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Dossier
#18
RÉSUMÉ > Entre le cimetière de l’Est et l’emprise ferroviaire, le boulevard Auguste-Pavie cache ses trésors! Le « Courtil de Pavie » est une association de jardinots, les jardiniers cheminots. La SNCF a mis dès après-guerre à leur disposition les pentes au-dessus du plateau ferroviaire. Les 70 parcelles sont cultivées à 80 % par des cheminots. Gilles Cervera y a lui-même son lopin. Il fait ici le portrait de huit jardiniers, ses voisins, pour qui ce bout de terre est, au choix, un défoulement, un exutoire, une médecine, un oubli, un paradis.

     Daniel, tout le monde le connaît au jardin. Quand on entre, on le salue, quand on quitte aussi. Daniel a toujours un mot, puis un autre, des phrases et au bout une conversation. « J’bats d’la goule! » reconnaît-il lui-même, dans le brouhaha de la ligne de Châteaubriant qui passe pile sous sa cabane. À cause des trains, on n’entend pas tout, alors il répète et enchaîne. Un mot sur la lune, il faut semer, sur le quart de lune, il faut planter, descendante, montante, tels sont les enjeux.
     Juste à côté de sa cabane, deux traverses de chemin de fer posées sur des parpaings forment une table. C’est assez indiqué pour tout jardinier qui commence sa journée et veut muscler sa bouche avant de chauffer le restant de ses articulations. Les bancs sont là aussi pour accueillir les voisins souhaitant refaire le monde, partager une trouvaille, déplorer une sécheresse, énoncer un point de vue, réclamer de l’eau, bref, on pourrait y passer la journée. Au moment des cerises, il n’y a qu’à stopper sur le banc et attendre un coup de vent : les cerises tombent de l’arbre, pile à la verticale des conversations. L’an dernier, Daniel a fait l’acrobate, l’échelle s’est dérobée. Comment il s’est raccroché aux branches ? Mystère! L’intérieur des bras juste un peu en sang et quitte pour une sérieuse éraflure. Ça lui rappelle qu’avant d’être cheminot, il était à la Manufacture des tabacs du Mans. Un jour, perché sous les poutrelles en train de souder, l’arc a fait masse. Le voilà scotché des secondes qui durent des plombes. Les gars ont stoppé le courant, ils l’ont décollé et emporté plus mort que vif. Un électrochoc.
     Le voilà cheminot comme le cousin de son oncle ou le neveu de sa tante, on se perd un peu. Pas Daniel qui se remémore tout, en plantant les dahlias, à genoux sur sa terre. Il se rappelle la grand-mère de Noyal-Chatillon férue en jardinage, la petite brouette fabriquée chez le menuisier tout exprès pour lui et jusqu’à ses douze ans cette brouette était son trésor! Maintenant, Daniel, il donne ce qu’il a en trop. Les plants à gogo, les cerises ou les pêches à la saison. C’est à l’entrée des jardins, impossible de le manquer. Une pâte de jardinier.

Bernard (1) : L’ambiance et les copains

     Il bricole, il scie, il repousse, il circonscrit, l’heure est à la guerre déclarée, au conflit ouvert, c’est pour ça que Bernard a dans la main la scie. Il grillage, il entoure, il cerne, il complète, il barricade et embastille. Il vérifie que pas un lapin ne passe. Pas un. C’est qu’ils naissent par ribambelle, c’est qu’ils sont là en cette mi-avril, transformant la terre en grattis, bouffant les oignons qui sortent, les pousses tendres. Les lapins sont arrivés et la guerre est déclarée. Ils ont transformé en piste de danses la terre meuble que Bernard avait motocultivé. Les lapins s’amusent et se gobergent tandis que Bernard bosse. Bernard a repris les gestes de ses parents qui tenaient une petite ferme aux confins du Lion-d’Angers.
     Plutôt genre taiseux, le Bernard du Maine-et-Loire. Un sourire narquois sous la casquette bleue qui bouge en fonction du soleil et de la terre qui tourne. Pourquoi il garde son jardin à Rennes alors que sa maison est à Châteaugiron? Pour faire le jardin pardi! Et si on le lui arrache, il le dit pourquoi il a le jardin: pour les copains! Les collègues de l’Équipement et les autres. Ce qui est bien, c’est l’ambiance dans les jardins. On se prête des légumes en trop, on se donne des plants, qui en a en trop à qui en a moins. Pour le reste, quoi? Les lapins? On l’a dit. C’est la guerre sur terre et sous terre. Le grillage fin est posé tout autour en plus des haies, en plus des traverses SNCF, en plus des planches.
     Étonnant pour personne, le dernier mot de Bernard qui, dans un sourire mutin abrité de bleu, l’affirme: au jardin, il ne pense à rien.

     Elle a sa maison avec son jardin de fleurs, au-dessus. Mais pour les légumes, c’est ici, côté rails ! Ici que depuis cinquante ans, elle râtisse, bine et bêche profond. Son jardin, c’est son sport. Elle a une trop petite retraite pour aller au cinéma ou faire de la gym en club. Elle a 83 ans Isabelle, pas question de le cacher. Née dans une ferme de Saint-Grégoire où ses parents faisaient du maraîchage. Elle fait comme elle a vu faire. Elle ne sait pas ce que s’ennuyer veut dire. Elle a élevé ses quatre enfants, là, dans la maison au dessus. Elle faisait des ménages mais était toujours là quand les enfants rentraient de l’école ou du lycée. Sûr qu’elle se couchait plus souvent à une heure du matin qu’à 22. Ménage fait et debout de bonne heure avec le plaisir de trouver tout repassé et tout frotté. Son mari mort, elle a continué le jardin.
     Quand on parle avec Isabelle, Tomé, son voisin de jardin, s’interpose avec des plants d’endives qu’il a faits et un bel accent qui signe son pays. Des beaux plants délicats, tout blanc dans les mains larges de Tomé. Venu de Macédoine, il y a de cela quarante ans. Depuis, Isabelle et Tomé s’apprennent, s’échangent, se prêtent et se rendent. Tomé fait comme en Macédoine, des pastèques, des poivrons, des melons, des aubergines et des tomates à mettre au vinaigre. Tomé pose délicatement les plants d’endives et file.
     Isabelle jardine en pensant à ses enfants à qui une bonne part des légumes est destinée. Le jardin lui fait penser à « autre chose », à l’âge y compris même s’il ne se voit pas. La vie d’Isabelle, c’est la fidélité. Au jardin en premier, à l’amitié, aux vacances à Antibes où elle descend depuis cinquante-cinq ans, chaque été, au volant de sa voiture. Les amis de là-bas aussi disparaissent, mais elle y retourne, continue de camper sous la tente; pour ça qu’on peut dire qu’Isabelle est fidèle! De même à ce vieux râteau dont machinalement, en me parlant, elle nettoie les dents une par une.

     C’est à son accent qu’on reconnaît d’où Lucien vient. Son port d’attache à présent, c’est cette parcelle bêchée, plantée, semée sans relâche depuis 1978, mais le point de départ pose l’accent tonique au beau mitan des mots comme un art inoubliable de jardiner la langue: c’est venu comm’ça, « aussi »! De Pont-l’Abbé, Lucien est venu. « Envoyé » donc à Paris et revenu au Dépôt de Rennes en 72.
     Il habite à Cesson une petite maison avec un jardinet et c’est ici qu’il passe son temps, si près du Dépôt où il a fait sa vie de motoriste. Sûr qu’en bêchant, il reconnaît à leur boucan les moteurs. Il connaît tout ça, le bruit de la mécanique, c’est son rayon tellement il a passé de temps dans les Grosses Bleues, les 72000 ou les 67000 encore utiles en montagne, là où l’électricité n’est pas passée. Le bruit des machines est couvert aujourd’hui par la tronçonneuse que Lucien manie. La visière lui couvre le visage, tellement de soleil en ces jours de mars. Il coupe en rondins ses vieux pommiers, il en a planté d’autres.
     Lucien n’a pas appris à jardiner dans la ferme des parents à Pont-l’Abbé. Les vaches et le reste forçaient à d’autres gestes. Ici, en jardinant, il écoute le bruit des machines sans autre souci à remâcher. Il coupe, il taille et quand viennent les grosses récoltes de pois ou d’haricots, c’est alors qu’un second rôle indispensable entre en scène: le coup de main de sa femme. Après le travail, quand il était au Dépôt, il passait par le jardin. Maintenant le travail est fini. Reste le jardin! La santé par les platebandes! Voilà ce que Lucien recommande.

     Moustache grise impeccable, Manu travaille sur cette terre depuis 1986! Un bail pour faire la terre à sa main. Ce qui le guide ici, c’est d’abord le plaisir. Parce qu’il en faut, vu que le jardin, c’est dur, c’est fatigant, c’est tout le temps. S’il n’y a pas de plaisir, comment supporter la fatigue? Il en a vu qui venaient avec des outils flambant neufs, voulaient faire trop vite, finir avant de commencer. Jamais revus ! L’important, ce sont les voisins, Dédé par exemple. En ce moment sous la cahute dont ils partagent un bout chacun, Dédé est assis à l’abri, les jambes écartées pour que le tablier bleu soit tendu et que dessus repose la cuvette où Dédé égrène l’un après l’autre, grain après grain, ses haricots. Moins bon que l’an dernier, d’après Dédé. Cosses moins pleines et graines plus sèches. Dédé et Manu disent qu’ils se taisent la plupart du temps et parfois ils parlent.
     De quoi? De jardin. Tu fais comme ci, je fais comme ça. Le jardin jette en dehors des allées la discorde et le débat, notamment les opinions politiques. Manu, quand il ramène sa bêche à l’abri, regarde Dédé qui écosse toujours ses haricots et en même temps qu’il le regarde, il prend un pinceau dans le noir de sa cabane qu’il passe et repasse sur sa bêche. On dirait un miroir, la bêche patinée de Manu et son tranchant, une lame sortie de l’aciérie. Bien entendu que Manu entend les trains en jardinant. Toute sa carrière dans les machines. Aux ateliers. A vingt ans, c’est avec la vapeur que Manu a débuté. Puis toutes les évolutions, il les a connues, il s’y est adapté. « Je dis évolution », c’est lui qui souligne, « je ne dis pas progrès! Nuance! » Il ne veut pas être pris en photo. Avec ses voisins, il a déjà répondu à TF1, à Ouest-France. Mais cette fois, ce sera incognito! Ce dont Manu convient, avec son voisin Dédé, c’est de se taire et, de temps en temps, de parler.

Bernard (2) : Le miracle de la guérison

     Dites-le, et « mettez le entre parenthèses »! De ces parenthèses qui surlignent l’importance de ce que Bernard veut dire. Ici, dans ce portrait, il faut le dire très fort que le jardin, c’est un médicament. Un mé-di-ca-ment. Ce n’est pas venu tout de suite dans les réponses de Bernard à qui je demandais à quoi il pensait en jardinant. Car il jardine assidûment, Bernard. Il quitte La Touche le matin et ne revient chez lui que le soir, dans l’appartement. Bernard, quand on le lui demande, dit que « jardiner, c’est oublier ».
     Quand il fourrage la terre, l’ouvre ou referme ses rangs parfaits, trace des allées ou désherbe comme pas deux, il dit qu’il oublie.
     Y compris cette alcoolisation jusqu’à plus soif qu’il a stoppé net. Depuis deux ans, plus une goutte. Il ne comprend pas comment ni pourquoi. Un mystère, il dit, incroyable. Il ne pouvait plus arquer alors qu’il adore marcher. D’où la décision d’arrêter. Arrêter de boire pour continuer de marcher.
     Dans sa cabane de jardinier, il y a la petite gazinière pour faire, quand il le veut, un café. Indispensable au long de la journée. Il a aussi des bières pour les copains. Le test, c’est lui-même qui l’a inventé avec les chocolats à la liqueur qu’il adorait pourtant. Il les a achetés voilà deux ans: il en a mangé quatre à tout casser. Il ne comprend pas comment ça a été possible d’arrêter aussi net. Plus une goutte. Ce qu’il remarque, c’est qu’en arrêtant, ça a fait le tri chez lui: ne reviennent que les vrais de vrais amis.
     Mais ce qui lui apporte le plus, on l’a dit c’est le jardin-médicament. Lui « le premier étonné », lui qui s’est guéri de lui et qui vient de filer son jardin à un copain après en avoir pris un autre, à soixante mètres de là, d’où son bonnet rouge sourit à ceux qui passent.

     À l’époque, il aurait pu y rester à Saint-Caradec. Ce n’était pas le boulot qui manquait. Mais il a quitté les copains pour Paris. Maintenant, en bêchant, voilà ce qu’il se dit. Il se dit que ça a été sa vie et que jusqu’en juillet, ce sera comme ça. C’est que ses copains de Saint- Caradec se foutent un peu de lui qui prend la retraite à 55 ans! Un choix de cheminot! En bêchant, il se dit qu’il l’a fait et c’est le bon. Revenu de Paris depuis un bout de temps, il bosse au Dépôt, à deux pas du jardin: deux semaines de jour, une semaine de nuit. Michel, quand il bêche, il pense moins qu’il ne calcule. En bêchant, il calcule ses points de retraite. Combien il va lui rester. En tranchant la motte avec le luisant de l’acier, Michel ne lève pas souvent la tête. Il calcule les douleurs de son poignet. Il est très sportif, mais ce mouvement de torsion du poignet que la bêche oblige, en combien de tours minutes le poignet souffre?
     Pour ce qui est de bêcher, c’est la course contre la montre. Il ira chercher les patates du beau-père dimanche à Loudéac et plantation dans la foulée?
     Au final, ce qu’il trouve de commun entre ses collègues ou les jardiniers, c’est qu’ils disent après au lieu de dire avant. Quand il va leur demander conseil, ils lui répondent, oui oui, on fait comme toi. Et puis après, quand il a fait à sa manière, ils lui disent que ça aurait mieux poussé s’il avait fait ou comme ci ou comme ça! Ce qu’il aime ici, Michel, c’est la beauté des choses, laquelle ne se calcule pas, notez bien. Et notamment ces cabanes de bric et de broc. Ici, les cabanes sont libres, c’est ça qui lui plaît tandis qu’il calcule ses points de douleur. On en fait tellement de gestes en si peu de temps. C’est cela pour l’instant, mais en juillet, ce sera le temps du plein temps! Michel, c’est typiquement le jardinier qui calcule.

     Dernier arrivé et le mieux servi! À l’entrée et avec cabane! C’est qu’il a mis le paquet, depuis tous ces mois d’hiver, tous l’ont vu. Solitaire le matin, solitaire jusqu’au soir, des journées entières comme gardien des jardins et à fabriquer le sien. C’est la première fois qu’il se lance, René. Il a eu beau connaître le jardin de sa grand-mère, mais il était si petit et il n’y faisait rien. René n’a donc aucune science innée. Sa technique, c’est d’écouter. Il le dit sans vergogne, il veut copier tous ses voisins de jardin.
     Si le jardin est devenu indispensable, c’est que dans sa maison il n’y a plus rien à faire. Il faudrait casser les murs pour se donner à nouveau du travail. Un mercredi, il était en Ariège dans son bahut. Sa femme l’a appelé : « les papiers sont arrivés, tu finis vendredi. » Il est revenu de sa dernière semaine de chauffeur-routier et vive la retraite! Mais le lundi suivant, il a senti au plus profond de lui que ça allait être long. Après avoir passé tout son temps au national et à l’international, pensez si de se retrouver à la maison ne lui a pas semblé possible. Pas possible, tout simplement. Alors oui, le vélo! Oui, les sauts de puce en camping-car au bord de la mer ! Mais le reste du temps, qu’en faire? Prendre un jardin, d’accord, mais à condition d’avoir la cabane toute faite. Le jardin de René est donc flanqué d’un « loft »! Un véritable toit bien construit par les anciens, avec plancher s’il vous plait. Rangé impeccable, on ne voit plus le coin où les poules et les lapins autrefois habitaient, une vraie maison secondaire avec le vieux cerisier qui ombre le devant.
     René est heureux du printemps qui vient et puisqu’on ne lui a rien transmis, sa technique à lui, c’est d’aller à la pêche aux conseils. Il lance ses lignes et ramène mille choses qu’il trie pour faire à sa façon. René est bavard autant que pêcheur. Et ça mord à tous les coups !