à Rennes : mais où sont
les historiens ?
C’est un grand vide dans la recherche historique. Localement, personne ne s’est jamais intéressé aux frontstalags de Rennes. À part quelques anecdotes, on ignore tout. C’est un pan camouflé de l’histoire de la ville. De même, rien, ni cérémonie ni lieu de mémoire ne viennent rappeler le sort de ces milliers de soldats coloniaux qui eurent Rennes pour prison.
Le Grand Ouest en général1 et Rennes en particulier furent pourtant un pôle majeur du dispositif des frontstalags. Armelle Mabon évalue à 12 000 le nombre de prisonniers « indigènes » qui séjournèrent à Rennes, « l’un des plus grands frontstalags de France » entre 1940 et 1944.
Les frontstalags 133 et 127 se répartissaient en plusieurs camps correspondant à différentes casernes de la ville : le camp des Sports, dit aussi Parc des Sports, route de Lorient ; le camp de la Marne (à gauche sur la route de Redon, après la rocade en venant de Rennes, capacité de 1 700 prisonniers) qui servit après-guerre à interner 50 000 prisonniers allemands ; le camp des Guines (il s’agit du quartier d’artillerie du boulevard de Guines) ; le camp Margueritte en bordure de la caserne du même nom (il comportait une quinzaine de baraques pour une capacité de 2 000 prisonniers ; c’était une sorte d’annexe de la prison Jacques Cartier ; y furent détenus aussi résistants, otages, droits communs) ; le Lazaret (à l’école primaire supérieure)…
À partir de ces camps, les prisonniers étaient conduits par petits groupes, sur différents lieux de travail où ils pouvaient séjourner : par exemple dans des fermes de Betton, par exemple au Boël à Bruz où se trouvait une carrière… On n’en sait guère plus. En revanche, des témoignages ont afflué vers Armelle Mabon quand elle a réalisé son film Oubliés et trahis. Rennes apparaît alors comme un vivier de solidarité active. Les exemples abondent : celui de Mme Céline Jan, épouse d’un rédacteur en chef de L’Ouest-Éclair « qui a mouillé sa chemise », celui de la famille Le Gouarin, qui tenait restaurant au Boël, celui de l’imprimeur Maurice Simon et de son escorte d’honneur accompagnant les prisonniers décédés dans leur dernière demeure… « Et tellement d’autres gens… ces myriades de complicités qui ont permis de faire évader des Marocains, des Sénégalais ».
Rennes est une « ville-symbole », selon Armelle Mabon. À cause de cette entraide. À cause de hauts faits, comme ce refus d’un groupe de prisonniers d’obéir aux Allemands qui leur demandaient en décembre 1942 « d’enterrer comme des chiens » 25 résistants fusillés à Saint- Jacques. Et n’oublions pas cette célèbre photo de la libération de Rennes où l’on voit une colonne de prisonniers coloniaux, fraîchement évadés, défilant devant l’Hôtel- de-ville.
Toute cette histoire reste à raconter. Le prestigieux département d’histoire de l’Université de Rennes 2 n’a jamais suscité le moindre mémoire de maîtrise, la moindre thèse sur ce long épisode carcéral. Il n’est peut-être pas trop tard. Les sources existent. Quant aux témoignages, il suffit sans doute de se baisser. Mais il faut faire vite car les acteurs directs sont aujourd’hui âgés.
De son côté, la Ville de Rennes devrait sérieusement réfléchir à une réactivation de la mémoire oublieuse. À l’instar de Quimper, où le maire socialiste, Bernard Poignant, découvrant récemment le sort des « indigènes », a organisé en mai 2010 une cérémonie du souvenir à l’ancien camp de Lanniron où furent internés des milliers de « coloniaux ». Sur ce terrain sans traces, aux portes de la ville, une stèle rappelle désormais le triste sort des soldats de l’Empire colonial.
Il fallait une chercheuse atypique pour se lancer dans une recherche aussi inédite que celle des prisonniers de guerre coloniaux sur le sol français.
Aujourd’hui maître de conférence à l’Université de Bretagne Sud à Lorient (département politique sociale et santé publique), Armelle Mabon se définit « comme un pur produit de la formation permanente », une formation qu’elle a menée de front avec son métier d’assistante sociale. En conflit avec son administration « car je défendais la déontologie », dit-elle, elle s’est d’abord penchée sur le rôle des assistantes sociales pendant l’Occupation, « avec l’idée qu’elles étaient pétainistes ». Archi-faux : « J’ai découvert qu’elles étaient plutôt résistantes ». De ce travail, bientôt transformé en thèse, sortiront deux livres chez L’Harmattan : Les assistantes sociales au temps de Vichy (1995) et L’action sociale coloniale (2000).
En cours de route, Armelle Mabon est tombée par hasard sur l’affaire des prisonniers coloniaux : « Une ancienne assistante sociale de Bordeaux m’avait confié un petit carton d’archives. C’est en l’ouvrant que j’ai découvert ce pan d’histoire totalement méconnu. Vous pensez, la captivité, cela n’intéresse personne, car ce n’est pas très glorieux. Mais quand il s’agit de prisonniers coloniaux, c’est encore pire.»
C’est ainsi que la chercheuse a fait émerger des archives, notamment de la Croix-Rouge, des dossiers poussiéreux qu’elle était la première à consulter. Le sort des coloniaux devint sa passion : « Cette histoire méritait d’être connue le plus largement possible. J’ai écrit un synopsis, trouvé une réalisatrice, fait affluer les témoignages. Et au bout de six ans de travail, le documentaire Oubliés et trahis, un 53 minutes, est sorti ».
Ensuite, elle a repris l’écriture de son livre Prisonniers de guerre indigènes. Sorti au début de cette année, il a reçu un accueil critique très encourageant. Armelle Mabon ne compte pas en rester là : elle voudrait écrire une fiction « afin de rendre cette histoire encore plus vivante », une manière aussi de rendre hommage à ces soldats oubliés de l’histoire.
En outre, une foule de choses restent à découvrir dans ce dossier : par exemple en Allemagne, du côté des sentinelles des camps. Surtout, Armelle Mabon espère vivement que des initiatives universitaires prendront le relais du travail défrichage qu’elle a réalisé.
PLACE PUBLIQUE > Combien y eut-il de soldats coloniaux engagés dans la Seconde guerre?
ARMELLE MABON > Les historiens ne sont pas tous d’accord. On peut retenir les chiffres suivants: 10 000 Indochinois, 10 500 Malgaches, 68 500 Africains et 340 000 Nord-Africains. Ils étaient volontaires, mais il y eut aussi des recrutements forcés.
PLACE PUBLIQUE > Pourquoi ont-ils été internés en France et non en Allemagne, comme les autres ?
ARMELLE MABON > Au début, en juin 40, certains ont bien été emmenés en Allemagne. Mais très vite, les Français n’ont plus vu un seul noir dans les stalags. Ils ont pensé qu’ils avaient été massacrés. En réalité, les Allemands ne voulaient pas garder des hommes de couleur sur leur sol. Plusieurs raisons: d’abord, les nazis ont peur de la « contamination raciale »; ensuite, ils redoutent les maladies tropicales; enfin, leur orgueil avait été bafoué lors de l’occupation de la Rhénanie par des troupes noires juste après la Première guerre mondiale. Pour toutes ces raisons, les Allemands ont exigé de la commission d’armistice que ces prisonniers reviennent en France.
PLACE PUBLIQUE > Vichy de son côté se préoccupait aussi du sort de ces prisonniers « indigènes »?
ARMELLE MABON > Oui, Vichy avait sollicité la commission d’armistice pour que ces prisonniers soient non pas rapatriés en France, mais transférés dans des régions au climat tempéré. On craignait, à l’approche de l’hiver 40, que beaucoup d’entre eux soient exterminés par le froid, du côté de la Pologne.
PLACE PUBLIQUE > À partir de là, les occupants organisent des camps sur le territoire français…
ARMELLE MABON > Ils rapatrient ces hommes par convois entiers en octobre-novembre et mettent en place ce que l’on appelle les frontstalags, c’est-à-dire des stalags situés à l’extérieur du Reich: il y avait des grands camps comme le camp 133 de Rennes. Certains autres prisonniers étaient disséminés un peu partout dans des arbeitkommandos.
PLACE PUBLIQUE > Combien de camps et combien de prisonniers indigènes en France?
ARMELLE MABON > À partir de juin 40, on a compté jusqu’à 53 frontstalags. Après, une fois que tous les Français sont partis en Allemagne, ce chiffre est retombé: en 1941, on compte 22 frontstalags d’Épinal à Biarritz en passant par la Bretagne. Il y avait, à ce moment-là, 70 000 hommes alors qu’au tout début de la captivité, on peut estimer qu’ils étaient 130 000.
PLACE PUBLIQUE > Pourquoi cette différence? Que sont devenus les 60 000 manquants ?
ARMELLE MABON > Il y a eu des mouvements de libération, des rapatriements sanitaires massifs car les Allemands avaient peur de la tuberculose, par exemple. De plus, beaucoup de prisonniers ont profité de la pagaille du début pour s’évader.
PLACE PUBLIQUE > Les gens qui les encadrent sont des militaires allemands ?
ARMELLE MABON > C’est le même principe que s’ils étaient dans des stalags en Allemagne. Les militaires les empêchent de s’évader par tous les moyens : des sentinelles ont tué de sang-froid des prisonniers quand ils tentaient de s’échapper.
PLACE PUBLIQUE > Comment étaient-ils traités ?
ARMELLE MABON > Cela dépendait du commandant du camp et des sentinelles. Quand ces militaires avaient fait la Première guerre, en général, c’était assez débonnaire. En revanche, avec les jeunes sentinelles, c’était beaucoup plus dur : la gâchette et le coup de crosse faciles… Cela dit, tous ces prisonniers étaient protégés par la convention de Genève. Les Allemands ont respecté cette convention. Au total, il n’y a pas eu de massacres. Et tout le monde a été nourri même si cette nourriture était limite.
PLACE PUBLIQUE > Ces prisonniers étaient-ils regroupés par pays ou par race?
ARMELLE MABON > Dans les gros frontstalags comme Rennes ou Quimper, Indochinois, Malgaches, Sénégalais, Nord- Africains sont mélangés. En revanche, dès lors qu’ils sont dans des plus petits camps ou dans les arbeitkommandos, les Allemands évitent les mélanges. Ils font attention aussi aux « hommes de confiance », ces sous-officiers indigènes qu’ils chargent de la police des camps. Ce ne sont jamais des Sénégalais, toujours des Nord-Africains ou des Indochinois qui tiennent ce rôle.
PLACE PUBLIQUE > Ces prisonniers ont des contacts avec l’extérieur, notamment par le travail…
ARMELLE MABON > Avec 1,8 million de prisonniers de guerre en Allemagne, les campagnes étaient dépeuplées. Les communes avaient besoin de main-d’oeuvre pour les routes, les fermes, les travaux. Du coup, on se retrouvait, avec du travail forcé, mais sur le territoire national. Une sorte de relation coloniale, mais reconstruite sur le territoire métropolitain. Il s’agit donc d’une captivité singulière, puisque ce sont des prisonniers qui ont un contact privilégié avec la population locale puisqu’ils appartiennent au même camp.
PLACE PUBLIQUE > Justement, vous décrivez la bienveillance des Français, dont beaucoup sont vichyssois, à l’égard de ces captifs.
ARMELLE MABON > Il est clair pour tout le monde que ces hommes sont là parce qu’ils sont venus nous défendre. Il s’y ajoute une sorte de paternalisme colonial et chez certaines marraines de guerre le souci de mener une mission civilisatrice. La plupart des Français ont eu envie d’aider ces prisonniers, de les protéger, parfois en prenant des risques.
PLACE PUBLIQUE > Le « marrainage » semble avoir joué un rôle important ?
ARMELLE MABON > Des organismes ou même des personnes ont décidé d’organiser plus précisément ce marrainage pour que ces hommes puissent avoir du réconfort, matériel ou épistolaire: cela s’est vraiment répandu partout. On recherchait des jeunes filles pour assurer ce rôle. À partir du moment où ils avaient des marraines, les prisonniers étaient autorisés à venir manger avec la famille.
PLACE PUBLIQUE > C’est ainsi que se sont déclarées des histoires d’amour…
ARMELLE MABON > Forcément, ces contacts pouvaient durer plusieurs années. À Rennes, j’ai retrouvé une correspondance d’une marraine à son filleul qui témoigne d’une amitié très profonde. Parfois l’on passait de l’épistolaire au contact physique, à l’histoire d’amour. Ce n’était pas superficiel et c’était risqué car très surveillé et les Allemands avaient interdit les relations sexuelles entre Indigènes et Françaises. Ce n’était pas non plus accepté par les Français.
PLACE PUBLIQUE > À partir de 1943, le régime change. Que s’est-il passé?
ARMELLE MABON > À cette date, les Allemands ont eu besoin de récupérer une partie de leurs sentinelles pour les envoyer sur le front de l’Est. Ils ont alors demandé à Vichy que les prisonniers soient gardé par les Français, par les officiers et sous-officiers des troupes coloniales. C’est un exemple peu glorieux de la collaboration d’État.
PLACE PUBLIQUE > Retournement incroyable! Des officiers français gardent leur propres troupes ?
ARMELLE MABON > Oui, mais au départ, ils ne savaient pas qu’ils allaient encadrer des prisonniers. Ils pensaient qu’il s’agissait de travailleurs. Précisons aussi que cela ne concernait que les prisonniers des arbeitkommandos. Comme il n’y avait pas suffisamment d’officiers, on a recruté des fonctionnaires civils français, notamment des Eaux et Forêts. On a armé ces Français pour garder les prisonniers. Tous les prisonniers ont vécu cela comme une incompréhensible trahison.
PLACE PUBLIQUE > En 1944, la libération de ces soldats après quatre ans de captivité se traduit par une nouvelle humiliation?
ARMELLE MABON > Il reste 35 000 prisonniers dans les frontstalags. Ils sont libérés soit par les Américains, soit par les FFI. Ces hommes connaissent leurs droits, ils ont travaillé, ils ont un salaire et une solde de prisonnier de guerre à récupérer. Ils se méfient. Au moment de rembarquer au pays, à Morlaix, ils réclament leur argent. On leur en donne une partie et on leur promet le reste à l’arrivée au pays. 300 d’entre eux refusent de monter sur le bateau le Circassia, Les gendarmes interviennent, il y a des blessés parmi les tirailleurs sénégalais. Alors qu’ils ont été libérés, ces gens sont remis derrière des barbelés, près de Loudéac, puis à Guingamp pour quelques mois. Un comble, ces soldats africains, on les fait garder par des gendarmes et des FFI !
PLACE PUBLIQUE > Ensuite, lors de l’arrivée à Dakar, se situe un épisode meurtrier.
ARMELLE MABON >Toujours à cause de l’argent. D’abord, on les rapatrie sans au-revoir ni cérémonie d’adieu. La direction des troupes coloniales ne voulait pas qu’ils restent trop longtemps en France. Elle craignait leur colère. À leur arrivée au Sénégal, les Africains ont réclamé ce qu’on leur avait promis, c’est-à-dire la totalité de leur solde. On leur a dit, vous aurez cela plus tard, au Mali ou ailleurs. Certains n’ont pas voulu rentrer chez eux. L’armée française a eu très peur et a voulu faire une opération de force. Le 1er décembre 1944, au camp de démobilisation de Thiaroye (Sénégal), elle a tiré sur les « mutins ». Il y a eu officiellement 35 morts (certains disent plus). Des mutins sont passés devant un tribunal. Certains ont été condamnés à dix ans de prison.
PLACE PUBLIQUE > La seconde injustice, c’est après la décolonisation de ces pays, la « cristallisation », le gel des pensions…
ARMELLE MABON > Après les indépendances, la France décide de geler les pensions des anciens combattants de ces pays de l’ex-empire. On invente un lien perpétuel pour maintenir les ex-colonisés en quémandeur de bienfaisance. Ils ont gagné tout récemment puisque le Conseil d’État reconnaît le principe d’équité. Mais il faudra surveiller cela.
PLACE PUBLIQUE > Concernant toute cette histoire, vous parlez d’une fabrique de l’oubli. Comment cela s’est-il construit ?
ARMELLE MABON > Il y a une raison militaire: des officiers de l’armée avaient gardé leurs propres hommes. Il ne fallait pas trop montrer que l’armée avait été complice. Et puis, dans la tragédie de Thiaroye, je pense que le comportement de l’armée n’a pas été à la hauteur. Autre raison plus lancinante, le refus du rapprochement entre des hommes de couleur et les femmes blanches. Les enfants métis qui sont nés de ces unions n’ont pas pu retrouver leur père. On a mis un couvercle bien étanche sur tout cela. Enfin, il ne fallait pas montrer que ces hommes avaient été des résistants, de grands résistants. La France avait du mal à l’accepter. D’une manière sous-jacente, on savait aussi que ces combattants iraient combattre avec les indépendantistes.
PLACE PUBLIQUE > Aujourd’hui avec des films comme Indigènes, avec vos travaux, on s’achemine vers une reconnaissance. Faut-il aller plus loin?
ARMELLE MABON > Je ne suis pas pour la repentance. Je dis que déjà il serait bien que l’on sache et que l’on reconnaisse les faits. C’est cela qu’il faut offrir au grand public: mettre une vraie histoire sur ce qui s’est passé. Cela apaisera aussi beaucoup de rancoeurs. Je voudrais que les Français, notamment les jeunes, soient touchés par cette histoire. Cela permettra peut-être de changer notre regard et de trouver un meilleur équilibre dans nos relations actuelles avec les immigrés.