La ville s’est emparée du potelet pour la bonne cause, mais il sert aussi à canaliser, interdire, séparer. Ce n’est pas tant que ces poteaux soient moches en soi, c’est qu’ils empêchent les passants de passer, condamnent souvent les poussettes et les fauteuils roulants à migrer sur la chaussée, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes. Les laisses de chiens s’y emberlificotent et trop c’est trop pour la gente canine, marre tous les trois mètres de lever sur elle une patte asséchée ! Plus sérieusement, ces allumettes alignées symbolisent notre difficulté à envisager l’espace commun. Ceci est un plaidoyer pour laisser les gens habiter la rue sans avoir à se faufiler, à composer entre ces bâtons comme des slalomeurs sans ski.
Ils sont jaunes à la porte des écoles, marrons parfois, verts le plus fréquemment. Voilà le code. Simple et c’est bien. Parfois nantis d’un gland blanc, précaution à leur sommité pour une meilleure visibilité par les mal voyants aux angles des carrefours.
Ces barres strient à leur base les places, les perspectives, les parvis, pointillant en continu l’urbanité des trajets. Elles obstruent au lieu de libérer. Elles se voudraient légères et discrètes mais s’avancent en colonne à la manière de troupes napoléoniennes. Au sens propre: elles colonisent ! À force d’être allusives, elles s’avèrent prégnantes, présentes voire oppressantes. La ville avait son tambour, elle a ses baguettes martelant l’ordre et la discipline ! Leur scissiparité semble infinie à l’instar des vers de terre, qui paraît-il, d’après ce que certains jardiniers en disent, se reproduisent quand on les coupe. Ces balises reproduites à l’infini coupent en mille l’espace viaire. À la proue et à la poupe des bateaux de trottoir, l’allumette en génération spontanée pousse, faisant front et forçant le passant à bifurquer, preuve s’il en était qu’on est loin de leur mission première.
Leur objectif est à n’en pas douter de créer une haie raide le long des rues et de séparer l’espace piéton de l’espace roulant. Leur fonction s’avère interdictrice. Ce qui, dans une ville citoyenne, est ad libitum un aveu d’échec. Peu de plaidoyers de pédagogie urbaine ni manuels de prévention ne défendront l’usage de ces barres-là.
Certaines ruelles sans trottoirs en sont équipées à l’envi. Par exemple, rue de la Croix-Carrée, dans le quartier fac de Droit-Archives. Certaines penchent un peu à cause des coups de pare-chocs. D’autres s’avèrent des tuteurs vides quand la rue pourrait être laissée à l’appréciation de ses habitants. Libérons les roses trémières ! Rue de la Croix-Carrée : elles resplendissent. Les trèfles roses aussi ou autres pervenches et rue de Châteaudun, ce sont des chèvrefeuilles qui embaument au lieu que ces allumettes fichées dans le sol condamnent l’oeil à la réquisition de l’ennui.
Les villes d’Europe du nord laissent les habitants habiter une part intermédiaire. Entre chez soi et chez nous ! Ils ont loisir de s’approprier l’entre-deux. Pas rare en Allemagne de trouver des résidants prendre un apéro dans la rue les soirs doux d’avril. Ils ont descendu des fauteuils un peu flapis, lesquels jusqu’en fin d’automne y restent ! Sans que les étudiants s’en emparent, sans heurts sauf exceptionnels !
Entre autres multiples fantaisies personnelles, les rues allemandes s’arrangent, s’aménagent par la seule volonté des habitants. Ceux-ci abusent peu car la régulation est horizontale, citoyenne donc ! Si celui du 7-bis ne retrouve pas sa table basse, c’est qu’elle a sauté durant la nuit quatre maisons plus loin. Un référent d’îlot est chargé par la municipalité de régler les empiètements ou autres incongruités. Ces référents sont peu convoqués par manque de contentieux ! Les potiches, les tonnelles de rosiers, les banquettes, les nabots de plastique se concentre au pied des appartements dans une sorte de joyeux fouchtra à l’opposé exact de l’alignement rigoureux et interdicteur de nos allumettes vertes.
Descartes contre Kant ! Le cogito contre la critique de la raison pure, là, au pied des maisons, deux façons de faire une ville ! Nous, c’est bitume et barreaux de fer ! Le propre et le net sont contrariés heureusement par quelques soucis jardiniers inspirés de Gilles Clément, lequel préconise l’herbe folle et les ombellifères déjantées. Sinon, ici, rien d’autres à voir le long des rues hormis les conteneurs à poubelles encoignés derrière les fameuses allumettes ! Retour Outre Rhin : les conteneurs sont rangés sous les pergolas de bric et de broc ou à l’abri sous les massifs de roses ! Ça change tout ! Et notamment pour les personnes à mobilité réduite.
Mais qui donc ici réclame la netteté des seuils ? L’habitant ou la police que chacun a internalisée ? Qui clôt les jardinets ? Est-ce là un idéal ? Vrai que si l’on hante quelques lotissements urbains ou suburbains, on n’y verra rien d’autres qu’un mur de lauriers palmes vert foncé derrière lesquelles s’échappent des bruits de fourchettes et de ballon parfumés, hmmm, aux sardines grillées!
Le comble : les protestants du nord européen montrent et partagent. Les catholiques d’ici enclosent et cachent ! Pourquoi ?
Question de responsabilité dira-t-on ! Voir à Bucarest, orthodoxe donc, les habitants balayer à l’automne les feuilles et en faire des monceaux rouquins. L’hiver idem pour les tas de neige qui font pour le coup entre la chaussée et les seuils un infranchissable talus blanc (ou sale) à la fin février. Chacun balaie devant sa porte (les plus jeunes font le tas de feuilles que les anciens n’ont plus l’allant de faire) et à l’ombre des arbres de leurs avenues, certains Bucarestois à l’été festoient !
L’espace public est à Rennes nettement séparé de l’espace privé. Les voisins ont leur fête une fois par an, spontanéité garantie ! Les allumettes, ces soir-là, servent de porte manteau ou mutent en tréteaux !
La petite ville aux allumettes ne sort pas grandie de sa gabegie de barreaux anti-pédagogiques! Toutes ces tiges dressées semblent a contrario rappeler au citoyen conducteur qu’il pourrait donc s’en affranchir si elles n’étaient pas là. Et aux personnes handicapées que ce qui leur était destiné est instrumentalisé de manière sournoise.
Est-ce à dire qu’on en prend pour des décennies de bitume et de séparation des espaces quand il serait plus malin, et on insiste, mille fois plus esthétique, de tenter le partage, l’aménagement citoyen, la cohabitation, l’intervention résidente, les échanges, l’interactivité, bref le vivace et le vivant !