« Il y a deux grands scénarios cauchemars. Celui où l’on a complètement perdu le contrôle et celui où tout est toujours maîtrisé. La nature est sauve mais l’on a perdu l’humain et la liberté »
     Contribution exprimée lors de Vica-Cités par un habitant de Rennes métropole.

     Disons-le d’emblée, il y a malentendu entre les habitants et les concepteurs de la ville. Et ce malentendu ne date pas d’hier. Pour nos contemporains, il a partie liée avec l’héritage de la production urbaine des années 1950 à 1970. Il trouve une nouvelle actualité dans les critiques formulées à l’encontre de la densification urbaine, de la banalisation des formes de la ville et des imaginaires architecturaux, ou encore dans les critiques portant sur la perte des identités et des singularités locales. La ville dense de partout et de nulle part, voici donc le principal reproche.

     Sur le terrain, Philippe Dossal l’évoquait dans un article paru dans Place Publique, les recours et les prises de parole de la population contre la densification se multiplient. Ces protestations « anti-reconstruction de la ville sur elle-même » occupent aujourd’hui l’essentiel des débats sur la production urbaine. On en trouve facilement la trace dans les témoignages, posts, avis citoyens ou commentaires laissés par les habitants dans le cadre des démarches de concertation. Nous pourrions multiplier les exemples montrant à quel point la densification est un incompris du récit de la production urbaine. La ville dense se pare de tous les maux, de toutes les tares: impersonnelle et anonyme, a-historique et dépatrimonialisée, hostile et stressante, inégalitaire et oppressante. La ville dense, c’est pour les habitants, la ville laissée à l’appétit des promoteurs, la ville des espaces confinés, la ville des problématiques sociales, relationnelles et comportementales.
     Bref, la ville dense inquiète. Cette inquiétude renforce la méfiance des habitants à l’égard du discours urbain. Et cette méfiance renforce à son tour l’attachement au patrimoine et aux formes traditionnelles de la ville. Ce conservatisme inquiet pose de nombreuses difficultés en matière de pédagogie urbaine, puisqu’il contraint à s’adresser à une population qui n’est pas totalement prête à entendre ce que l’on a à lui dire. D’autant moins lorsqu’il s’agit de lui signifier qu’elle devra vivre un peu plus serrée sans autre bénéfice que de faire acte de citoyenneté et de responsabilité.

D’une rhétorique du bonheur à une rhétorique de la responsabilité

     Le malentendu s’accroît. Du point de vue des habitants, l’urbanisme ne peut être que la traduction d’un projet de bonheur collectif et individuel. Or cette promesse fait semble-t-il de plus en plus défaut au récit urbain. En 1962 Maurice Belorgey posait que le bonheur et l’harmonie des rapports sociaux devaient être au coeur de la stratégie urbaine. La dédensité était pour lui l’une des conditions de ce bonheur.
     La focale a considérablement changé, et ce, sous l’effet d’une double contrainte. La première tient à la nécessité d’accompagner l’essor démographique de la population en construisant beaucoup et rapidement. La seconde tient à la nécessité de maîtriser les impacts environnementaux de cette croissance en mettant en oeuvre une stratégie de lutte contre l’étalement urbain et de densification. La lutte contre l’étalement urbain est ainsi devenue la finalité, parce qu’il menace les terres agricoles, accroît les coûts carbone, nuit à la biodiversité, empêche le développement des services à la population, sature les réseaux routiers et impacte les finances locales. C’est ainsi que le développement durable et la densification ont été placés au centre des projets urbains dans pratiquement toutes les grandes métropoles.
     « Confortée par la logique de développement de l’agglomération, cette politique ambitieuse mêle dans une approche transversale le souci partagé de la mixité sociale et de la densité urbaine. Au centre des préoccupations figure le développement durable, moteur d’un développement urbain respectueux de l’environnement. La limitation de l’étalement urbain pour une gestion économe des espaces exprime le caractère de ville durable. La ville doit se renouveler sur elle-même afin de préserver les campagnes alentours, de favoriser la construction de nouveaux équipements et la desserte en transports collectifs ». Site: Rennes.fr
     « Les principales orientations (à suivre) représentent un véritable projet de ville: mixité sociale, compacité et densité. Le développement durable est au coeur des préoccupations municipales, la ville s’étant d’ores et déjà engagée dans une démarche d’éco-quartier, qui prépare la construction de la ville durable dans son ensemble. Aujourd’hui les impératifs écologiques et de développement durable rendent nécessaires le retour à une ville plus compacte et plus dense. » Site Bagneux.fr
     « Une ville dense peut accueillir plus de monde. L’écoquartier accueillera des familles, des infrastructures comme les écoles, les magasins, etc., mais il permettra également de protéger notre patrimoine naturel. En construisant en ville on préserve la campagne, c’est en cela aussi que l’on fait de la ville durable: préservation du sol, de la biodiversité, utilisation de matériaux locaux et durables et une gestion équilibrée de l’eau, entre autres, qui seront bien évidemment également pris en compte ». Site Lausanne.fr
     « Protéger la biodiversité ne signifie pas obérer les conditions de développement de Nantes. Poursuivre la densification de la ville, à travers le nouveau PLU, en construisant la ville sur elle-même pour lutter contre l’étalement urbain; aménager des éco-quartiers comme l’île de Nantes, Bottière-Chénaie ou Saint-Joseph-de-Porterie avec la promotion de la qualité environnementale auprès des promoteurs et des bailleurs sociaux: c’est là sans doute que se perçoivent le mieux le volontarisme mais aussi les contraintes liées au développement durable. » Site Nantes .fr
     Les urgences de la ville solidaire et durable sont incontestables et il n’est bien sûr pas question de les remettre en cause. Mais elles ont pour défaut majeur de préempter l’ensemble du récit et de ne laisser que très peu de places aux représentations, aux désirs et aux imaginaires. Du fait de l’urgence, les projets se sont banalisés, technicisés et recentrés sur une mise en évidence de l’excellence sociale et environnementale des politiques urbaines. Les plans (PLH, PLU, plan Climat…) et les normes (BBC, HQE, HPE et THPE) expriment cette volonté d’excellence et, ce qui est sans doute plus ennuyeux, le projet urbain lui-même. C’est ainsi que les villes sont progressivement passées d’une rhétorique de la ville heureuse à une rhétorique de la ville durable, du bonheur à la responsabilité, du plaisir à la nécessité, de l’homme à la nature.

Les non-dits du développement durable et de la densité

     Si la ville dense et durable trouve sur son chemin de nombreux opposants, ce n’est pas parce que la population est indifférente à la question environnementale ou à la nécessité d’accueillir de nouveaux habitants. C’est, en grande partie, parce que la densité et le développement durable sont présentés de manière trop exclusive sous l’angle de l’urgence, du sacrifice et du renoncement, et qu’ils peinent à investir d’autres dimensions que celles de la norme et du devoir.
     C’est aussi parce que le fondement des projets urbains relève désormais davantage d’une posture que d’une promesse. Il pose peut-être trop souvent la densité comme une « exigence », un « impératif », une « nécessité », un « enjeu », un « défi », « une ambition », « une volonté », un « devoir », sans jamais prendre vraiment le temps de l’expliciter.
     C’est enfin parce que les désirs de la population et son refus de la densité ont parfois été caricaturés: « repli villageois », « rêve régressif », « désir de la ville musée et immobile », « vision néo-rurale », « communautarisme », « individualisme et entre soi », « absence de culture urbaine », « urbaphobie ». Il y a peut-être dans ces critiques, une volonté de ne pas traduire la parole et les aspirations de la population, et se faisant, de les rendre inaudibles.
     Du côté des habitants, la ville dense et durable n’est acceptable qu’à la condition qu’elle soit porteuse d’autres choses que d’une contrainte ou d’une renonciation. Le récit urbain a semble-t-il fait l’impasse sur ce point, oubliant parfois d’évoquer les bénéfices de la densité, de formaliser le plaisir qu’il y a de vivre au milieu des autres, de parler de l’intensité des relations sociales et des multiples opportunités que permettent une ville peuplée. Il n’a pas toujours réussi à concilier les enjeux de la ville désirable, de la ville responsable et de la ville fonctionnelle. Il n’a pas non plus suffisamment expliqué les dynamiques démographiques et la nécessité du développement urbain pour répondre au vieillissement de la population, au phénomène de desserrement des ménages ou à la nécessité de proposer un logement abordable aux jeunes générations. Il n’a pas assez parlé de l’intimité et des fonctionnalités du logement. Enfin, il a parfois omis de dire que la densité ne préfigure ni une forme urbaine, ni un type d’habitat, ni un risque d’accroissement des problèmes sociaux.
     Les villes ont donc une responsabilité dans le rejet des discours sur la densité, et ce d’autant plus que les imaginaires de la ville dense peuvent être positifs y compris dans un modèle de reconstruction de la ville sur elle et d’épaississement du tissu urbain. Barcelone5, Macao, Istanbul, New York etc. font rêver parce qu’elles portent une promesse d’intensité relationnelle, culturelle et émotionnelle qui transcende la densité. Toutes les villes n’ont pas les ressources de Barcelone, mais toutes les villes peuvent créer des opportunités urbaines, sociales et événementielles qui viennent nourrir les imaginaires positifs de la ville dense, attractive et rayonnante.
     Le Voyage à Nantes, Vica-Cités, Lille 3000 en sont la démonstration. Ils ont pour mérite de proposer à la population de multiples ressources et de multiples entrées (images, mots, normes, données, expériences, pratiques, imaginaires, poésie…) permettant à chacun de se situer dans l’histoire de la ville et de construire un récit personnel qui accompagne son propre rapport à la transformation de la ville.

     La pédagogie de la densité, si tant est qu’elle soit possible, reste donc probablement à faire, en évitant les dogmes et en laissant des marges de manoeuvre à la population. 6 Elle est nécessaire, mais probablement insuffisante. C’est l’ensemble du récit urbain qu’il faut réinterroger pour tenter de reconstruire le lien avec les habitants. Peut-être en s’appuyant sur un point commun: ni les collectivités ni les populations ne se satisfont d’une ville figée et immobile. Il faudrait réinscrire la ville dans un mouvement, dans une histoire en évitant de donner l’impression que la production de cette histoire n’est régie que par des logiques techniques, sociales ou environnementales. Il s’agit de montrer que derrière les projets urbains il y a un projet de société.
     De notre point de vue, le récit de la ville ne parviendra à reconstruire le lien avec la population qu’à partir du moment où il sera capable de parler d’autre chose que des questions d’intérêt général et acceptera de réintroduire la question de l’individu, de sa pratique, de ses modes de vie et de sa subjectivité. Jean de Legge insiste à ce sujet sur « l’impossible pédagogie du désir et sur la nécessité de réinvestir l’univers des représentations et des imaginaires ».
     Cette extension du récit aux dimensions sensibles et pratiques ne peut pas se réduire à un simple exercice de style, un travail en chambre à l’audience incertaine. Il faudrait plutôt l’envisager comme un exercice démocratique associant les habitants à la ville en train de se faire et en train de se dire. La fabrique de la ville et la fabrique du récit de la ville sont en effet étroitement liées. Il est ici possible de tirer parti des multiples expériences de dialogue citoyen et de concertation.
     Le dialogue citoyen est un exercice lent, incertain, parfois difficilement compatible avec l’urgence dans laquelle se trouvent certaines agglomérations, mais c’est un exercice utile. Car ce n’est pas seulement un moyen de rapprochement entre les désirs des habitants et l’intentionnalité des concepteurs de la ville, c’est aussi un processus de mise en récit du projet, de narration coréalisé avec les habitants: un work in progress. Retracer l’histoire des débats sur l’urbanisation d’un quartier, avec ses réussites et ses ratés, constituerait par exemple une autre manière de raconter la ville, d’en faire un objet de culture commune plutôt que de ressentiments. En ce sens et dans l’avenir, l’enjeu du rapprochement entre citoyens, élus et producteurs de la ville sera peut-être moins l’acceptabilité du projet final que l’expérience collective de sa co-création.

     Tous les acteurs ne sont pas encore mûrs sur cette quesquestion de la participation. Les concepteurs de la ville n’expriment plus de défiance, mais ils doutent encore de ses bénéfices réels. Ces doutes tiennent en partie à l’absence d’une perspective d’ensemble des champs de la programmation urbaine susceptibles de faire utilement l’objet d’une co-élaboration avec la population. Les expériences participatives conduites en France et dans le monde démontrent pourtant que des marges de manoeuvre existent à toutes les échelles du système urbain pour engager un dialogue sur la fabrique de la ville qu’il s’agisse: des mobilités, des sonorités, du choix des matériaux, de l’aménagement des espaces publics, des fonctionnalités des équipements, du patrimoine, de l’art ou de la nature dans la ville.
     Le premier enjeu est de donner à voir cette diversité des possibles participatifs afin que chacun puisse s’en saisir. Le second est d’accepter une posture consistant à construire au cas par cas, les finalités, les objectifs et les modalités du dialogue avec la population. Pour que ce dialogue s’instaure, il faut d’abord que la population accepte d’en jouer le jeu. C’est ici que la diversification des thèmes, des objets et des modalités d’échanges est indispensable pour permettre à la population d’entrer dans le jeu participatif selon l’entrée et les modalités qui lui conviennent le mieux. Cette posture d’ouverture est nécessaire si l’on souhaite que la population traduise en acte sa volonté de participer à la fabrique de la ville.
     La densité a besoin de cette intensité participative pour être comprise, nourrie et racontée. C’est un changement de lunettes dont les villes ont besoin pour leur permettre d’envisager l’ensemble des possibilités collaboratives avec la population. La concertation vient encore trop souvent au secours des situations enkystées, lorsque tout est dit et tout est joué et dont le résultat attendu vise trop souvent l’épuisement de la protestation. Le dialogue citoyen peut avoir d’autres utilités et participer de la production d’une ville comme d’une société, fondée sur des dynamiques de coopération, d’interaction, de conflit et de réconciliation comme bénéfices d’habiter une ville vraiment intense.