Il faut être un peu savant pour connaître le nom celtique de Rennes : Condate, le confluent, celui de la Vilaine et de l’Ille. Eh bien, vers 150, le géographe grec Ptolémée désignait Nantes par le même terme : Conde vicnum, forgé sur Condate. Sans doute à meilleur escient. À la croisée de la Loire, d’une dizaine de cours d’eau et de l’Atlantique, même aujourd’hui désertée par les navires, Nantes est un port, un port de fond d’estuaire comme Londres, Bordeaux, Anvers ou Rouen. Et la ville, au fond, n’a longtemps été qu’une extension de ses quais. Ce qui explique que le comblement, dans l’entre-deux-guerres, de deux bras de la Loire et de l’Erdre ait gravement brouillé la lisibilité de Nantes. Que sont des îles assé chées, entourées de bitume, des quais ne bordant plus que des voies encombrées de voitures ?
Certes, au 18e siècle, quand Nantes devient le premier port de France, fait éclater ses murailles médiévales et voit doubler sa population, une ville nouvelle se construit, néo-classique, à quelque distance du port : le quartier Graslin sur les hauteurs, les cours Saint-Pierre et Saint-André derrière la cathédrale. Mais ce théâtre et ces hôtels particuliers sont bien eux aussi, à leur manière, un prolongement des quais. Ils sont le lieu de la transmutation de l’or en pierre, l’or du négoce international, l’or du trafic d’esclaves.
Et même dans cette période de richesse, la ville ne prend pas autant ses aises qu’elle l’aurait pu. « Il n’est peut-être point de ville de France où l’on ait ménagé le terrain, pour le besoin qu’on avait de logements et de magasins. Les maisons y sont très élevées, les rues étroites, les places petites », remarque-t-on en 1781. Les négociants n’oubliaient jamais de compter.
Le quadrillage classique du centre de Rennes, sa vaste place du Parlement, sa mairie monumentale face au théâtre dessinent une forme urbaine d’une autre am pleur. Elle est le fruit d’un accident et d’une volonté. L’accident, c’est le terrible incendie du 23 décembre 1720 qui dure une semaine et ravage près de la moitié des constructions de la ville, surtout des édifices de bois et de torchis. La volonté, c’est celle du pouvoir central qui est chez lui à Rennes depuis l’installation de l’intendant, l’ancêtre du préfet. Celui qui deviendra bientôt le premier architecte du roi, Jacques Gabriel, part pour la Bretagne. Il voit grand. Il choisit le granit, l’espace, la sobriété et l’angle droit.
Cette architecture d’État contraste avec le lacis tortueux de l’ancienne ville, des quartiers qui ont échappé au sinistre avec leurs maisons à pans de bois, longtemps misérables, admirablement rénovées aujourd’hui, et qui, par un balancement dont l’histoire est coutumière, font paraître un peu gris le centre royal.
Même si l’une a choisi le métro quand l’autre avait adopté le tramway, le contraste entre l’urbanisme des deux villes s’estompe aujourd’hui. Il n’est pas indifférent qu’un des premiers grands projets d’Alexandre Chemetoff ait été, en 1992, la maîtrise d’œuvre urbaine des Zac du Mail et de la Mabilais, en bordure de la Vilaine, (23 hec tares, 3 000 logements) et qu’il soit aujourd’hui l’un des principaux aménageurs de l’Île de Nantes, ce gigantesque chantier au cœur de la cité.
Mais à vrai dire, que les deux villes se partagent un urbaniste n’est pas une nouveauté. Le Nantais Mathurin Crucy (1749-1826), nommé architecte-voyer de la ville après un passage à Paris et un séjour à Rome, dirigea la grande mutation urbaine de Nantes à la fin du 18e siècle. En 1787, il trouve le temps d’y aménager la place Royale et de dessiner, à Rennes, les plans de reconstruction de la cathédrale dont le chœur s’était effondré.
L’une des manières les plus agréables et les plus sûres de faire connaissance avec Rennes est de se rendre, le samedi matin, au marché des Lices. À l’emplacement du champ clos où du Guesclin aurait combattu, sous les superbes hôtels particuliers qui bordent le côté ouest de la place, plus de trois cents marchands présentent volailles et crustacés, beurre et fruits, charcuterie et pois son, fleurs et légumes. Beaucoup de ces produits viennent de la campagne alentour, même si l’exotisme tient aussi sa place comme dans n’importe quelle grande ville.
Ce qu’on ne trouve pas dans n’importe quel marché, en revanche, ce sont les camionnettes où se vendent galettes, crêpes et galettes-saucisses, cette association si prisée des Rennais qu’il n’existe pas un match de football, pas un rassemblement populaire où ne se hume le parfum mêlé du blé noir et de la saucisse grillée. Autre produit de prédilection : le cidre.On en consommait près de 400 litres par habitant et par an à Rennes à la fin du 19e siècle ! Le bassin rennais était alors un des terroirs les plus réputés de Bretagne avec ses 250 variétés de pommes à cidre. La concurrence de la bière et du vin, l’arrachage des vergers au tournant du siècle dernier, l’industrialisation de la production sont passées par là, ce qui n’empêche pas quelques artisans de défendre avec succès l’originalité de leurs produits.
À Nantes, le marché de Talensac et celui, si bigarré, de la Petite-Hollande n’ont pas autant de charme que celui des Lices, mais offrent la même diversité de victuailles. Un regard exercé notera que les huîtres proviennent plutôt de Vendée et du golfe du Morbihan que de Cancale, que voi sinent avec ceux de l’océan les poissons de rivière qu’on accommodera le plus souvent avec un beurre blanc, cette recette que revendiquent les Angevins autant que les Nantais.
Du cidre ? Un peu, mais surtout du muscadet et du gros-plant. Ici, nous sommes dans une terre à vin, un au tre monde. Qu’on y prenne garde pourtant : alors qu’en France un vin porte presque toujours le nom d’une ville ou de sa région d’origine — l’alsace, le bordeaux, l’anjou, le bourgogne, le sancerre… — rien n’évoque Nantes dans le terme muscadet. On peut y voir le signe d’une relation distante entre la ville et son vignoble : il aura fallu attendre cette année pour qu’enfin une Maison des vins ouvre à Nantes. Et malgré les considérables progrès faits par les meilleurs viticulteurs le muscadet n’a tou jours pas sur les tables nantaises la place qu’il mérite.
Voilà qui suggère que Rennes et Nantes n’entretiennent pas le même rapport avec leur campagne. D’abord nourricière puis espace de loisirs (le Boël, Mi-forêt, le canal d’Ille-et-Rance), la campagne rennaise est en continuité avec la ville, ce dont témoigne le succès de l’éco musée de la Bintinais, aménagé dans une grosse ferme à la limite de la ZUP sud. Une ville-marché, « une ville à la campagne », dit de Rennes l’historien Pascal Ory.
Assiégée par les Vendéens en 1793, « îlot bleu dans un océan d’Ancien Régime » selon la formule d’André Siegfried, « grande ville la moins provinciale » de France se lon celle de Julien Gracq, Nantes s’est longtemps davantage souciée des récoltes de canne à sucre, de l’au tre côté de l’océan, que du rendement des terres alentour qui, d’ailleurs, ne lui garantissaient pas l’autosuffisance alimentaire. Évidemment, l’explosion urbaine du dernier demi-siècle a changé la donne. Les surfaces urbanisées ont triplé en cinquante ans, la ville a dévoré les champs, l’océan d’Ancien Régime et l’îlot républicain sont désormais reliés par des tramways, des busways et des trains de banlieue.
« Rien que le phoque 1. Voilà ce que nous vîmes à Rennes. Quand le phoque n’y sera plus, qu’y aura-t-il à voir ? » Flaubert, en 1847, est une langue de vipère, mais il pointe l’absence d’un emblème fort, à une époque où le palais du Parlement n’est plus perçu que comme un banal palais de justice. Il fait en somme, en négatif, le même travail que les communicants vantant aujourd’hui l’éléphant des Machines nantaises. Les deux villes, en effet, n’ont pas de réelle image emblématique, au point d’avoir dû s’en inventer : l’intelligence à Rennes, l’effet Côte Ouest ou le surréalisme à Nantes. Difficile de vivre dans le monde de la communication contemporaine quand on est une ville toute en nuances et équilibre, le type même de ces villes où « il fait bon vivre » au point que Nantes et Rennes se battent régulièrement pour la tête du classement des magazines spécialisés.
Lefèvre-Utile n’est plus qu’un Lieu Unique culturel et Oberthür une entreprise ordinaire, les chantiers navals et l’arsenal des espaces urbanisés ou en cours d’aménagement. La Vilaine est chassée du cœur de ville dès 1912, la Loire et pour faire bonne mesure l’Erdre aussi dans l’entre-deux-guerres. La nostalgie serait facile, mais trompeuse.
Parce que Rennes n’est plus la « belle endormie » du 19e siècle, tellement paisible qu’elle est choisie pour accueillir le procès en appel de Dreyfus ; elle s’affirme aujourd’hui capitale à sa discrète manière : la ville du premier quotidien français, Ouest-France, et la plus petite au monde à se doter d’un métro. Et parce que Nantes ne parvient heureusement pas à oublier sa Loire et son port, au point de s’inventer un nouveau territoire, « l’Île de Nantes », pour y forger une ville nouvelle, et de faire circuler sur le fleuve des « Navibus ».
Drôle d’histoire ! Deux villes dont le monument principal est quasiment un étranger ! Le château de Nantes, édifié par les ducs de Bretagne dans la deuxième moitié du 15e siècle, n’a en effet été « breton » que pendant quelques décennies, avant d’être le logement du gouverneur pour le compte du roi, d’une garnison royale, et très épisodiquement le logement de rois de passage. Le palais du Parlement est celui de l’autorité imposée à la ville de Rennes, celui d’une magistrature dont les velléités d’insoumission sont sanctionnées, tantôt d’un exil, tantôt d’une suppression pure et simple. Le tribunal des 19e et 20e siècles n’est guère plus avenant, d’autant que le palais devient pendant la Deuxième Guerre mondiale le lieu de la répression menée par les « justices » française et allemande.
Et pourtant, les deux villes font aujourd’hui de bâtiments qui auront été prisons plus longtemps que palais les lieux emblématiques d’une identité et d’un attachement à la Bretagne longtemps oubliés. Avec les mêmes résistances, la même lenteur. Il a fallu l’incendie de 1994 pour que les Rennais redécouvrent pleinement le palais du parlement « de Bretagne » donnant sur une place à la dénomination désormais bilingue. Il a fallu que Nantes veuille se faire pardonner son si long mépris des Bas-Bretons bretonnants, et la création d’un musée d’histoire, pour que le château redevienne celui « des ducs de Bretagne ». L’amnésie serait inquiétante sur des sujets plus graves. Retenons plutôt ici son côté rassurant : la volonté des hommes est toujours plus forte que l’histoire, et nous avons une extraordinaire capacité d’oubli.
Le 9 mai 2009, le quotidien sportif s’offre une « une » entièrement en breton – enfin, n’en demandons pas trop : sauf la publicité – à l’occasion de la finale de la coupe de France de football qui oppose Rennes à Guingamp. On imagine mal que la manchette, Gouel ar Gelted (la fête des Celtes), puisse s’appliquer à un Guingamp-Nantes, surtout aujourd’hui. Le Stade rennais mène en effet de puis les années 1990 une politique d’identité régionale, quand le Football-Club de Nantes n’a plus pour poli tique que les intérêts de ses financeurs : oublié, le jeu « à la nantaise » un temps emblématique, tout simplement parce qu’il reposait sur la grande stabilité de joueurs aujourd’hui échangés comme des marchandises. Et l’histoire accentue la différence : le club rennais date de 1901, ses couleurs, rouge et noir, de 1904, quatre décennies d’avance sur Nantes. Et, malgré le brillant palmarès, on a bien le sentiment que la ville ligérienne est passée à côté de ce qui aurait pu nourrir son identité. Après tout, Petit-Breton est quasiment nantais – il est né à Plessé –, mais il faut aujourd’hui un rappel historique pour que chacun sache qu’il s’agit d’un coureur cycliste, Lucien Mazan, et qu’il a gagné deux fois le tour de France. La ville du vélo, c’est Rennes ! Le plus ancien club breton (1869 !), un vélodrome dès 1894, un illustre Grand Prix de la Ville de Rennes.
Soyons justes : la taille de la métropole nantaise, la diversité des équipements, laissent bien augurer de l’avenir sportif. Mais des succès en aviron voire, comme au trefois, en rugby n’ont pas la force identitaire du football ou du vélo. Rennes 2, Nantes 1…
Avouons-le : n’étaient le cidre et le vin – et encore !– le rouge sombre du schiste face au blanc du tuffeau – mais pas partout –, la modeste Vilaine face à l’ample Loire – pour ce qu’il en reste –, Rennes et Nantes se raient bien proches de jumelles.
Sauf que les deux villes ont entretenu un rapport totalement différent avec la créativité, la spéculation intellectuelle, l’éducation, et que cela marque encore leur présent : il faut être Nantes pour se doter, « en vrai », d’une rue de la Grange-au-Loup inventée par Barbara dans sa magnifique chanson sur la ville. Ce bel exemple du pouvoir de l’imagination n’est pas isolé : il y a le pas sage Pommeraye avant et après la Lola de Jacques Demy, un bon Nantais capable aussi de réinventer pour Une chambre en ville le pont transbordeur dont les habitants sont orphelins. Il y a Breton et Gracq, Vallès et Michelet, Prévert et Nizan, suffisamment captifs de la ville et de son atmosphère pour s’en inspirer. Et tous ces écrivains qui, bien que n’ayant passé – ou ne passant – qu’une pe tite partie de leur vie à Nantes, en font un acteur de leur œuvre, Michel Chaillou et Paul Louis Rossi, Jean Rouaud et Philippe Forest. Jusqu’à Pierre Michon qui, dans son dernier livre, met ses pas dans ceux de Michelet écrivant à Nantes sur la Terreur. Rennes a eu Dominique Fernandez et Milan Kundera, mais ce lien n’a pas motivé leur plume…
Est-ce l’imprégnation d’une histoire aux temps si forts ? Est-ce l’ouverture sur le large qu’apporte le fleuve et qui justifierait la persévérance avec laquelle la ville reven dique comme sien le jeune Jules Verne ? Est-ce l’absence de magistère intellectuel reconnu qui crée une atmo sphère de liberté créative : il n’est pas ici de magistrats du Parlement aussi riches qu’orgueilleux, comme à Bordeaux et Rennes, et pas non plus, très longtemps, de savants universitaires…
Est-ce cela qui explique le grain de folie nantais ? Il faut être fou pour espérer émouvoir des dizaines de milliers de personnes avec un « petit géant noir » ou un éléphant : Royal de Luxe l’a pourtant fait. Il faut être fou pour pré tendre attirer autant de monde encore à des concerts de musique classique : René Martin l’a fait. N’est-ce pas le comble de la folie que d’oser affirmer qu’avec Paris, Nantes « est la seule ville de France où j’ai l’impression que peut m’arriver quelque chose qui en vaut la peine » ? André Breton l’a pourtant écrit. Oui, sur ce terrain, Nantes l’emporte. Mais le triomphe de Rennes est ailleurs.
Il faut en effet être Rennes pour porter à sa tête des universitaires, et de manière ininterrompue de la Libération à 2008, au-delà des clivages partisans : aucune autre ville de France ne l’a fait. Il faut être Rennes pour oser associer son image à l’intelligence. Et il faut avoir pour cela un sacré passé.
La mémoire est pourtant excessive, injuste même. Elle a oublié la Nantes du 19e siècle, la ville où foisonnent les revues de qualité, les titres de presse, la ville de l’in novation artistique, pour ne retenir que du mépris : avoir laissé partir les magistrats du Parlement au 16e siècle, abandonné ensuite une Université il est vrai d’une in signe médiocrité, refusé ce qui se faisait de mieux en matière d’éducation, le collège jésuite. La seule grande ville française sans vraie formation supérieure, il y a un demi siècle encore ! La ville que fuient Élisa Mercœur et Jules Verne. La ville qui honore en Mellinet Émile, un général de Solférino, et non pas Camille, le remarquable imprimeur et historien.
C’est donc Rennes qui a conçu, pendant 150 ans, l’histoire de la Bretagne, un travail qui a joué un si grand rôle dans cette province un peu trop nourrie de nostalgie. C’est Rennes qui a fini par imposer sa presse écrite, Rennes encore qui impose sa force dans l’édition. Et tout cela ne doit rien au découpage régional, faut-il le préci ser. Rennes qui – à la notable exception près du mouvement ouvrier – fait avancer les idées.
Il n’y a pas dans le passé nantais de véritable figure du monde intellectuel, quand Rennes a d’Argentré et du Fail, Robien, La Chalotais et Le Chapelier, et combien d’autres éminents juristes. Il n’y a pas de corporation d’avocats et d’étudiants en droit remuants, à l’exemple de ceux qui impulsent la Révolution à Rennes. Il n’y a pas de symbole de la dignité de la pensée et des valeurs démocratiques, à l’exemple d’un Victor Basch et de sa Ligue des droits de l’homme. Cela vous marque une ville. Et plus encore quand est rejeté l’autre passé, celui de l’économie négrière.
Le problème rennais a longtemps été de sortir du passé pour entrer pleinement dans le monde contemporain. Le problème nantais a longtemps été de dépasser la seule mémoire d’un passé très proche, les otages fusillés et les bombardements de 1943, et de se réconcilier avec un plus long passé, redécouvert et assumé. Et si des voies aussi différentes pouvaient mener à un avenir commun ?