<
>
Contributions
#07
Depuis 40 ans, l’Adec accompagne le théâtre amateur
RÉSUMÉ > Jadis fortement marqué par la parole moralisatrice des patronages d’un côté et des amicales laïques de l’autre, le théâtre amateur a retrouvé son indépendance idéologique et s’est recentré sur son objet artistique. C’est dans ce contexte, il y a quarante-ans, qu’est né l’Adec, Art Dramatique Expression Culture, en Bretagne. La Maison du Théâtre amateur, implantée à Rennes, continue de défendre « un théâtre pour dire » en accompagnant les troupes amateurs.

     Une ou deux fois par semaine, pour le plaisir de dire du texte et de faire passer des émotions, des passionnés rejoignent l’une des 80 troupes de théâtre amateur de Rennes-Métropole. « Je me suis souvent demandée ce qui motive ces gens qui, après huit heures de travail, se retrouvent dans une salle polyvalente souvent peu ou mal chauffée l’hiver », s’interroge Suzanne Heleine, directrice de l’Adec, Maison du Théâtre amateur. « Je crois que l’art est profondément inscrit en nous. Le théâtre est l’art du jeu, l’art de jouer. Peut-être le plaisir de l’enfance de se réapproprier un autre personnage ».

     « L’homme de théâtre, l’artiste a une place particulière dans notre imaginaire collectif, que l’époque du Romantisme a mythifié. C’est important pour les gens d’une communauté d’accéder à cet autre statut, quelques heures par semaine et en représentation devant les personnes de leur propre communauté. Ils ne sont plus le boulanger, le charcutier, l’instituteur… ils sont comédiens! » Passer de l’autre côté du miroir fascine. « Monter sur scène et vivre les applaudissements: la finalité du théâtre est bien ce moment de la rencontre entre le public et le plateau. C’est de l’ordre du sacré dans le sens athée du terme! »  

La parole théâtrale, force moralisatrice

     L’étymologie même du mot grec confère au théâtre ce rôle de contemplation, d’étonnement et d’admiration. C’est le lieu du spectacle et du spectateur donc du regard et de l’observation. Faire du théâtre c’est porter un autre regard sur l’autre et questionner le « je » par le jeu. Une pratique en amateur qu’accompagne depuis quarante ans l’Adec – Maison du Théâtre amateur. « À ces 40 ans correspondent nos 20 ans d’installation dans l’ancien théâtre de patronage du 45 de la rue Papu, construit en 1924, et devenu le cinéma Le Régent. Il a été mis à notre disposition par la Ville de Rennes. » Ce double anniversaire est l’occasion de se pencher sur l’histoire singulière et locale de cette pratique théâtrale en amateur. L’amateur étant celui qui aime. Un passionné!
     Guy Parigot, comédien, metteur en scène et figure de la décentralisation théâtrale de l’après-guerre en Bretagne, évoquait dans le Dictionnaire du patrimoine rennais, « les débuts difficiles du théâtre permanent » à Rennes. Les traces les plus lointaines d’une activité théâtrale dans la capitale bretonne remontent à la représentation du Mystère de la Passion, en 1430, et aux « jeux scéniques et mimés sur estrades et sur chars » de la confrérie du Saint-Sacrement, au 16e siècle. Il s’agit donc d’un théâtre amateur placé sous la protection de l’Église. « Le théâtre a longtemps accompagné les fêtes religieuses comme l’Épiphanie, Pâques… les fameuses Passions très jouées en Bretagne. Traditionnellement, on faisait aussi du théâtre amateur pour la veillée de Noël », raconte Suzanne Heleine. Le théâtre, ajoute-t-elle, est une tradition française qui s’est imposée avec certaines particularités dans la région Ouest: le Cotentin, la Bretagne, les Pays de Loire, la Vendée. « Les patronages ont été particulièrement vivaces. »
     À partir de 1901, en effet, avec la loi sur les associations, naissent des sociétés, des patronages, des fédérations, des amicales qui offrent des activités sportives et culturelles au peuple qui risquait de se « perdre dans les bistrots ». « Ils avaient pour objectif d’occuper les enfants et les adultes ouvriers qui commençaient à avoir du temps libre ». Le théâtre est alors une manière de faire passer un message, « soit la parole du curé donc de l’institution catholique pour moraliser ses troupes, soit la parole de l’instituteur donc des institutions laïques pour faire passer une autre morale. » Cette émulation entre patronages catholiques et amicales laïques donne lieu à une forte concentration de troupes amateurs. Une étude faite en Bretagne dénombrait à cette époque 500 auteurs de théâtre.
     Au cours des années 1960, une autre forme de théâtre télescope cette pratique: « Au théâtre ce soir, à la télévision, a marqué l’imaginaire collectif. La France entière se retrouvait pour regarder cette émission. Il y a eu un véritable essor du théâtre de boulevard ou théâtre de divertissement ». Une orientation qui est encore celle de nombre de troupes amateurs. « C’est l’idée que le public a envie de rire et que la troupe est là pour lui offrir ce plaisir ».

« Du théâtre pour rire au théâtre pour dire »

     Dans la capitale bretonne, un avènement plus local amorce un tournant décisif. Historiquement, le Théâtre de Rennes, ouvre en 1836, en affirmant sa vocation lyrique. Il laisse une pratique théâtrale en jachère: « Après la première guerre mondiale, soulignait Guy Parigot, l’activité théâtrale est laissée aux seuls soins de tournées venues de Paris, avec un répertoire boulevardier et des troupes amateurs comme Rennes-Coemedia et le cercle dramatique rennais de Jean Guihery. »
     C’est une troupe amateur, les Jeunes comédiens, qui suscite un élan novateur. Celle-ci est fondée en 1939 par un groupe de Rennais, principalement étudiants, autour de Jean-Louis Bertrand, Robert Merle et ce même Guy Parigot qui écrivait : « Le travail de cette troupe et la réflexion de ses animateurs rencontrent, après la Libération, la volonté de renouveau du théâtre en province ». En 1949, la troupe devenue professionnelle donne naissance au quatrième Centre dramatique national. Le Centre dramatique de l’Ouest « s’emploie à convaincre le public d’accepter un nouveau répertoire » et devient Comédie de l’Ouest, en 1956. La CDO est à l’origine de la création de l’association « Maison de la culture de Rennes » en 1962.
     « Les comédiens de la CDO ont toujours accompagné la pratique amateur dans ses projets et par des stages, en particulier Roger Guillo et Guy Parigot. Ils n’ont jamais renié leur parcours », insiste Serge Saint-Ève, président du conseil d’administration de la Maison du Théâtre amateur. C’est à l’Adec que Guy Parigot, en 2003, fait don de centaines d’ouvrages et de manuscrits provenant de son fonds patrimonial et de celui du Centre dramatique de l’Ouest. La bibliothèque qui porte le nom de son donateur est un lieu ressources pour les acteurs du spectacle vivant. Un geste symbolique fort pour Guy Parigot. Rappelons-le, en juin 1970, le comité départemental d’Ille-et-Vilaine de la Fédération catholique du théâtre amateur, Fectaf, s’affranchit de sa tutelle. Il devient l’Adec. Guy Parigot contribue à lui obtenir des premières subventions d’État et à la faire reconnaître comme lieu d’éducation populaire.
     « L’Adec a rassemblé des passionnés de théâtre inscrits dans un patronage ou dans une amicale, qui voulaient se recentrer sur le théâtre et ne plus s’inscrire dans des organisations rattachées à des idéologies sociales », raconte Serge Saint-Ève. Au cours de ces années post soixante-huitardes, ce nouveau courant est porté par des praticiens proches de l’université et des écoles de formation d’animateurs. « L’un des fondateurs de l’Adec, Eugène Royer, prêtre catholique et professeur à Saint-Vincent, disait ne plus se reconnaître dans les objectifs de la Fédération catholique. Ces gens avaient envie de réorganiser le théâtre amateur autour d’une parole de citoyen. Ils sont passés du théâtre pour rire au théâtre pour dire », constate Suzanne Heleine.
     En 1973, l’Adec ouvre le premier atelier régulier de formation animé par un comédien. Une première! Dans le milieu rural, des regroupements d’habitants questionnent les mutations de l’agriculture et des campagnes par le théâtre. « La Joc a joué là un très grand rôle. Il y a eu aussi des troupes dans le milieu de l’entreprise comme l’ACE, Action culture entreprise. » C’est la grande époque des créations collectives. « Le théâtre contemporain était peu diffusé. Il n’y avait pas autant d’auteurs connus, mais une réappropriation du théâtre pour dire ce qu’on avait envie de dire en tant que citoyens. Un vrai lieu de parole! ».

Le théâtre-passion affirme son autonomie

     Et aujourd’hui ? Le terrain de base de la pratique en amateur a évolué, explique Serge Saint-Ève. « La pratique théâtrale s’est développée à tous les niveaux du cursus scolaire. À l’Université, le département Arts du spectacle a été créé. Cette évolution, au cours des années 1980-1990, a évidemment rejailli sur le théâtre amateur. » Les jeunes, après plusieurs années de pratique, éprouvaient le besoin de prolonger leur expérience. Ils avaient envie de devenir professionnels, poussés aussi par la mise en place du régime de l’intermittence du spectacle, au milieu des années 1970. « Pour eux l’idée de faire du théâtre en tant que passion ne leur suffisait pas. Être amateur ne leur semblait pas suffisamment positif », dit Suzanne Heleine. « C’était pour nous un questionnement: comment leur montrer qu’on pouvait continuer de faire du théâtre avec passion sans en faire un métier ? ».
     Crise de l’intermittence? Réalité économique? Avec le 21e siècle naissant, la pratique en amateur semble retrouver du crédit. « Des groupes de jeunes se forment pour poursuivre l’aventure. Au sein même de l’université, des associations culturelles fédèrent des troupes de théâtre. Nous accueillons chaque année, depuis quatre ans, leur festival L’Arène Théâtre ». On pourrait citer De Natura, la troupe de l’Insa ou En voiture Simone. « Ces projets décidés par tous sont l’affirmation d’une autonomie, d’une émancipation. Ces jeunes se placent clairement dans le champ amateur tout en souhaitant tourner dans les festivals ».
     Aujourd’hui, la force de la pratique en amateur est son réseau. À Rennes, on pourrait citer La Paillette, une autre pionnière des ateliers de théâtre, et depuis les années 80, le Théâtre du Cercle affilié au Cercle Paul-Bert. Les festivals constituent une vitrine incontournable. « Les plus importants des quatre départements sont ceux de Chartres-de-Bretagne, Josselin, Carhaix ou Théâtre en Rance. » Au niveau national, nombre de festivals de théâtre sont en mesure d’accueillir des troupes amateurs. « Il y a aussi des concours, le Masque d’or, le prix Charles- Dullin… Un groupe qui a envie de poursuivre son aventure pendant plusieurs années peut le faire ». Citons le spectacle cabaret sur Bernard Dimey par la troupe Topel théâtre qui fêtera bientôt sa centième représentation.

Ne pas exclure l’amateur de l’art théâtral

     « Nous avons toujours essayés d’être complémentaires et non pas concurrents d’une pratique professionnelle qui s’est beaucoup développée ». La pratique en amateur est restée stable avec 300 troupes en Ille-et-Vilaine. « Par contre, d’une compagnie professionnelle en province, en 1949, nous sommes passés à 150. D’où l’importance d’un partage intelligent du territoire et des enjeux ». Et Suzanne Heleine de souligner : « On peut regretter que le théâtre amateur ne soit vu que par ses propres membres et rarement par l’institution, par les professionnels ou par les élus. Ceux-ci savent qu’il existe, mais ils insistent sur le volet social du théâtre amateur plus que sur le côté artistique. » On sait pourtant qu’aujourd’hui le théâtre universitaire a une influence directe sur les formes du théâtre contemporain…
     « En clair, la difficulté est de ne pas ghettoïser la pratique amateur. Et comme elle est présente dans toutes les communes et que les lieux du spectacle vivant se sont professionnalisés, le grand danger serait d’exclure cette partie de l’art théâtral de cette possibilité d’être vue dans ces lieux. C’est important qu’il existe des terrains de rencontre entre amateurs et professionnels. » D’autant que le flou juridique persiste sur le statut de l’amateur: « Nous y réfléchissons avec la profession, les syndicats, le ministère. Ce qui nous semble évident ce n’est pas de statuer sur la pratique en amateur, mais de limiter les abus qui restent des cas exceptionnels. Ce partage du plateau entre professionnels et amateurs a toujours existé. Il relève de la liberté du citoyen de participer à un spectacle, de partager une oeuvre d’art. Il est difficile, quand on est amateur et qu’on travaille, de prendre la place d’un comédien professionnel! On est là pour faire le choeur comme dans les tragédies antiques ».
     L’anniversaire de l’Adec est l’occasion de réaffirmer ses valeurs: « Notre rôle est de susciter des regroupements de citoyens autour d’un projet de théâtre en amateur et de les accompagner. Le projet de la maison se développe autour de cette finalité qui englobe bien sûr le jeu de l’acteur, mais au-delà, l’ensemble du champ de la création: depuis le conseil au choix du répertoire, en insistant sur les auteurs et l’écriture contemporaine, jusqu’au champ de la représentation et de la diffusion avec le rôle de relais d’un pôle ressources ». l’Adec propose un parcours abordant des formes et des styles théâtraux différents, à travers l’ensemble des métiers du théâtre: « C’est tout ce qui fait que l’acteur, au centre du processus de création, a autour de lui un ensemble d’éléments qui aboutissent à la convocation d’un public ». Le théâtre amateur soutenu par l’Adec est donc politique, dans le sens du mot grec « polis », la cité. Une prise de parole ludique et sous les feux de la rampe.