à Chemnitz, une ville verte venue de l’Est
Le rideau de fer et le mur de Berlin sont tombés; mais pas nos prêts-à-penser. Nos consciences restent emprisonnées derrière des barbelés idéologiques, des frontières cuirassées par où nous préjugeons qu’il est inutile de visiter l’ancienne Allemagne de l’Est.
En Saxe, coin engoncé entre Pologne et Tchéquie, Dresde, la capitale, n’est pas la seule ville qui s’éveille. Chemnitz, la petite sœur, à 80 km de là, est une ville sans image, sans marketing urbain, qui transforme ses paysages depuis des années pour en faire une cité à vivre. Sans flonflons médiatiques, elle s’inscrit dans les engagements des urbanistes européens « pour faire progresser la vie de l’homme en société dans des villes plus participatives, plus justes, plus efficaces, plus agréables et plus sûres ». Ainsi, a-t-elle bénéficié d’un premier prix européen en matière de participation des habitants.
La ville européenne a aussi pointé son nez avec une proposition commerciale qui s’est rangée dans l’esprit durable. Après un fulgurant développement des centres commerciaux de périphérie, qui soutint provisoirement la griserie des voitures occidentales supplantant l’imprévisible Traban, les offres commerciales se sont recentrées. Et la volonté urbaniste européenne s’est inscrite dans cette ambition autant pour édifier un vrai centre-ville que pour réduire les besoins en déplacements automobiles dispendieux et stimuler les déplacements plus doux et les transports collectifs dont les propositions se sont étoffées.
Pour autant, bon nombre de territoires de l’Allemagne de l’Est n’offrent pas des perspectives de croissance et de dynamisme. Ainsi, un architecte allemand chercheur, Marcus Zepf démontre à partir de l’analyse des réseaux de distribution d’eau, les effets sur les ambiances et les paysages urbains de ce qu’il dénomme les « villes rétrécissantes » dans les Länder de l’Est. Chemnitz connaît, elle aussi, des difficultés d’occupation de grands ensembles construits à l’époque communiste: pour accueillir de nouveaux arrivants, le pouvoir décida (1974-1980) la réalisation d’un ensemble de 80 000 habitants, le quartier du Kappel Fritz Heckert, aménagé par l’architecte Beuchel. Les immeubles réalisés à partir de panneaux préfabriqués répétitifs, ont connu avec le retour à plus de démocratie, une obsolescence accélérée, induisant des vacances nombreuses et la division par deux de la population du secteur.
Mais l’essentiel de la mutation peut se résumer au passage du noir au vert. Chemnitz, ville minière des monts Métallifères, attira d’importantes colonies de « gueules noires ». Puis, l’industrialisation se diversifia et prospéra en stimulant une brillante urbanisation, durant cette période à cheval sur les 19e et 20e siècles où la ville fut surnommée la « Manchester saxonne ». Sa fringale en énergie électrique produite à partir du charbon justifia pour longtemps son sobriquet de Russchemnitz (la fuligineuse). Dernière touche sombre: l’immense buste de pierre noire du fondateur du communisme, dans cette ville devenue de 1953 à 1990 Karl- Marx-Stadt ; la ville le présenta comme une des preuves de bonne volonté attendue par le grand frère du Kremlin. Statue organisatrice d’un centre vide, elle constitua le logo noir d’une ville sans autre image concurrente.
Sans prétendre induire une lecture parallèle ou une comparaison des deux communes – Chemnitz et Rennes – le tableau suivant établit quelques passerelles. La saxonne au passé industriel et communiste a pu bénéficier d’un remembrement parcellaire et d’une tradition urbaine séculaire qui la différencie de la bretonne à l’urbanisation affirmée de la seconde moitié du 20e. Facteurs qui peuvent, pour partie, éclairer les décalages des traitements de la nature et des paysages urbains.
Méthodiquement, Chemnitz a trouvé des ressources pour se refaire sur elle-même ; les cadres hérités d’une impétueuse industrialisation, figés durant la glaciation socialiste, ne semblent pas entraver cette refondation verte inspirée par les cercles du développement durable.
Posons d’emblée un premier caractère de l’épure urbanistique, sa compacité : Chemnitz stricto sensu dispose de 2200 ha pour une population agglomérée de 244 000 habitants (recensement 2007). Sur cette surface, la ville offre 1000 ha d’espaces verts, de parcs, de bois et de prairies.
Les berges pierreuses, plates et marécageuses des deux rivières qui coulent dans la ville sans faire confluence dissuadèrent les responsables d’alors de les urbaniser pour cause d’insalubrité, voire d’inondations… Avec un grand étang au coeur même de Chemnitz, c’est la première continuité entre campagne et territoires urbanisés. Ce nom de Chemnitz provient de la rivière principale, du terme slave Kamjenica, la rivière pierreuse (en sorabe kamjen’ signifie pierre). Elle présente un dénivelé qui en accélère le courant, ce qui favorisa l’implantation des moulins en même temps qu’elle servit aux bains. La convergence de l’eau et des circulations mécaniques avec l’industrialisation détermina les urbanistes à construire la Falkeplatz et son recouvrement.
Cette place, dominée à nouveau par la Deutsche Bank, devint le noeud de circulation le plus dense de la ville. En 2008, les autorités décidaient néanmoins d’en revoir l’organisation; et l’année suivante commençaient de grands travaux : on retira 158 blocs de béton de 30 tonnes chacun qui enfouissaient l’eau dans un tunnel pour restaurer la Chemnitz sur 124 m de long. Désormais, elle coule tranquillement en un méandre traité plastiquement et permet aux poissons de retrouver une continuité naturelle. Réminiscences des pratiques piscicoles ancestrales de la ville ? On a ménagé ici et là, au long de la rivière, « des escaliers » rendant possible la remontée des saumons jusqu’aux frayères en amont de la ville : leur premier passage constituera au printemps 2010 un spectacle attendu. Sauf imprévu, les élus devraient décider de prolonger cette libération et de faire du terrain vague, à proximité de la Deutsche Bank, « relooké » par un paysagiste, un espace supplémentaire accessible au public.
On aurait pu, comme à Rennes par exemple, laisser la rivière couverte, souterraine dans toute cette partie centrale. Les élus ont fait le choix inverse… à ce point qu’en 2010, l’eau miroite presque tout du long dans l’agglomération; en même temps, aménageurs et élus inscrivent cette reconquête dans des systèmes verts fournis.
À la périphérie de la ville, s’étendent quelques grands espaces, bois ou forêts remarquables, qui se convertissent, en approchant du centre, en des parcs singuliers et forment ainsi des corridors verts continus bénéfiques au retour d’une faune variée au coeur de la ville.
Au nord-est de la ville, le Zeisigwald occupe une grande surface et le remarquable réseau de ses chemins piétonniers en fait un endroit très fréquenté. Ce grand domaine du Zeisigwald constitue surtout une forte attraction pour les amateurs de VTT dont la pratique s’avère d’autant plus ludique que les offres de parcours accidentés sur les nombreuses collines sont abondantes et les difficultés graduées.
Le très grand bois du Rabenstein se développe aux limites ouest de Chemnitz ; il est propice à la marche motivée par de multiples attractions. S’y niche par exemple un zoo inscrit dans un réseau de petits ruisseaux et d’étangs. On peut aussi y découvrir un des plus vieux viaducs d’acier d’Allemagne, très impressionnant, classé monument historique, et un pont qu’empruntent les chemins de randonnées nationaux.
Dans l’espace boisé de Stermühlental qui jouxte Einsiedler Wald au sud de la ville, les habitants aiment surprendre leurs hôtes : par le dépaysement qu’elle offre, une ancienne mine d’argent témoignage de leur passé industriel récent.
S’articule à ce « système vert enveloppant » celui des parcs aujourd’hui inscrits dans la Chemnitz même. La conception avisée des planificateurs à la période d’industrialisation, consistant à réserver ces bois et prairies alors aux portes de la ville, a offert les moyens d’une résilience sanitaire aux temps des pollutions environnementales qui allaient suivre. Trois principaux offrent des territoires remarquables :
– Harthwald et le Crimmitschauer Wald réalisent, au nord de Chemnitz, une continuité avec le parc Küchwald qui constitue le plus grand espace vert de la ville. Les moines s’en servirent autrefois pour faire pousser salades et légumes. Il est devenu une sorte de conservatoire, présentant notamment quelques spécimens de vieux arbres. Les habitants de Chemnitz s’y rendent pour pratiquer des activités sportives ou la relaxation, mais les familles prisent aussi les espaces pique-nique qu’il recèle. Un parc chemin de fer et un centre cosmique complète une panoplie de séductions pour les enfants.
– le Schlossteich au centre nord a été pendant des décennies le lieu des manifestations et des meetings. L’étang fut créé par l’abbé Heinrich von Schleinitz à la fin du 15e siècle. Il constitua dès lors un vivier d’élevage pour les cuisines du monastère. La ville racheta le site au milieu du 19e et créa le parc, coeur vert-bleu de la ville. Les prairies, en bordure des rives, et l’île attirent des milliers de gens pour le jeu ou le bain de soleil.
– le Parc municipal, Stadtpark ou Uferpark – parc de la rive – offre six kilomètres de verdure en continu sur les berges de la rivière et opère la jonction avec Harthwald au sud. Y prospèrent des arbres, parfois d’espèces rares (cyprès chauve, ginkgos, tulipiers…), et une flore et une faune remarquables. Les habitants relèvent avec satisfaction que les squirrels gris d’outre-Atlantique reculent sensiblement face à l’écureuil roux d’Europe. D’autres qui vont au travail à pied, tôt le matin, sont parfois surpris de voir détaler des renards qui trouvent pitance en ville – on en voit aussi à Rennes – et creusent leurs terriers dans les anciennes usines désaffectées à proximité de la rivière. Corridor vert aussi pour les promeneurs qui se mêlent aux trekkeurs et autres randonneurs dans ces allées reliées à des chemins de grande randonnée nationaux. La particularité du Stadtpark tient dans sa véritable fonction de tissu conjonctif pour les quartiers riverains de la ville. Même encaissés du fait d’importantes dénivellations, les espaces verts qui longent la rivière, n’érigent pas des barrières insurmontables. Pentes, escaliers, passerelles, sentiers se multiplient offrant de faciles transitions piétonnes qui incitent les riverains à s’y rendre, à emprunter la bicyclette pour aller au centre-ville, à rejoindre son travail ou à pratiquer le roller… Cet Uferpark au sentier principal recouvert de macadam accueille des offres diversifiées propices à la mixité: roseraies et parterres, pièces d’eau, jardins familiaux avec cabanons ou chalets, alternatives à la résidence principale les jours de canicule, jeux pour les petits, pentes pour la pratique de la luge pendant l’hiver, pièces d’eau glacées, pistes pour patinage, terrains de tennis, guinguette en font un connecteur urbain aux rythmes journaliers et saisonniers marqués, ni artificiel, ni oppressif…
La société CVAG dispose de quatre lignes de tramways « verdurisées » sur certaines tranches, où circulent simultanément 30 rames. S’y ajoutent 30 lignes de bus, l’ensemble du dispositif desservant les 220 km2 de l’agglomération. Les analystes notent une baisse des voyageurs : 39 millions recensés en 2009, soit près d’un million et demi de moins par rapport à l’année 2007 ! Trois causes sont avancées : la réduction de la population dans la ville centre par rapport à l’agglomération et le vieillissement de la population qui favorise la voiture. Mais Chemnitz compte sur les innovations pour relever le défi, notamment au sein de l’agglomération. Après Karlsruhe et Sarrebruck, Chemnitz a inauguré en 2002 sa première ligne tram-train Chemnitz-Stöllberg, commune de la périphérie. La particularité consiste à faire circuler sur un tronçon urbain une automotrice électrique articulée à plancher bas. Succédant à la ligne de bus qui attirait bon an mal an quelque 1 000 clients par jour, cette nouvelle proposition de transport a « boosté » le service puisque, dès 2003, 5000 passagers l’empruntèrent chaque jour !
Certes, un groupe actif de « radicaux-cyclistes » fait de la surenchère, mène des campagnes frontales contre les pistes spécialisées et exige le tout-vélo urbain. Mais les élus ont tranché. Les voies, à chacun la sienne, pour bicyclettes et piétons, prennent une cohérence et une densité qui s’affirment régulièrement. Bon nombre soutiennent que le développement urbain et le plan d’ensemble de la circulation sont structurés par le plan cycliste. La carte ci après plaide en ce sens.
Le but clairement affirmé vise à obtenir un maillage complet et continu pour la circulation cycliste quotidienne. Depuis 1994, la proportion de la circulation à vélo par rapport à l’automobile est passée de 2 à 6 %. L’objectif est d’atteindre 8 % d’ici 2015. Pour y réussir, deux moyens. D’abord, rendre sûre et agréable la pratique cycliste sur l’ensemble du territoire urbain. On supprime les dangers, en particulier les interruptions de pistes ; on met en place une signalisation unifiée, un marquage au sol, l’édition de plans, l’organisation d’un contrôle permanent de l’état des cheminements doux. Parmi les singularités locales, on relève des ponctuations de pistes par des espaces de jeu pour les enfants, par de petits squares en retrait et de zones de repos proposant des bancs permettant au cycliste, au marcheur de s’installer en spectateurs discrets des allées et venues. Les élus souhaitent aussi une réticulation complète des quartiers. Cela les a conduits à mettre en place des « zones 30 » et à réaliser des pistes cyclables double sens dans des rues où les voitures sont astreintes au sens unique.
La seconde série de mesures vise à dynamiser les usages du vélo. Des facilités de location sont mises en place depuis 1998. Il suffit d’une pièce d’identité et de verser un euro par jour à l’association qui s’est constituée en agence spécialisée, soutenue financièrement par l’éducation nationale. L’association propose également des excursions collectives ainsi qu’une journée cycliste en juin de chaque année. Les acteurs de la « politique cycliste » ont aussi pensé à une multimodularité incluant le vélo : des espaces sont dédiés aux deux-roues dans les trams et aux terminus, de petits garages accueillent les vélos en toute sécurité.
Les résultats de cette politique ont été salués nationalement puisque la ville, choisie parmi 221 autres en Allemagne, a reçu en juin 2009 le prix « Construire la ville du futur » décerné par le ministère national de l’Aménagement et de la Circulation.
D’autres activités sportives bénéficient de ces infrastructures propices aux déplacements doux. Si l’utilisation des rollers est interdite dans les rues, les amateurs trouvent à Chemnitz les lieux et moments de s’y adonner. En premier lieu, dans le Statdpark, le long de la rivière. Mais un très grand centre commercial au nord de Chemnitz met également à disposition ses parkings et laisse libre cours aux rollers, après la fermeture des magasins. S’organisent encore d’impressionnantes rencontres – les nuits des rollers (cinq en 2008, autant en 2009), de mai à septembre ; elles débutent à 19h sur le Rosenhof, à proximité du Rathaus (Hôtel de Ville) ; au signal, 500 passionnés de tous âges s’élancent dans des rondes de 18 à 23 km qui les emmènent sur les pistes cyclistes vers la périphérie et retour.
Au-delà de leur popularité, on peut aussi penser que ces déplacements doux et collectifs favorisent l’identification des habitants à leur ville. Le centre, bien qu’en contrebas des collines de Kapellenberg, Sonnenberg ou Kassberg, est cependant donné à voir par les immeubles où siège une puissance identifiante de la cité. L’habitant qui emprunte les pistes cyclables ou piétonnes perçoit sur les pentes le Rathaus (mairie) ou la tour de l’horloge (52 m) d’une entreprise privée, mais qui signale la gare, de facture expressionniste (Erich Basarke). Cette offre de déplacements doux dans un écrin vert propose ainsi de façon quasi baroque au citoyen de Chemnitz, l’opportunité de se sentir partie intégrante de la cité en accédant visuellement à ce qui la symbolise : ses hauts lieux, la cheminée de l’usine thermique (300 m), le foyer commun de l’Hôtel de Ville et la porte d’entrée de la gare.