Depuis longtemps habitués à voir la grande niche du bâtiment de l’hôtel de ville dans sa splendide vacuité, bien des Rennais ignorent qu’elle a servi pendant un temps de réceptacle à un grand ensemble statuaire du sculpteur Jean Boucher, originaire de Cesson-Sévigné et ancien étudiant de l’école des Beaux-Arts de Rennes. C’est dans la perspective de la célébration du 420e anniversaire de la réunion de la Bretagne à la France, entamée par les fiançailles d’Anne de Bretagne et du roi de France Charles VIII, à Rennes, en novembre 1491, que la municipalité Janvier avait décidé, dès 1909, de passer commande auprès de ce sculpteur dont la renommée était déjà solidement établie.
La célébration de cet anniversaire se déroule, en grande pompe, le 29 octobre 1911. Une journée de festivités lui est consacrée, marquée notamment par une reconstitution de la rencontre – fictive – entre la duchesse de Bretagne et l’ambassadeur du roi de France où la présence de 500 figurants en costumes, dont certains à cheval, fait grande sensation. C’est à l’issue de cette reconstitution, qui se termine sur la place de l’hôtel de ville, qu’a lieu l’inauguration officielle du monument de Jean Boucher.
Nous ignorons à quel moment de la journée cette photographie a été prise, sans doute juste après les nombreux discours qui ont émaillé cette inauguration. De nombreuses personnalités officielles, représentant les différentes autorités, posent devant l’impressionnant ensemble statuaire de 4 m sur 4,75 m. Dans cette foule de costumes sombres, on distingue nettement les uniformes et les képis des représentants des autorités militaires parmi lesquels, au premier plan, dans un uniforme de couleur claire, le général Lyautey, alors commandant du Xe corps d’armée dont le siège est à Rennes. Seules quelques femmes apparaissent dans cette assemblée très largement masculine arborant moustaches dans une large déclinaison de forme et de dimension. À côté du général, au centre de la photographie, se tient le représentant du gouvernement, le sous-secrétaire d’État aux postes et télégraphes, Charles Chaumet. À la gauche de ce dernier figure le maire de Rennes, Jean Janvier, qui préside aux destinées de la ville depuis 1908.
Malgré le nombre important de participants, cette assemblée semble écrasée par l’imposante sculpture, posée sur un large socle où une inscription en français et en breton rappelle sa signification. Au premier plan, la duchesse de Bretagne, appelée donc à devenir reine de France, est agenouillée devant le roi, Charles VIII, assis sur son trône, qui se penche pour l’embrasser. Derrière eux, un certain nombre de personnages, hommes, femmes et enfants, symbolisent, comme il en était convenu, la Bretagne dans sa diversité géographique et sociale. On observe ainsi sur le devant, à gauche, un paysan portant bragoù braz et chupen, son chapeau dans une main. En arrière-plan, se distingue clairement le casque ailé d’un guerrier gaulois, sans doute destiné à accentuer le caractère celtique et historique de la composition.
Cette représentation sculptée n’a pas été sans susciter un certain émoi dans les milieux régionalistes de l’époque, offusqués par l’attitude d’Anne de Bretagne dont l’agenouillement est perçu comme un symbole de soumission. L’inauguration se fait du reste partiellement l’écho de ces critiques puisque certains intervenants dénoncent le séparatisme de leurs auteurs tandis que l’écrivain régionaliste Anatole Le Braz, dans son discours inaugural, tente de dépasser la polémique en rappelant que les Bretons ont, durant l’histoire, par leurs nombreux sacrifices scellé l’union de la petite et de la grande patrie. Pour autant, la polémique va perdurer jusqu’au dynamitage de la sculpture, dans la nuit du 6 au 7 août 1932, par un groupuscule nationaliste Gwenn ha Du, émanation du Parti national breton. Depuis ce moment, la niche est toujours vide tandis que de nombreux fragments de la statue sont aujourd’hui dispersés dans plusieurs musées.