Nous sommes au lycée Coëtlogon de Rennes. Le plus grand lycée professionnel de Bretagne accueille près d’un millier d’élèves, dont 230 jeunes en formation graphique. Bac pro, BTS, CFA, Greta. Plus de vingt ans après son transfert du lycée Robidou, en 1992, le pôle « Industries graphiques » porte encore beau et sa rampe en spirale fait toujours la fierté des élèves. C’est le plus beau coin du lycée pour le plus beau métier, celui d’imprimeur ! Nous y rencontrons en cette fin janvier Florian, Edgar-Noé, Guillaume, Quentin et Lénaïc.
Ils sont cinq, « la relève », dit l’un d’entrée. Cinq chargés de nous guider, de nous montrer ce qu’apprendre à imprimer signifie en 2014. Déjà trois ans qu’ils sont entrés à « Coët », comme ils disent. Certains se connaissaient avant. D’autres pas, comme Guillaume, venu de Mûr-de-Bretagne, près du Lac de Guerlédan dont l’eau, à cause des fonds schisteux, est noire comme de l’encre. Guillaume ne sait pas ce qui l’a motivé. Florian, lui, sait. Son père imprimeur au labeur lui a d’abord déconseillé, et puis comme dit Quentin, « il doit être fier, ton père ! ».
L’encre, ils en parlent, et la colorimétrie ! Les machines, ils tentent de les comprendre. Ils sont en terminale Pro, et à vue de nez, aujourd’hui deux sur les cinq s’engageront, bac en poche, si bac il y a, vers le BTS. L’un voudrait faire un BTS informatique pur, l’autre poursuivre en Production Graphique. Un autre veut associer ce métier avec le commerce et devenir technico-commercial dans l’imprimerie. Ils ont bel âge et savent que, de toute manière, ils auront acquis ce savoir : un métier, qui restera leur « issue ».
Ils sont tous les cinq arrivés en Production Imprimée − PI, c’est écrit sur le dos de leur bleu, en lettres capitales −, arrivés en PI alors qu’ils voulaient aller ailleurs. Soit à cause de bulletins pas à la hauteur des ambitions, soit pour d’autres raisons, en tout cas ils avaient demandé en première intention Production Graphique, PG.
« Arrivés par défaut », voilà ce qu’ils disent. « Quoique », voilà ce qu’ils ajoutent ! Photoshop les faisait rêver, les ordis et les claviers, donc PG. Pas Lénaïc, qui voulait et veut toujours s’occuper des personnes âgées et c’est cela qu’elle fera, si bac en poche. C’est bien en PI qu’ils prennent leur pied ! Car le papier, les encres, les couleurs et voir rouler la machine les enthousiasment. Les cinq le disent qu’ils ont « changé d’avis ». Trois heures de cours pour expliquer un clavier les ont guéris de Production Graphique. Ils se voient déjà, imprimant, massicotant, façonnant, sensibles à une découpe, à une forme, sensibles à l’impression. « Le métier a changé », disent-ils comme s’ils en étaient depuis belle lurette.
Tous les cinq sont ravis de ne pas passer leur temps devant l’écran à remuer des photos, ravis de sentir les pulsations, « la musique de la mécanique ». « Bonne vue, bonne audition » ! Ils aiment « écouter les machines, les feuilles qui passent » et au moindre bourrage, ils savent que l’enjeu est de taille, le moins de gâchis et surtout « pas de casse ». Ce sur quoi ils sont aussi d’accord, c’est le mal que cela donne. De « rester debout quand la machine roule », de tourner autour, d’être aux aguets. Ils se souviennent la fatigue en seconde des deux demi-journées d’atelier et comment, maintenant, ils supportent. Ils se sont vus en stage en entreprise, c’est-à-dire cinq jours d’affilée debout, rentrer chez eux et n’être plus bons qu’à se coucher. Maintenant, la journée debout de Coët, c’est ce qu’ils préfèrent.
Ils la trouvent formidable, cette « simulation d’entreprise ». Comme dans la salle où le papier est stocké, la matière. Le carnet de bord, la fiche à remplir, comme dans n’importe quelle entreprise, et idem pour les autres sections. Des vrais clients à table pour les hôteliers, une maison grandeur nature pour les électriciens. Éloge du Pro ! De l’enseignement pro ! « Huit heures debout », c’est néanmoins ce qui revient même « si c’était plus dur avant ». « Pour venir à la journée d’atelier, on ne traîne pas les pieds », même si c’est « sans arrêt : retourner au labo chercher de l’encre, aller chercher à l’autre bout des chiffons à l’entretien et toujours tourner autour de la machine qui roule ». Quand il faut attendre un prof, et il n’y en a que deux − « pas assez » −, ils s’assoient sur le marchepied, « papotent », l’attente est longue car les problèmes mécaniques ne manquent pas et le prof établit des priorités dans ses rescousses. « Debout », c’est dur, « le dos chauffe », dit Quentin, mais c’est ce qu’ils préfèrent car souvent les fins de cours, français, anglais, maths etc., c’est au sommeil qu’il faut tenir tête. « C’est pour ça qu’en classe, j’ai du mal à me concentrer ». Debout, c’est dur mais assis c’est soporifique… « Fatigue psychologique » dit l’un, « mentale » dit l’autre qui ajoute : « le métier, c’est de taffer plusieurs choses en même temps »
Est-ce le dernier îlot à Coëtlogon ou est-ce un discours pour nous faire plaisir ? Toujours est-il qu’aucune baïonnette dans leur dos n’était visible ni plume acérée pour entendre cet éloge du papier, « de la presse, de Libé, Charlie, L’Équipe ou le Figaro ». Oui, plus vrai que vrai ! « Les gens auront toujours besoin de l’encre sur les doigts ! De lire un journal, ou des livres, pas « des trucs abstraits ». D’avoir « cette chose concrète entre les doigts ». Il y en a bien un qui, dans un journal narrant le futur, a lu que des feuilles seraient posées sur la tablette pour que les gens les tournent ! Les autres l’ont regardé, incrédules : « si, si je l’ai lu ». Voilà cinq lycéens qui « savent qu’il y aura toujours le besoin de journal », qu’Internet, la télé et l’ordinateur ne les vaincront pas. On interroge, on insiste. Tous les autres élèves ne disent pas cela, ne connaissent pas ces journaux : « ils lisent Direct Matin, 20 minutes ou Métro ». Moues et sourires entendus !
Rêvions-nous ou rencontrions-nous dans une classe de hasard les cinq derniers des Mohicans ravis de nous ravir ? C’est que lorsque l’un d’entre eux achète une revue sur les jeux vidéo, il y voit immédiatement le petit défaut de pliage, la feuille mal cadrée, « des tout petits détails ». Ils « ont le réflexe ». Ce sont des jeunes gens mais des jeunes gens de métier !
Bien au courant du fait que « lorsque l’imprimerie a été inventée, ça a été magnifique pour combler le manque d’infos des gens ». Ils savent aussi et avec humour, ici se glissent quelques « boutades coëtlogonnaises » entre formations aux antipodes, que les affiches vont passer en panneau électrique. Même pas peur ! « Y’aura toujours le journal, ça perdurera », voilà ce que ces jeunes de dix-huit ans disent au mois de janvier 2014, à Rennes, qui viennent de Maure, du quartier Sainte Anne, de Nouvoitou, Châteaugiron ou de Mûr-de-Bretagne !
L’âge est idéal pour idéaliser. L’un vise un service civique car il déplore que l’imprimerie, comme toutes les entreprises, ne corresponde pas « à son état d’esprit ». La production effrénée, fric et fric et calligramme, de cela il veut se dégager. Ne pas vivre « au taquet ». Ne pas être dans l’absorption de petites boîtes qui deviennent des grosses et sont absorbées. Il veut donner et moins prendre. Lénaïc, elle, veut revenir à ses chères personnes âgées. Mais ce que disent les cinq, c’est tout bénef d’avoir appris ce métier. Ils ne visent pas forcément « le pointu de la fiduciaire » avec Casier judiciaire et de toute la famille. Ils visent une vie où entendre des machines, mesurer des couleurs et écrire en toutes lettres reste une raison. Le romantisme du métier a changé, mais il n’a pas disparu.