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Initiatives urbaines
#20
RÉSUMÉ > Nous poursuivons une suite de portraits engagée dans Place Publique en compagnie des architectes-urbanistes ayant exercé à Rennes et Nantes. Toujours entre les deux métropoles, nous tournons le regard vers des architectes dont l’activité est plutôt dominée par la construction. La cinquantaine, disons dans « la force de l’âge », ils habitent tous l’une des deux grandes villes de l’Ouest. Après Clément Gillet, Michel Bertreux et Patrick Moreuil, Jean-Luc et Maxime Le Trionnaire, le duo nantais Philippe Barré et Agnès Lambot, place au Breton David Cras qui s’engage avec son vieil ami Jean Guervilly, natif comme lui de Plouha, et sa compagne et associée Françoise Mauffret dans la transformation de l’ancien couvent des Jacobins en Centre des Congrès de Rennes Métropole .

     31 août, l’entre-deux, fin des vacances, visite chez David Cras. Entre le centre de Rennes et ses premières périphéries, au 227 rue de Nantes s’étire une lame longiligne où l’architecte breton s’est installé pour y rassembler désormais une petite dizaine de collaborateurs. Les dossiers s’y entassent, témoignant des nombreux bâtiments qui y furent conçus. Le fondateur s’interroge entre deux séquences. La crise n’épargne personne, et surtout pas les acteurs du monde du bâtiment et de la construction. L’architecte s’approche de la soixantaine mais un chantier prestigieux l’attend pour le mitan des années 2010, cet ancien couvent qu’il faut donc reconvertir en Centre des congrès sur la place Sainte-Anne au terme d’un concours remporté face à Renzo Piano, Tadao Ando et Marc Barani, les trois autres équipes finalistes. Le coeur de Rennes, là où la reconnaissance est arrivée il y a vingt ans avec un petit immeuble de logements sur trois niveaux et un commerce en rez-de-chaussée livrés pour le compte du Diocèse, rue de la Parcheminerie en 1992. David Cras, probablement l’architecte breton le mieux reconnu par la critique parisienne autant que par ses confrères armoricains, collectionnant les publications dans Le Moniteur architecture autant que les distinctions à l’occasion du Prix Architecture Bretagne, qui fête ses 20 ans cet automne. Pas de site Internet, un peu secret, presque timide, sondant son interlocuteur avant de se livrer à son tour, l’architecte s’interroge autant sur le sens du régionalisme que sur le sens d’une vie d’architecte. Moderne érudit, cycliste converti et véliplanchiste aguerri, c’est sur le chemin des festou noz qu’il est venu à l’architecture. Il y sonnait en couple, lui bombarde et l’autre biniou, avec son confrère Jean- Yves Philippe, aujourd’hui maire de Saint-Conan, qui sut au début des années 1970 le persuader que l’agrégation d’allemand n’arriverait décidément jamais à la cheville du diplôme d’architecte.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez débuté votre carrière à l’orée des années 1980…

DAVID CRAS >
Un peu comme on « monte à la capitale », j’étais « monté » de Plouha à Rennes en 1973 pour y débuter mes études d’architecture. Diplômés en 1979, nous avons en effet commencé avec mon associé de l’époque par des petits projets un peu partout en Bretagne, des maisons surtout. La toute première se situe tout près d’ici, à Saint-Jacques-de-la-Lande et je suis, ma foi, incapable de la retrouver, c’est un comble !

PLACE PUBLIQUE > C’est la crise du modernisme architectural et l’heure des profondes remises en question. C’est aussi l’heure des doutes légitimes qui avaient permis aux architectes de redorer leur blason intellectuel tout en les laissant légèrement complexés sur le plan formel…

DAVID CRAS >
Lorsque je me rends dans le quartier, cette première maison, oui, je la cherche ! Mais avec le temps, au fond, c’est une vertu : elle s’est fondue dans la banalité pavillonnaire de l’époque. Je l’aime bien, cette maison, elle ne cherche pas à se montrer. À l’époque, je dois reconnaître que nous étions un peu tétanisés, et puis à Rennes, nous n’avions pas bénéficié d’une formation technique de haut vol. Les grands gestes nous étaient dès lors interdits, pour le meilleur sans doute. Fort heureusement, mon associé Loïc Guibert était fils d’entrepreneur et comblait mes lacunes en ce domaine. Il avait, lui, tous ses CAP en main : maçon, carreleur… À 26 ans, sa présence me rassurait. Nous nous sommes fâchés par la suite – c’est un luxe ! – pour nous retrouver une vingtaine d’années plus tard et travailler ensemble, avec lui et avec Jean Guervilly, entre Rennes et Saint-Brieuc.

PLACE PUBLIQUE > Quelle allure avait alors la scène rennaise ?

DAVID CRAS >
La scène rennaise ? Je n’y étais pas, tout jeune, tout petit ! L’enjeu consistait plutôt à s’échapper de Rennes pour aller bâtir ailleurs en Bretagne, Pontivy, le Morbihan, Plouha… Rennes était le lieu où nous nous retrouvions durant la semaine, tout en rentrant chez nous tous les week-ends – et d’ailleurs je n’ai cessé de faire ce trajet encore aujourd’hui. J’ai beaucoup roulé et je connais bien les recoins de la Bretagne !
 

PLACE PUBLIQUE > Rennes est en Bretagne, mais la Bretagne existe aussi sans Rennes et hors de Rennes…

DAVID CRAS >
Enfant, j’ai vécu à Quimper, Guingamp, Plouha, et Rennes avait toujours été la ville où l’on irait, mais après le bac – et encore, j’aurai entre-temps fait une année en khâgne à Brest au lycée Kérichen. Mon premier projet dans la « capitale » ne remonte qu’aux années 1990 avec le petit immeuble de la rue de la Parcheminerie. C’est aussi le moment où nous entamons un long compagnonnage avec Jean Guervilly, après avoir remporté ensemble le concours pour l’aéroport de Saint-Brieuc. Trente-cinq ans déjà, de fil en aiguille… J’espère que je ne vais pas virer nostalgique !
 

PLACE PUBLIQUE > Il y a plus tragique destin !

DAVID CRAS >
Le début des années 1990, c’est aussi le moment où j’ai commencé à enseigner à l’Ensab, par goût d’abord, en tant que vacataire, et puis j’ai passé le concours pour être titularisé il y a un peu plus d’une dizaine d’années. L’enseignement entre désormais pour une bonne part dans mon attachement à la ville même si, au fond, j’y ai encore assez peu construit, moins d’une dizaine de projets à Rennes intra-muros. Quelques bâtiments universitaires à Beaulieu, deux immeubles avec Georges Maillols…

PLACE PUBLIQUE > Georges Maillols, l’architecte rennais par excellence, du moins l’auteur de l’une des effigies de la ville, les deux tours des Horizons, que vous avez accompagné au cours de ses dernières années…

DAVID CRAS >
Venant de Guingamp et Saint-Brieuc, j’ai découvert Rennes en croisant d’abord ces deux tours – masquées depuis par la Cité universitaire de Clément [Gillet], tout se croise ! Mais au tout début des années 1990, les Horizons ne bénéficiaient pas encore de la reconnaissance qu’ils ont acquis depuis, et George Maillols eut une fin de carrière matériellement difficile. Il faisait partie de cette génération d’architectes qui ne s’étaient guère posé la question de leur retraite. Certains, un peu plus prévoyants, avaient au moins acquis une maison pour leurs vieux jours. Georges, non – en général, les architectes ne se voient pas vieillir ! Il était un peu en exil dans l’Eure-et-Loir, et j’ai eu l’honneur de l’accueillir ici pour ses deux derniers projets rennais : le Baccara, un immeuble de logements que nous avons terminé ensemble dans la ZAC de la Mabilais, et un autre sur les bords de Vilaine que nous avons conçu tous deux.

PLACE PUBLIQUE > Y a-t-il à votre avis une écriture architecturale spécifique à la Bretagne ?

DAVID CRAS >
Une modernité a certainement pris le relais désormais d’une première expression forgée dès les années 1930. L’historien Daniel Le Couédic l’a bien montré au fil de ses travaux qui nous ont permis de redécouvrir des architectes percutants qui avaient été un peu passés sous silence. Jusqu’à certains bâtiments des années 1950 à 1970 qui témoignent d’une force indéniable, une vraie pêche ! Peut-être une modernité plus singulière qu’elle ne l’est aujourd’hui. Un peu typée, dirais-je.

PLACE PUBLIQUE > Yves Guillou, Claude Petton, Bernard Guillouët…

DAVID CRAS >
Et auparavant, les petits immeubles de logements de Joseph Rouxel à Rennes… L’architecture contemporaine est peut-être un peu plus standardisée, dans sa forme construite et dans ses expressions plastiques. Mais elle se nourrit aussi d’autres sources : nous voyageons plus, avons accès à une plus large documentation, nous sommes plus curieux… Bref, tout cela donne un savant mélange que j’ai du mal à identifier comme typiquement breton ou régional, même si la géographie prendra toujours le dessus : au fil du temps, ces influences deviennent bretonnes, mises en oeuvre dans les paysages de Bretagne.
 

PLACE PUBLIQUE > L’inscription dans le site est en effet un enjeu visible chez vous. Je pense en particulier à l’implantation de vos médiathèques ou salles culturelles…

DAVID CRAS >
Je suis un petit-fils d’agriculteurs, ma mère était agricultrice, et ils procédaient toujours, certes avec naïveté, mais aussi avec un certain bon sens que je cherche à rejoindre à travers mes projets. Et puis, il est toujours délicat de concevoir un bâtiment qui se montre : il sera vu, donc faisons en sorte qu’il évite de confisquer le reste. Enfin, je ne pense pas posséder les capacités requises pour dessiner un édifice qui s’imposerait avec éclat. Il ne s’agit pas de fausse modestie. Cela explique plutôt mon goût pour les formes simples. Je peux être ému face à des architectures expressives, des formes qui bougent, mais, franchement, je ne sais pas faire. Je ne revendique pas à tout crin le tendu, calme et retenu, mais mon talent s’arrête là et il est souvent plus facile d’inscrire ainsi son bâtiment avec pertinence. Même si ce n’est pas une garantie non plus : je me souviens des difficultés éprouvées il y a une dizaine d’années avec la Maison de la mer sur le port d’Erquy, juste à côté de la criée. Il s’agissait d’un parallélépipède modeste, mais tagué à répétition, étoiles de David, lettres anonymes à la clé, bref l’amalgame total ! Alors que j’avais voulu faire simple… Je me suis toujours refusé depuis à participer à la moindre régate à Erquy ! Je trouve en revanche qu’en milieu urbain, l’architecture moderne est désormais mieux acceptée qu’il y a une trentaine d’années. J’y vois notamment l’influence de la télévision, des séries, des clips ou des pubs qui ont mis en scène les espaces modernes et pour une fois fait oeuvre pédagogique.

PLACE PUBLIQUE > S’agit-il en l’occurrence d’un « genre » assimilé qui pourrait s’apparenter au « moderne classique » ? Une codification et de grands principes définissant une ambiance et un « genre » (comme on trouve le polar, la nouvelle ou le pamphlet…) moderne-classique…

DAVID CRAS >
Une forme de classicisme moderne ? Sans doute, sachant qu’il n’y a pas si longtemps encore, emprunter ces brisées était souvent fort risqué, suscitant toujours une petite inquiétude lors du dépôt du permis de construire : pourquoi n’y a-t-il pas de toit ? Pas d’ardoise, pas de pierres, comme c’est étrange… C’est aussi pour cette raison que nous devons beaucoup aux deux générations qui nous ont immédiatement précédés, et la nôtre a généralement fait preuve de solidarité dans ce domaine. Le retenu et le blanc, Jean Guervilly les avaient adoptés avant moi, Michel Velly aussi – et j’ai enseigné avec lui durant quinze années, amis-ennemis nous nous sommes poussés mutuellement. Les Côtes-d’Armor ont sans doute été le foyer de ce renouvellement. Je me souviens, au milieu des années 1980, du concours pour le lycée professionnel hôtelier de Saint-Quay-Portrieux sur lequel j’avais dessiné pour Jean Guervilly. Velly avait aussi concouru, tout comme Daniel Le Couédic avec des architectes associés. Yves Lion a gagné et nous a montrés à cette occasion comment on pouvait poser des volumes simples, sans ornement excessif, granit et béton blanc, fragmentés dans la colline, s’accrochant au sol, regardant la mer sans briser la qualité du site… Une révélation. Le mouvement continue sachant que nous sommes nombreux, parmi cette génération, à être devenus enseignants en cherchant à faire passer ce message : soyez curieux et faites, passez à l’acte.

PLACE PUBLIQUE > Votre passage à l’acte fut donc il y a vingt ans ce petit immeuble rue de la Parcheminerie à Rennes… Construire en ville : moment initiatique !

DAVID CRAS >
Sur une petite parcelle utilisée jusqu’ici comme parking par des notaires. J’ai même conservé la maquette ! Difficile d’obtenir le permis en secteur sauvegardé, l’Architecte des Bâtiments de France était exigeant, une autre toiture en structure acier m’avait été imposée… Une catastrophe ! Nous l’avons démontée après avoir convenu, tous, que l’effet n’était guère heureux. Je suis allé jusqu’à financer sur mes propres honoraires la pose du nouveau toit ! Mais le jeu en valait la chandelle : aujourd’hui cet immeuble est bien où il est et ne se voit même plus.

PLACE PUBLIQUE > Au moment même où vous conceviez ce petit immeuble au sein du secteur sauvegardé, Rennes se lançait dans une politique urbaine ambitieuse, partant à la reconquête de ses friches en lisière du centre ville, d’abord sur les rives de la Vilaine puis à la Courrouze. Comment avez-vous perçu ces expériences fort médiatisées auxquelles vous avez participé en tant qu’architecte ?

DAVID CRAS >
Même si la mairie avait de longue date adopté une politique foncière ambitieuse, cette histoire n’a vraiment débuté à mon sens qu’avec la Zac du Mail. J’ai en effet accompagné trois moments de cette politique qui correspondent à trois Zac successives, Mail, Beauregard et la Courrouze. Je n’étais pas un grand familier de la promotion rennaise, ayant plutôt emboîté le mouvement des concours publics et des équipements que favorisé le travail sur le logement. Néanmoins, j’ai découvert avec plaisir de nouvelles façons de travailler sur le Mail : un architecte en chef, Alexandre Chemetoff, un atelier et des réunions de travail stimulantes où l’on se parlait, où l’on se montrait les choses, où les architectes se retrouvaient soudain ensemble. Amusant, et tétanisant aussi parfois… Je me souviens que Jean Nouvel venait aussi à ces réunions. Une ouverture et une autre manière de décliner un règlement urbain : le Mail aura tenu ses promesses et suscité un important revirement. Le code a changé, également. Nous sortions des calculs et des écrits pour retrouver enfin des exemples dessinés et des prescriptions sensibles. Plutôt que le strict respect du prospect, nous nous posions enfin des questions sérieuses : comment va-t-on vivre au bord de l’eau ? Comment les terrasses vont-elles permettre de retrouver les qualités d’un jardin en ville ? Comment vivre dehors dans un immeuble ? Quels usages dans les cours intérieures ? Une ville, un jardin, habiter en ville dans un jardin, c’était drôle et joyeux toutes ces questions…

PLACE PUBLIQUE > La nouveauté a du bon…

DAVID CRAS >
Elle a pu être un peu brutale pour certains, mais chacun s’y est plié et pour finir retrouvé, confrères et promoteurs. L’habitude, c’est la facilité. Je dirais qu’à la limite, un promoteur qui a suffisamment de métier et qui maîtrise les logiques financières sur le bout des ongles sait tout vendre, après tout, même les logements les plus médiocres… Pour ma part, j’étais encore tout petit architecte à l’époque, et j’ai emboîté la nouveauté sans arrière- pensées, avec mon aîné Georges Maillols qui avait, lui, vécu encore une autre époque.

PLACE PUBLIQUE > Ce dernier immeuble des bords de Vilaine est d’ailleurs l’un des bâtiments marquants des berges. Tout près de l’ancien café Chez Brigitte, élancé avec son puissant attique en zinc, il exprime avec fidélité et finesse les contraintes voulues par Alexandre Chemetoff.

DAVID CRAS >
Ces « maisons sur le toit » nous ont un peu laissé perplexes au début, mais avec le recul, nous nous sommes aperçus que Chemetoff avait tout simplement retrouvé une tradition, la réinventant au passage certes, mais s’inspirant de dispositifs déjà connus. Chemetoff avait ce don de vous laisser libre – un socle, un corps, un attique avec des maisons, disait-il, c’est tout – mais tout en sachant très bien, au fond, où il voulait vous amener.

PLACE PUBLIQUE > À Nantes, sur l’Île, la partie était un peu différente puisque le politique n’y possédait pas le même type de maîtrise foncière…

DAVID CRAS >
J’ai vécu une expérience très malheureuse sur l’Île avec un projet de logements pour Aiguillon construction, entre le Palais de Justice et l’École d’architecture, qui n’a malheureusement jamais pu se faire et a été mené à bien par un autre architecte briochin, Lionel Dunet. Je préfère ne pas y revenir…

PLACE PUBLIQUE > Vous n’avez pas construit sur l’Île, mais vous avez actuellement en charge ou tout juste achevé plusieurs opérations de logements tout autour de la ville centre. À Orvault, Saint-Herblain, au Bout-des-Landes à Nantes, une cinquantaine de logements à chaque fois, et dans la Zac Erdre-Porterie, pilotée par François Grether, un peu plus d’une centaine de logements pour le promoteur ADI. À chaque fois, ce sont les questions des périphéries et de l’étalement urbain qui vous sont posées, avec la maîtrise de la densité, le logement intermédiaire, le mariage du collectif et de l’individuel…

DAVID CRAS >
À vrai dire, je peine à percevoir aussi clairement les enjeux de la métropole nantaise. Je soigne mon travail, opération par opération, tout en évitant de questionner des enjeux politiques plus larges. D’ailleurs, Erdre- Porterie était une Zac qui, dès son cahier des charges initial, privilégiait déjà les enjeux domestiques et nous a amenés à combiner les échelles et les hauteurs. Même si le règlement urbain en apparence « ouvert » instauré par Chemetoff à Rennes avait aussi cette vertu de vous conduire, au fond, à travailler énormément sur vos plans de logements. Notre parcelle était attribuée, le gabarit fixé, tout comme les matériaux – du cuivre ou du zinc sur l’attique, et transparent ou foncé près du sol –, enfin la tripartition était obligatoire. Il ne nous restait donc plus qu’à nous confronter à l’organisation des logements, sachant que sur la rive gauche où nous avions travaillé, le soleil est à l’arrière, au sud et à l’ouest, alors que la vue d’agrément, vers la ville historique et la rivière, est plein nord. Imaginez la réaction du promoteur lorsque vous lui faites part de votre souhait de placer les séjours au nord ! L’enjeu était stimulant : travailler sur les duplex et les terrasses, et sur l’organisation générale.

PLACE PUBLIQUE > À Nantes, sur l’Île, la règle vous a donc semblé plus floue ?

DAVID CRAS >
Si je reviens sur mon échec, oui. Et je me suis en retour enfermé dans des remises en question successives qui finalement n’auront satisfait personne. Peutêtre s’agit-il d’une question d’échelle : les berges de Vilaine sont plus modestes que les quais de la Loire, et donc plus concentrées. Et puis, la maîtrise foncière était plus élevée à Rennes, permettant peut-être à l’urbaniste d’aller un cran plus loin dans l’image qu’il s’était fabriquée de la ville à venir et donc de la faire plus clairement partager aux architectes conviés à s’y exprimer… Enfin, le politique, en l’occurrence Jean-Yves Chapuis, avait complètement adhéré au projet, fonctionnant en tandem avec l’urbaniste avec toute la SEM à sa suite. Ceci dit, nous projetons avec le recul un regard analytique sur l’émergence de ces morceaux de ville, mais sur le fait, nous adoptions un simple regard de constructeur, et plongés dans la fabrication, ces enjeux nous échappaient très souvent.

PLACE PUBLIQUE > Et la Courrouze, où vous venez tout juste d’achever un bloc de plus de 120 logements montés sur échasses ?

DAVID CRAS >
Il s’agit encore d’un autre cahier des charges, du troisième type dirais-je, qui cherche à tout dire, tout une fois pour toutes, comme s’il avait prévu à l’avance tous les mauvais coups qui pourraient survenir… Mais pourquoi pas ! Un cahier des charges autoritaire parce qu’il est parsemé d’interdits plutôt que d’ouvertures, cela ne m’a pas dérangé. Paradoxal ? Certes, le choix des coloris et des matériaux était plus ouvert. Mais il ressort de la Courrouze tout ce travail très important sur le paysage qui, je pense, permettra à ce quartier de prendre bientôt un tout autre visage lorsqu’il sera vraiment habité. En revanche, mon rapport aux urbanistes Claudio Secchi et Paola Vigano a été différent, moins proche. Mais peut-être aussi, à dix années d’écart, la notoriété acquise par Rennes en termes d’urbanisme et de projet urbain a-t-elle mis progressivement tous les acteurs au défi de ne pas décevoir, d’être comme on dit attendus au tournant et de se protéger en conséquence. Les séances d’atelier étaient intéressantes, intelligentes en tout cas, mais moins conviviales que celle du début des années 1990 au bord de la Vilaine.

PLACE PUBLIQUE > Et Beauregard ?

DAVID CRAS >
C’est un peu l’entre-deux. J’ai apprécié l’exercice même si l’on ne devait y regarder que son lot imparti et ses limites de parcelle, se fier au schéma de voirie tout en portant son effort sur le coeur de l’îlot pour y créer un lieu agréable à vivre pour ses habitants. J’ai beau y retourner régulièrement, je ne sais pas si cette vie a pris racine au sein de tous les îlots. Même si une excellente paysagiste, Jacqueline Osty, y aura oeuvré. Enfin, j’aurai eu la chance d’exercer sur trois morceaux de ville correspondant à trois moments des doctrines urbaines, et avec autant de figures d’urbanistes. En somme trois expériences humaines animées chacune des meilleures intentions, mais trois traductions formelles contrastées.
 

PLACE PUBLIQUE > Vous avez également travaillé à Saint- Jacques-de-la-Lande, alors que la Morinais en était à ses balbutiements…

DAVID CRAS >
En effet, au tout début, en 1998, j’y ai conçu l’un des premiers immeubles pour l’Office HLM mais j’ai achevé l’ensemble du lot qui m’avait été imparti avec des maisons individuelles une dizaine d’années plus tard alors que l’ensemble du nouveau quartier s’achevait. À Saint-Jacques, je garde le souvenir d’un urbaniste de notre génération, Jean-Pierre Pranlas-Descours, disposant peu ou prou des mêmes références que les miennes, et qui a su faire preuve d’un sacré autoritarisme sans jamais trop le montrer. Il a obtenu ce qu’il voulait, à chaque fois, quel que soit l’architecte ou le promoteur ! Une force terrible… Alliée, cela dit, à un jeune maire [Daniel Delaveau] qui a suivi depuis la trajectoire que l’on sait, habitant dans la première tranche du nouveau Saint-Jacques, et qui s’est plongé dans le grand bain de l’urbanisme à cette occasion.

PLACE PUBLIQUE > Quels sont pour vous, les territoires de projets aujourd’hui à Rennes ? Les sites où l’on devine comment la ville va se développer au cours des années à venir…

DAVID CRAS >
Je distingue aujourd’hui deux types de territoires dans la métropole rennaise : d’une part ceux qui se développent sous l’égide de la grande SEM Territoires, et d’autre part ceux qui se développent hors de la SEM, « hors-Territoires » comme on dit ici. Je suis un habitué du vélo et lorsque je quitte Rennes par les voies secondaires et non par les rocades, je traverse tous ces territoires au statut encore mal défini. Ce rayon de dix kilomètres autour de la ville centre, que l’on regarde peu sauf si l’on y habite, et que l’on ne fait que traverser si l’on se rend – au hasard ! – à Saint-Brieuc. Au retour de chacune de ces ballades, je suis surpris par la vitalité des constructions qui se développent hors de la sphère d’influence de Rennes-Territoires. J’ai le sentiment que deux Rennes sont en train de s’inventer avec d’un côté un urbanisme volontaire, conscient des enjeux à long terme, et de l’autre un urbanisme un peu plus souple qui donne plus d’aise à ses résidents tout en gaspillant indéniablement la ressource foncière. Quant à la qualité architecturale, je m’aperçois qu’il y a moins de règles en dehors qu’au sein de la sphère de Territoires et qu’y alternent le meilleur, souvent un peu célibataire, comme une prouesse, et le plus banal, sinon le plus médiocre. À mon sens, cette dichotomie contredit un peu les ambitions d’ensemble de la ville-archipel.

PLACE PUBLIQUE > C’est le piège de la vertu affichée ! Mais il faut avouer aussi qu’une seule SEM, c’est autant incongru qu’une habitude dans le coin : après tout, la Semaeb a aussi été à ses origines créée et pensée à l’échelle de la Bretagne tout entière…

DAVID CRAS >
À mon sens, une seule SEM ne peut pas être efficiente à l’échelle de tout un territoire.

PLACE PUBLIQUE > Et à Saint-Nazaire, où vous avez aussi posé l’un des premiers jalons du nouveau quartier Ville- Port en livrant la résidence des Caraïbes pour Silène en 2001, quels sont les territoires de projets ?

DAVID CRAS >
Saint-Nazaire est un territoire de projets à elle seule ! C’est d’ailleurs pour cette raison que j’aime bien Saint-Nazaire, son aspect dilaté, presque américain, cinématographique en tout cas. Les élus, le maire en particulier, et les techniciens, de Silène comme de la DDRN, m’avaient semblé éprouver beaucoup d’appétit pour les projets, pour l’urbanisme en général. Nous étions en effet en charge de l’un des premiers bâtiments de Ville-port et tout le monde était sur nous ! Mais pas sur notre dos, plutôt se demandant comment nous aider à aller plus vite : Saint-Nazaire est un bon souvenir. J’y suis retourné pour une opération d’une trentaine de logements livrée l’an dernier au promoteur ADI au coeur de Méan-Penhoët, rue Albert-Thomas, et pour participer fin 2009 à un concours ambitieux pour le futur écoquartier de la Vecquerie, à l’ouest de la ville. Par ailleurs, je suis frappé par le nombre d’étudiants qui ont choisi ces dernières années de travailler pour leur projet de diplôme à l’école d’architecture de Rennes sur les territoires encore un peu difficiles de Saint-Nazaire Est, Méan-Penhoët, Bellevue, Trignac… Il s’agit à mon avis d’un signe précurseur, et l’on voit bien se dessiner au fil de ces projets un potentiel de mutations pour ces quartiers.

PLACE PUBLIQUE > Quels conseils donneriez-vous à un jeune architecte ?

DAVID CRAS >
Voyager, aller sur place, aller voir pour se rendre compte. C’est là en effet que l’on prend conscience qu’il est difficile de faire et surtout de faire durer. Je suis allé à Monte Carasso cet été et j’y ai vu comment le travail de l’architecte tessinois Luigi Snozzi avait suscité une forme d’académisme et de suivisme, souvent un cran au-dessous d’ailleurs. J’y ai vu aussi comment la communication et l’image avaient magnifié certains édifices, et enfin comment le temps passe, tout simplement. On change une fenêtre, une porte, un bâtiment s’abîme… Mais c’est la règle : notre travail s’inscrit dans un continuum et nos oeuvres sont destinées à l’usage. Elles marquent un moment mais elles doivent aussi être capables d’endosser les déformations et de supporter les variations.