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Dossier
#28
RÉSUMÉ > La saga Oberthur débute à Rennes en 1852, avec la reprise d’une imprimerie locale par François- Charles Oberthur. Cet alsacien, issu d’une famille de graveurs, va avoir l’intuition d’un marché en pleine expansion : celui de l’almanach du facteur. Incarnation d’un patronat social, teinté de cléricalisme, l’entreprise Oberthur va traverser le 20e siècle, mais ne résistera pas à la crise du début des années quatre-vingt, qui verra la fin de l’usine de la rue de Paris.

     Au 19e siècle, Rennes n’est pas une ville industrielle. Rares sont les établissements qui peuvent revendiquer le titre d’usine, de fabrique ou de manufacture, au moment où Oberthur arrive dans la ville.
    François-Charles Oberthur naît en 1816 à Strasbourg où son père est graveur puis lithographe. À treize ans, il est retiré de l’école pour être mis en apprentissage d’écrivainlithographe. Son père voulant le préparer à prendre la suite de son entreprise, il l’envoie à Paris pour se perfectionner. Ayant fait de rapides progrès, on lui offre un emploi rémunéré dans un des deux établissements qui existent à Rennes, celui de Marteville et Landais. En 1839, ces deux imprimeurs se séparent. Oberthur s’apprête à retourner en Alsace, quand son patron, Joseph Landais, lui propose de devenir son associé pendant dix ans et de lui céder ensuite l’établissement dans des conditions avantageuses. Il accepte et obtient en 1842 son brevet d’imprimeur-lithographe.
    En 1852, François-Charles Oberthur devient seul propriétaire de l’entreprise, comme convenu. Ainsi naissent les Imprimeries Oberthur. Elles absorbent progressivement la concurrence. En 1857, Oberthur rachète la société Marteville et Lefas. Il obtient son brevet de typographe la même année. En 1866, il associe son fils aîné, Charles, à l’entreprise, puis, en 1871, son second fils, René.

     Au départ, l’imprimerie est située place du Palais et la typographie rue Impériale (actuelle rue Nationale), puis les ateliers sont réunis faubourg de Paris en 1869. Cette mutation permet de mécaniser la production en faisant fonctionner une machine à vapeur, tout offrant la possibilité d’une extension future, car ce faubourg est à cette époque constitué principalement de prés et de vergers. L’almanach des postes assure la prospérité de l’entreprise. Il existait avant la fondation de la maison, mais le mérite de François-Charles Oberthur est d’avoir compris l’importance que pouvait prendre cette publication sur le plan national. Il en a fait un article de grande consommation.
    Oberthur devient ainsi une entreprise marquante dans le paysage économique rennais. La production des almanachs rend compte de la capacité de l’entreprise à jongler avec des procédés différents, la typographie et la lithographie, la gravure traditionnelle et la photogravure, pour proposer à ses clients des images au goût du jour. L’installation d’un laboratoire de photographie en 1889 est un événement capital. Elle va permettre de simplifier les procédés de reproduction et développer les possibilités d’impression. François-Charles Oberthur, par ses connaissances techniques, a toujours su s’organiser pour tirer le meilleur parti des progrès afin d’améliorer sa production en qualité et aussi en quantité (mécanisation) afin de satisfaire à une demande croissante.
    La production se diversifie peu à peu. Outre les almanachs des postes et les agendas, l’imprimerie travaille également dans le secteur des contributions (production d’imprimés et de formulaires pour les services fiscaux), le secteur fiduciaire (impression des billets de banque, pour la Banque de France ou des banques étrangères, et de titres pour des sociétés), et enfin le secteur du labeur (livres scolaires, scientifiques et techniques…). L’entreprise a donc un rayonnement national voire international pour le secteur fiduciaire.

     François-Charles Oberthur n’est pas seulement connu pour avoir été le directeur de l’une des plus grandes usines de Rennes, il a aussi été l’un des premiers représentants en Bretagne de ce que l’on a appelé le patronat social.
    En 1865, une longue grève touche l’ensemble des imprimeries rennaises. Elle a pour origine des revendications salariales. Les dirigeants n’acceptent pas de voir leur autorité mise en cause. La question sociale fait ainsi pleinement son apparition dans l’imprimerie Oberthur. En réponse, le dirigeant met en place, à partir de 1867, des mesures sociales qu’il complète pendant 20 ans. Les préceptes de la religion (charité chrétienne, valeurs du dévouement et de la générosité) y sont mis en application. Mais ils sont aussi utilisés dans le but de garantir la paix sociale. C’est une forme de contrôle de la main-d’oeuvre, mais avec des relations de travail proposées par le patron et acceptées par l’ouvrier. Dans ce système se confondent les motivations économiques, politiques, humanitaires et religieuses.
    Le 29 décembre 1867, Oberthur fonde la « Société des Lithographes de Rennes » qui est une association professionnelle du type société de secours mutuels. Elle regroupe à sa création 30 membres. Pour être admis, il faut être écrivain ou imprimeur lithographe. La société a pour but de donner les soins des médecins et de fournir les médicaments aux sociétaires malades, de leur payer une indemnité pendant le temps de leur maladie, de pourvoir à leurs frais funéraires, cela moyennant une cotisation régulièrement versée à une caisse commune. Elle n’est pas rattachée à l’imprimerie Oberthur et son action restera strictement mutualiste.

     Autre initiative, au début des années 1870 : Oberthur crée à l’intérieur de son établissement une école industrielle, destinée à former comme il le dit lui-même « le personnel d’élite nécessaire à l’exercice de la noble profession d’imprimeur ». Les enfants y sont d’abord admis en préapprentissage à partir de 12 ans, à l’issue d’un concours. Puis ceux qui sont jugés suffisamment instruits entrent pour trois années en apprentissage. Les écrivainslithographes, recrutés à l’extérieur de l’imprimerie, doivent avoir au moins 14 ans et justifier de connaissances en calligraphie et en dessin. Leur apprentissage dure 4 ans et ils vont tous les soirs à l’école municipale de dessin. Les heures de classe sont assurées par des frères de l’Instruction chrétienne car l’imprimerie veille à leur inculquer de bons principes d’éducation morale et spirituelle. Le dimanche, les enfants sont tenus d’assister à la messe à N.D. de Toutes-Grâces, faubourg d’Antrain.
    En 1871, une société de gymnastique est fondée. Ses membres disputent les concours régionaux et nationaux accompagnés d’une fanfare, elle-même assez importante. Une heure de gymnastique journalière est obligatoire pour les apprentis. L’imprimerie est équipée d’un gymnase en 1891. En 1874, Oberthur fait part de sa décision d’offrir une retraite aux ouvriers âgés de 60 ans et qui ont travaillé pendant 25 ans à l’imprimerie, de même qu’à ceux qu’une infirmité empêcherait de travailler. D’autre part, pour les filles qui, en se mariant, désireraient quitter leur métier, l’entreprise offre une dot proportionnelle au nombre d’années passées à l’imprimerie après leur apprentissage. En 1875, François-Charles Oberthur reçoit la légion d’honneur décernée par le Maréchal-Président Mac Mahon. Les 367 ouvriers reçoivent alors en cadeau de la part de leur patron un livret de caisse d’épargne au montant proportionnel à leur temps d’activité à l’imprimerie. En 1880, est créé un service médical gratuit pour le personnel, avec un médecin spécialement attaché à l’entreprise. Les engagements d’Oberthur sont donc basés sur les principes que l’Église catholique encourage ou soutient. En 1876, le fondateur est reçu en audience privée par le pape Pie IX à Rome, puis il est fait chevalier de l’ordre de Saint-Grégoire-le-Grand, sous le pontificat de Léon XIII en 1887. À cette occasion, l’Archevêque de Rennes, Monseigneur Place est accueilli à l’imprimerie.

     La dynastie Oberthur est ancrée dans un monde rural en train de disparaître. La commune de Monterfil est le véritable fief de la famille. François-Charles Oberthur y est adjoint puis son fils Charles maire, ainsi que Louis, représentant de la troisième génération. Il participe aux travaux de la Société d’agriculture d’Ille-et-Vilaine où il oeuvre pour une diffusion des nouvelles techniques agricoles. Ce rayonnement local traduit la situation originale des Oberthur, à la fois industriels et propriétaires. Personnalités reconnues dans le monde rural, ils n'arrivent pourtant pas à s'imposer face aux « turbulences » de la ville. Fort de sa notoriété et de son expérience, en 1871, François- Charles Oberthur démissionne de son poste d’adjoint au maire de Monterfil, pour venir siéger au conseil municipal de Rennes. En 1876, il pose sa candidature comme député « conservateur-libéral-constitutionnel » comme il se désignait lui-même, dans la première circonscription de Rennes mais il est battu par le député sortant. Cet épisode met fin à sa brève carrière politique.

     En 1893, à la mort de François-Charles Oberthur, un contrat d’association est conclu entre la veuve Oberthur et ses deux fils. Ce contrat semble rompu dès 1896, et un conflit éclate entre les deux branches de la famille, devenues rivales. Malgré tout, pendant 50 ans, l’entreprise réussit à rester dans le giron familial. La croissance sera continue, l’effectif passant de 626 personnes en 1894 à 964 en 1913. En 1909, les Imprimeries Oberthur deviennent une Société anonyme. Charles Oberthur est le président du Conseil d’administration jusqu’en 1924, date à laquelle son frère René lui succède. En 1938, deux petits-fils de René Oberthur, Éric de Jessé et Jean Cartier-Bresson, s’associent à l’entreprise et entrent au Conseil d’administration. En 1940, Mme Pierre Cartier-Bresson (Marthe Oberthur) succède à son père René. Elle dirige l’entreprise avec son fils Jean, jusqu’en 1958, date à laquelle ils quittent tous les deux les Imprimeries Oberthur pour fonder la société « Impressions Jean Cartier-Bresson », et Jean Arthur devient alors PDG de la société. À partir des années 1950, pour faire face à une concurrence accrue, Oberthur cherche à renforcer sa position dominante sur le marché des calendriers et agendas. De nombreux accords voient le jour dans le cadre de cette stratégie commerciale. Sans être exhaustif, en 1949, Oberthur s'allie avec la société Blocitti, spécialisée dans la production de blocs éphémérides, association qui fonctionne jusqu’en 1974 ; en 1955, elle s’associe avec B. Sirven, de Toulouse, pour fabriquer les calendriers et agendas, jusqu’à sa liquidation en 1975. Enfin, en 1962, une filiale d’Oberthur est créée dans le domaine des calendriers, Francal, qui perdure jusqu’en 1971.

     Dans les années 1970, l’histoire devient plus chaotique. En 1970, la Société anonyme des imprimeries Oberthur se transforme en Société à responsabilité limitée (SARL) puis est peu après absorbée par sa rivale Chaix-Desfossés-La Néogravure, dont elle devient une filiale jusqu’en 1975. À cette date, Oberthur rachète ses propres parts et redevient indépendante. Toujours en 1975, Oberthur ouvre une nouvelle imprimerie, pour l’atelier Fiduciaire, à Chantepie dans la zone industrielle Sud-Est. En difficultés financières, l’entreprise traverse un long conflit social, dépose son bilan et est liquidée en 1983. Les locaux et les terrains sont rachetés par la ville de Rennes. En 1984, la production est relancée, après l’éclatement d’Oberthur en trois sociétés indépendantes, qui reprennent chacune un des secteurs de la production : « François-Charles Oberthur Fiduciaire » à Chantepie ; « Édition Oberthur et Fabrical », pour les agendas et calendriers, dans la plaine de Baud ; « Impressions Oberthur », « Rennes Reliure », et « Compo Photo Rennes », trois filiales de labeur à Beauregard au Nord- Ouest de la ville.
    Malgré la fin chaotique de l’entreprise après 130 ans d’existence, marquée par une forte résistance ouvrière, Oberthur restera dans la mémoire rennaise comme une réussite exemplaire, symbole des capacités de la ville à se développer en innovant.