiers de son système productif montrent des signes de faiblesses (automobile, pêche, télécommunications…), tandis que des activités, frappées par des « minicrises » éparpillées sur le sol régional, disparaissent. Certains territoires sont déstabilisés, d’autres, plutôt urbains, affichent des performances rassurantes. Des fractures nouvelles se dessinent, alimentant de nouvelles rivalités. Les règles de l’attractivité changent : la Bretagne n’attirera pas, comme hier, par sa main-d’oeuvre qualifiée et peu coûteuse, dans une logique dépassée, du genre : « Paris pense et la province produit ». Les lois de la compétition se modifient, en donnant une part croissante à l’innovation, à la qualité, à l’ouverture des frontières et des cultures… Pour beaucoup de Bretons, la confiance en soi (trop grande confiance ?) s’écroule. D’où un défaut d’analyse qui fait reporter sur des événements extérieurs des responsabilités qui incombent aux Bretons eux-mêmes. Certains sont tentés de s’accrocher encore à leur passé, comme si l’histoire à venir ne devait que reproduire les réussites anciennes ; d’autres perçoivent bien qu’il devient inutile de vouloir conserver des secteurs entiers, promis à un déclassement à plus ou moins long terme.

     Dans ce tourbillon où seul le changement est permanent, la Bretagne ne se meurt pas pour autant ! À preuve, tous ces classements, indices et hit-parades qui ont placé la région parmi les régions gagnantes, en termes de croissance, d’emplois, d’attractivité, d’exportation, de réussites scolaires, de production agricole, d’agroalimentaire même! Autant on peut comprendre alors le désarroi des salariés frappés par les licenciements, ainsi que l’inquiétude des populations et de leurs élus, autant il est difficilement compréhensible que ce catastrophisme soit partagé par les responsables. À trop développer une analyse morbide, on finit par occulter tout ce qui se développe en Bretagne. On assiste moins à la fin de la Bretagne qu’à la fin d’un temps de celle-ci. N’est-elle pas, à son tour, « bloquée », comme la France entière, par un conservatisme ambiant qui s’oppose à tout mouvement ?

     La vérité, c’est que la Bretagne se métamorphose, face à maintes évolutions qui ont été analysées depuis plusieurs années par les travaux prospectifs, au premier chef, ceux du CESER : nous sommes dans cette grande période de transition où le passé peine à s’estomper, et le futur tarde à se dessiner : dans ce passage vers « un nouveau modèle breton », on sait qu’un approfondissement du processus de décentralisation devrait permettre à la Région d’exercer un véritable pouvoir de « gouvernement local ». En développant plusieurs fonctions essentielles : fonction de soutien à la production et à la reproduction des biens collectifs (transports, formations, innovations technologiques et sociales…) ; fonction de diffusion d’informations et d’intelligences, grâce au développement de capacités de partage des connaissances ; fonction d’insertion des agents dans des espaces élargis, quand le global devient tant constitutif du local ; fonction de préservation de notre matrice que constitue la nature ; et surtout fonction - tellement difficile à assurer!- d’organisation des interdépendances des acteurs, en facilitant l’articulation et même l’intégration de leurs compétences, de façon à créer un socle compétitif, fait de complémentarités et de « solidarités mécaniques », au sens de Durkheim : les économies modernes reposent sur des processus non-marchands de coopération sans lesquels elles seraient vite hors-jeu…
    Ce « tournant régionaliste de la décentralisation » ne réglera pas tous les problèmes, comme par enchantement. Mais il permettra d’apporter la nécessaire souplesse et l’indispensable cohésion pour affronter des problèmes locaux dans un univers mondialisé.