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Contributions
#28
RÉSUMÉ > Alors que les conseils d’administration des deux universités rennaises (Rennes 1 et 2) devraient se prononcer les 14 et 18 mars 2014 sur le principe de la fusion à l’horizon 2016, les deux présidents expliquent dans cette interview commune les objectifs de ce rapprochement. Ils n’éludent pas les critiques et veulent rassurer les personnels. Ils réaffirment également la nécessité d’une coopération interrégionale, dans le cadre d’une communauté universitaire structurée autour d’un axe Brest-Rennes-Nantes renforcé.

PLACE PUBLIQUE : Vous avez annoncé conjointement fin septembre 2013 votre volonté d’engager la fusion des deux universités rennaises. Pour réparer une erreur de l’histoire, comme ont dit certains ?
JEAN-ÉMILE GOMBERT : Dans les années 68-70, le contexte était très différent. Il y a eu un phénomène national dans lequel les très grosses universités se sont scindées en plusieurs. Ce fut le cas à Strasbourg, à Bordeaux, à Rennes. Il y avait sans doute une légitimité à le faire à l’époque, même si déjà, il y avait des collègues à Rennes qui étaient résolument contre cette scission, avec l’argument de la nécessité de la collaboration entre les différents champs disciplinaires. Ce fut le cas notamment du grand sociologue Jean Gagnepain, qui travaillait avec les neurologues. Cela dit, aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une démarche « réparatrice », mais d’avenir. Cela fait plus d’une dizaine d’années que les présidents successifs de Rennes 1 et Rennes 2 en parlent. Nous nous sommes engagés dans nos contrats d’établissement respectifs à structurer fortement le site rennais. Compte tenu des caractéristiques de la loi actuelle, la voie qui nous paraît la plus adaptée est celle de la fusion. C’est ce principe de la réunion des deux universités en une seule que nous proposons à nos conseils d’administration, qui se prononceront les 14 et 18 mars 2014.
GUY CATHELINEAU : Jean-Émile Gombert vient de le rappeler : à la fin des années 1960, il s’agissait de répondre à un objectif de massification de l’enseignement supérieur, et la réponse avait consisté à multiplier les universités sur le territoire. Ce mouvement s’est poursuivi jusqu’à récemment. Mais le contexte a changé, même si les objectifs actuels visent toujours à permettre à un maximum de jeunes d’accéder à un niveau de licence, la ministre de l’enseignement supérieur l’a encore rappelé récemment. L’accès à l’enseignement supérieur est donc toujours une priorité. Pour autant, nous sommes bien désormais dans un contexte d’organisation de l’enseignement supérieur et de la recherche, défini par la loi ESR du 22 juillet 2013. Il y a bien une volonté de structuration, et il apparaît nécessaire de positionner nos deux universités rennaises au sein d’une « grande » université. Avec des objectifs très clairs : être attractif pour nos étudiants, pour nos enseignants, pour nos enseignants-chercheurs et l’ensemble de nos personnels. Cette université doit être ambitieuse dans son offre de formation et dans la qualité de sa recherche, sur l’ensemble de ses sites.

Il y a donc une taille critique à atteindre ?
G. C. :
Cela passe, en réalité, par la capacité de l’université à proposer une offre de formation qui couvre l’ensemble des secteurs disciplinaires, en jouant sur l’inter et le transdisciplinaire. C’est ce qui caractérisera les universités qui compteront sur la scène nationale et internationale.

Cette dimension prend sans doute une résonance particulière à Rennes 2, spécialisée dans les sciences humaines et sociales.
J.-E. G. :
Il faut préciser de quoi il s’agit : les arts, les lettres et les langues, les sciences humaines et les sciences sociales. Je tiens aussi à rappeler que nos universités n’ont jamais été concurrentes. Il y a eu quelques doublons par le passé, mais de façon marginale et il n’y en a plus actuellement. En revanche, elles se sont tourné le dos pendant longtemps : elles s’ignoraient. On assiste depuis une dizaine d’années au développement des relations et des collaborations. Mais les frontières administratives compliquent énormément la possibilité de monter des projets en commun.

Concrètement, de quels projets s’agit-il ? Qu’est-ce qui bloque ?
J.-E. G. :
J’ai eu récemment une discussion avec des directeurs de laboratoire de recherche dont certains ont la double tutelle de Rennes 1 et Rennes 2. Ils doivent jouer avec les contraintes administratives différentes des deux structures. Cette complexité au quotidien n’existerait évidemment pas si nous étions dans un seul et même établissement !

Cela freine les projets et renchérit leur coût ?
J.-E. G. :
Bien sûr ! Cette situation peut engendrer un coût s’il y a deux traitements distincts. Mais le plus important, c’est la possibilité de monter ensemble des projets. Enfin, il ne faut pas sous-estimer la dimension symbolique. Lorsqu’on n’est pas dans la même maison, on va travailler avec « l’autre », au lieu de faire « ensemble ».
G. C. : J’ajouterai que lorsque vous avez un seul conseil d’administration, un seul conseil académique, avec une commission de la recherche et une commission de la formation et de la vie étudiante, vous êtes bien plus efficaces pour coordonner l’action. Par ailleurs, nous sommes l’un et l’autre sur deux positionnements nationaux. Jean-Émile Gombert est président de l’Alliance Athéna, qui regroupe les sciences humaines et sociales en France, et moi je suis président de la commission recherche et innovation de la Conférence des présidents d’université (CPU). Au titre de nos fonctions, nous étions ensemble à des réunions sous l’égide du ministère de l’enseignement supérieur pour structurer la recherche et l’enseignement supérieur en France. Dans le cadre de la stratégie nationale de la recherche, va ainsi être mis en place le croisement des disciplines qui vise à répondre à des grands défis sociétaux nationaux et européens.

Lesquels, par exemple ?
G. C. :
Ils sont nombreux ! Il y a les questions de santé et bien-être, de sécurité alimentaire et de défi démographique, de mobilité et de systèmes urbains durables… Lorsqu’on va vouloir y répondre, il faudra pouvoir regrouper les forces nécessaires dans nos équipes. Ce n’est pas seulement la réponse d’un laboratoire ou d’un secteur disciplinaire, mais bien une réponse collective. Par conséquent, la mobilisation sera facilitée au sein d’une université puissante. Cette approche peut évidemment se décliner sur le volet formation. Nous allons devoir former sur des métiers en devenir, qui nécessiteront des compétences multiples : design et TIC, arts et numérique, via des approches croisées. Il s’agit de favoriser ainsi la formation initiale et la formation continue.
J.-E. G. : Il faut prendre en compte les caractéristiques de l’enseignement supérieur en France. Il y a le système sélectif des grandes écoles et celui des universités qui accueillent sans discrimination. Nous avons beaucoup de formations tubulaires, dont certaines d’entre elles sont en décalage avec les besoins de la société. Si on ne développe pas cette interdisciplinarité au sein de l’université, le risque est grand de voir les écoles dans lesquelles il y a une sélection à l’entrée proposer des formations adaptées au marché de l’emploi, tandis que le système ouvert se retrouverait progressivement en inadéquation.

Toutes les universités seront-elles pour autant égales ?
G. C. :
Il est évident que les universités qui n’auront pas cette capacité à développer l’interdisciplinarité devront se différencier de manière forte, sans pouvoir aller sur tous les champs. Nous souhaitons nous développer avec les organismes de recherche (CNRS, Inserm, Inria…) : la carte de leur implantation n’est pas liée à une logique d’aménagement du territoire. Le rôle d’une grande université comme nous souhaitons en créer consiste donc à faire le lien avec cette carte de la recherche, en jouant notre rôle territorial.

Vos ambitions sont claires. Pourtant, à l’annonce de votre projet, vous avez essuyé des critiques, notamment de la part des personnels qui s’inquiètent de la fusion et de ses conséquences. Que leur répondez-vous ?
J.-E. G. :
Il y a, c’est vrai, des positions syndicales, donc légitimes, qui expriment une méfiance globale à l’égard des restructurations en cours au niveau national, et qui font un lien avec les moyens contraints dont dispose l’enseignement supérieur français. L’autre réaction, également légitime, concerne les inquiétudes des personnels sur le devenir des postes, les éventuelles suppressions de doublons et les changements imposés. Pour répondre à ces inquiétudes, nous avons rencontré nos collègues à plusieurs reprises, et sur cette base, nous avons élaboré une charte d’engagements, qui comprend 23 points. Elle sera le document d’appui du vote du mois de mars. Mon impression est que ce processus visant à apporter des garanties est plutôt bien reçu par les collègues.
G. C. : Je passe beaucoup de temps actuellement à discuter dans les services sur tous nos campus, à Rennes et sur nos sites distants. L’inquiétude, elle est légitime ! Les personnes ont tendance également à regarder ce qui se passe dans d’autres établissements qui ont connu des fusions. Un tel processus s’inscrit légitimement dans le long terme. Ce n’est pas le 1er janvier 2016 que tout sera réglé. 2016 sera le début de ce que l’on met en commun. Il faudra faire le point en 2017, 2018 ou 2020. Nous avons déjà des services communs, le service interuniversitaire du sport, la médecine préventive… Nous avons des projets communs, par exemple un schéma de développement eau énergie, etc. Ce sont des processus qui doivent être expliqués, progressivement, avec le souci d’un dialogue participatif. Cette charte, c’est un engagement à avancer dans le respect du dialogue social. Il n’est pas question que les personnels pâtissent de la fusion sur les plans de leurs conditions de travail et des régimes indemnitaires. Cela a donc un coût, qui ne peut être financé que si les universités sont à l’équilibre financier, ce qui est le cas de Rennes 1 et Rennes 2.

Quelles sont les prochaines étapes ?
J.-E. G. :
Le vote du mois de mars 2014 doit marquer l’accord des deux conseils d’administration pour engager ce travail en commun en vue de la création d’un nouvel établissement. La décision leur appartient.
G. C. : S’ils décident de poursuivre leur avenir ensemble, ce que nous souhaitons évidemment, il y aura ensuite la phase de l’écriture collective des statuts, qui passeront devant chaque université, au premier trimestre 2015. C’est bien le vote de ces statuts qui déclenchera ensuite le processus de décret portant la création de la nouvelle université de Rennes.
J.-E. G. : Dès le vote obtenu, nous engagerons les discussions avec le ministère. Mais jusqu’à la mi-mars, nous sommes sur un projet des équipes de direction.

Ce calendrier est finalement assez serré, pour être prêt au 1er janvier 2016.
J.-E. G. :
C’est toute la question du tempo idéal ! Nous sommes sur un engagement pris dans le cadre de nos contrats quinquennaux, qui s’achèvent en 2016. Certains nous reprochent d’aller trop vite et nous suggèrent d’attendre cinq ans de plus, pour avoir le temps de discuter. Mais lorsqu’on monte un projet, il faut aussi y travailler de façon continue. Si on le dilue dans le temps, on ne construit jamais !
G. C. : Nous fonctionnons avec des contrats quinquennaux, pour nos établissements et nos communautés d’universités. L’inscription du projet dans la temporalité du contrat quinquennal, ce n’est pas réfléchir lorsqu’il commence : il se prépare, un an à un an et demi avant ! Pour le mettre en oeuvre de manière collective, il faut déclencher le mécanisme dès maintenant ! 2014 et 2015 sont les années de préparation du contrat futur.
J.-E. G. : Cette année de préparation du prochain contrat, c’est important ! C’est à partir de 2015 que l’on travaillera sur la future offre de formation et sur la proposition de la future structuration de la recherche. Si l’on décalait la construction du nouvel établissement, cela impliquerait de mener deux contrats quinquennaux juxtaposés.
G. C. : Il y a aussi une autre raison stratégique : notre contrat quinquennal s’inscrira dans le cadre d’une nouvelle communauté d’université interrégionale. Nous avons donc tout intérêt à avoir une position claire et commune sur le site rennais.

Vous évoquez les coopérations territoriales. Où en êtes-vous avec les autres universités bretonnes, et avec vos homologues des Pays de Loire ?
J.-E. G. :
La loi impose que l’on construise une communauté d’université sur un territoire académique ou interacadémique, on doit donc le faire ! Quelle est la manière la plus pertinente de construire cet espace de coordination de nos recherches et de nos formations ? Il faut faire un état des lieux : qui travaille avec qui ? Cette carte existe, et on s’aperçoit qu’il existe un trépied Brest- Rennes-Nantes dans lequel il est extrêmement difficile de retirer un élément. Sur cette base, il y a aussi une véritable activité commune avec l’Université Bretagne Sud (UBS) qui travaille à la fois avec Brest et Nantes, ainsi qu’avec Rennes. Enfin, il faut raisonner globalement : le volet agroalimentaire se situe sur un axe Rennes-Angers, et nous avons de nombreuses coopérations avec des laboratoires du Mans. La surface scientifiquement pertinente est clairement bi-régionale.

Certains s’inquiètent de voir ainsi casser une dynamique bretonne, qui s’était mise en place autour de l’UEB.
J.-E. G. :
C’est vrai que le PRES (pôle régional d’enseignement supérieur) Université européenne de Bretagne nous a permis de travailler ensemble, notamment entre les universités et les écoles. Par ailleurs, les relations avec les Pays de la Loire se sont développées de façon très conséquente lors de la préparation des réponses à l’appel à projets des Investissements d’avenir, avec l’Idex. Ce que l’on va construire sur le plan interrégional ne détruit pas l’existant, il capitalise sur ces réalisations. Nos collaborations avec les Pays de la Loire vont renforcer les coopérations entre nos établissements en Bretagne. Nous sommes sur une construction qui va nous apporter un espace de légitimité à la dimension des autres grands espaces français de l’enseignement supérieur et de la recherche.

À Brest, pourtant, votre discours suscite l’inquiétude !
G. C. :
J’ai été président du PRES, j’ai porté le dossier de l’Idex. J’en ai acquis un certain nombre de certitudes, partagées avec Jean-Émile. On ne construit pas notre projet de communauté sur l’Idex, le sujet n’est pas là ! L’existence d’un enseignement supérieur dans le Grand Ouest dans les vingt prochaines années va dépendre de notre capacité à travailler ensemble, avec les universités du Grand Ouest, autour des pôles rennais et nantais. Si on joue la division, on n’avancera pas. Il s’agit d’avancer avec les réseaux, pas avec les frontières ! Déjà, les organismes et les structures de valorisation de la recherche, comme les pôles de compétitivité sont interrégionaux. L’ignorer, c’est se renfermer. On veut travailler à l’interrégional en y emmenant Brest !
J.-E. G. : Nous avons l’impression qu’il y a encore dans l’Ouest Breton une crainte que Rennes veuille dépouiller le Finistère. Au contraire, nous sommes et serons militants du pôle brestois ! Nous sommes ravis que Brest accueille le siège d’Ifremer ! Plus largement, nous appuierons le maillage territorial. Imaginons qu’on reste sur la surface régionale pour la construction de la communauté : dans ce cas les collaborations qui continueront de se développer entre Rennes et Nantes ne pourraient pas bénéficier aux autres établissements de la communauté, donc aux établissements de l’Ouest Breton !

Comment va s’organiser cette communauté d’université du Grand Ouest ?
G. C. :
Un calendrier se met en place. Les communautés d’université devront avoir déterminé leur périmètre au printemps 2014. Elles devraient être théoriquement fonctionnelles en juillet 2015.
J.-E. G. : On lit des tas de choses fausses à ce sujet ! Il ne s’agit pas de faire une seule université sur deux régions, ou de forcer un étudiant de Brest à aller étudier au Mans ! Les différents établissements devront coordonner leurs activités, pour mieux les articuler et travailler ensemble. On doit avoir au profit de l’ensemble du public un développement sur chacun des sites.
G. C. : Il y aura certainement des colorations selon les sites, sans exclure des « majeures » : parler du numérique, par exemple, renvoie principalement à Rennes et à Lannion. Pour la mer, la majeure est clairement à Brest. Le secteur nantais est extrêmement fort sur le pôle santé, l’acoustique est au Mans, et le végétal à Angers ! Et nous avons aussi de beaux axes transversaux sur plusieurs sites (matériaux, agro…).

Nous évoquions la transdisciplinarité au début de cet entretien. Quelles fertilisations croisées souhaitez-vous encourager sur le pôle rennais ?
J.-E. G. et G. C. :
Il y a évidemment le domaine du numérique avec tous les croisements possibles du côté des arts, de l’ergonomie et des usages. Autre exemple : l’observation des sciences de l’univers et l’environnement. Des géographes, des aménageurs, des sociologues vont travailler avec les sciences de la terre. Il y a aussi toutes les possibilités de croisement dans le domaine médical, entre la psychologie et les neurosciences, tout ce qui tourne autour de la santé publique, en lien avec l’EHESP, et ce ne sont que quelques exemples parmi beaucoup d’autres.

Une question plus personnelle, pour conclure : irez-vous l’un et l’autre, jusqu’au bout du processus de fusion en tant que présidents ?
J.-E. G. :
Nous avons annoncé les choses très clairement : nos mandats respectifs s’achèvent en mars 2016. Nous démissionnerons au 31 décembre 2015, afin que la nouvelle université puisse exister au 1er janvier 2016 avec l’élection d’un nouveau conseil, qui élira un nouveau président. Dans cette affaire, nous n’avons aucun enjeu, aucune ambition personnels.
G. C. : En tout cas, nous nous engageons à mettre en place une belle université rennaise, au service du développement économique de l’Ouest, et donc de la Bretagne ! C’est un atout majeur pour nos territoires.