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Dossier
#29
Drachten, une ville sans panneaux et sans accidents
RÉSUMÉ > Comment accroître la sécurité routière ? Réponse : en renonçant à toute signalisation ! Telle est la leçon paradoxale de Drachten, ville néerlandaise célèbre pour ses règles de… bonne conduite. Elle a en effet supprimé tous les feux et les panneaux de sa voirie, entraînant une modification profonde des comportements, et une diminution impressionnante du nombre des accidents de la route. Expérience unique ou modèle d’avenir ?

     Les choix opérés à Drachten (prononcer Drakteune), commune de 45 000 habitants, paraissent a priori absurdes sinon irresponsables : faire baisser les accidents de la route en mêlant tous les trafics et en supprimant toute signalisation routière. Qui tomberait dans… un tel panneau ? Le fameux ingénieur Monderman qui en eut l’idée n’a pourtant fait que tirer les conclusions logiques d’évolutions déjà à l’oeuvre dans les villes européennes où trois grandes options d’aménagement ont successivement prévalu pour assurer la sécurité de l’espace public.

     Pour éviter les accidents de la circulation, dont piétons et cyclistes sont les principales victimes, on a préconisé dans les années 1960-1970 la séparation des trafics : chacun chez soi et les risques seront réduits. Voies express, rocades, carrefours à feux pour les véhicules à moteur, pistes cyclables ou trottoirs, passages souterrains et passerelles pour les autres. Éliminer les usagers les plus exposés des grands axes de transit y autorisait en outre une plus grande vitesse automobile. Cela, malgré les éventuels feux de circulation, de toute manière synchronisés en fonction de la vitesse moyenne des voitures. De son côté, le cycliste profitait de la sécurité apparente de voies réservées tout comme le piéton disposant seul des trottoirs et d’éventuels cheminements piétons autonomes. Ce système – dont le boulevard d’Armorique à Rennes est un exemple typique – présente toutefois un certain nombre d’inconvénients. D’abord, on ne peut appliquer partout de telles mesures exigeantes en voirie puisque chacun dispose ici d’espaces dédiés. Ensuite, le dispositif requiert des financements élevés pour réaliser les infrastructures évitant le croisement (tunnels, passerelles). Enfin, les plus faibles sont pénalisés dès lors que la cohabitation devient inévitable : rabattement sans priorité du trafic cycliste sur la chaussée suivi d’un arrêt au feu rouge, longueur de l’attente et danger de la traversée pour les piétons sur les axes fréquentés. De fait, les études montrent que les principaux accidents mortels ou graves surviennent aux intersections où piétons et cyclistes sont particulièrement exposés.

     Aussi a-t-on cherché à partir des années 1980 à mêler davantage les trafics et les espaces de circulation : bandes cyclables à même la chaussée et couloirs mixtes bus-vélo ont été favorisés par l’abaissement de la vitesse autorisée de 60 à 50 km/h et par leur moindre coût. Pour autant, le trafic automobile n’a pas été modéré et les cyclistes plus âgés ou moins expérimentés ont perçu cette nouvelle cohabitation comme dangereuse. Dans le même temps, les centres ont vu fleurir des zones piétonnes réservées, excluant automobilistes et cyclistes ou les contraignant à des détours.
    C’est pourquoi les années 1990 ont privilégié des zones combinant partage de la voie et modération de la vitesse automobile, condition nécessaire à la sécurité des modes doux : zones 30 (inventées aux Pays-Bas en 1983) et giratoires (ces « carrefours anglais » expérimentés en France à Quimper) ont fait baisser les accidents et assuré un meilleur écoulement du trafic.

     Les années 2000 ont renforcé la tendance en instaurant timidement d’autres dispositions pour les vélos : contresens autorisés, sas et tourne-à-droite à certains feux. L’évolution la plus avancée en ce sens a été l’instauration de « zones de rencontre », nées en Suisse et en Belgique : tous les usagers partagent le même espace, avec priorité piétonne (sauf sur les trams ou trolleys) et limitation de la vitesse à 20 km/h. L’idée est de substituer aux règles de priorité et aux rapports de force habituels un comportement de courtoisie au bénéfice des piétons grâce à une occupation partagée de l’espace. Libre à chacun d’apprécier les résultats de l’aménagement d’une telle zone au niveau de Rennes République, sachant que l’application y reste bien timide et incomplète : faible étendue (150 m), maintien des trottoirs et interdiction de l’axe sud aux voitures. De plus, la zone a pour inconvénient de complexifier l’espace public du fait de la multiplication des panneaux de signalisation et des changements répétés de règles de trafic et de priorité sur une courte distance, désorientant les différents usagers et dissuadant les piétons, intimidés par la cohabitation, de prendre toute leur place. Les choix opérés à Drachten dès 2000 ont été d’une toute autre ampleur.

     « Qui a la priorité ? Je m’en fiche », avait coutume d’affirmer le célèbre ingénieur municipal Hans Monderman. « Les gens doivent trouver leur voie tout seuls, négocier dans leur intérêt et faire appel à leurs méninges ». L’idée générale est que chacun fait davantage attention aux autres dès que les règles de priorité cessent puisque lui-même n’a plus nécessairement le droit de passer et que sa responsabilité pourra être engagée en cas d’accident. « Plus il y a de prescriptions et moins les gens sont responsables », affirmait encore Monderman, « l’insécurité est sûre » (unsafe is safe). Aussi la transformation du centre-ville, bien que progressive, a-t-elle été simple et radicale : suppression de tous les feux tricolores et de toute signalétique routière et maintien de la seule règle de priorité à droite, le tout en zone 30. La ville est verkeersbordvrij, c’est-à-dire mot à mot « libre de toute signalétique routière ». Le trafic est pourtant important dans le centre-ville commerçant : des dizaines de bus et jusqu’à 22 000 véhicules et 7 000 cyclistes à chaque intersection. Deux anciens carrefours à feux classiques s’y sont rendus célèbres. Le croisement Torenstraat-Kaden montre la libre coexistence des trafics dans une ville dite « apaisée ». Laweiplein tient quant à lui tout autant du rond-point et de la… place publique (squareabout), vélos et piétons étant autorisés à couper au plus court, chaussée, trottoirs et pistes cyclables ayant été fondus en un seul ensemble. Pour les scientifiques en ayant étudié le fonctionnement, Laweiplein a surmonté l’incompatibilité apparente entre ses fonctions d’axe majeur de circulation et d’espace public, désormais agrémenté de fontaines couvrant le bruit de la circulation.

     Ce choix audacieux et quasi-révolutionnaire, assurant une sorte de retour aux villes d’avant-guerre en dépit d’un trafic automobile décuplé, s’est révélé un succès total. Les conducteurs, d’abord déconcertés par cette « route nue » (expression consacrée), ont vite redoublé d’attention à l’égard des autres usagers, à tel point qu’aucun accident n’a plus été enregistré alors qu’il y en avait encore huit par an avant l’instauration du système. En deux semaines, la vitesse effective des autos a même chuté sous les 30 km/h autorisés. Les personnes les plus fragiles (handicapés moteurs, malvoyants, personnes âgées, enfants, cyclistes) plébiscitent le système, tout comme les conducteurs et les chauffeurs de bus dont le temps d’attente au carrefour en heure de pointe a été divisé par deux grâce à une meilleure fluidité, elle-même assurée par la similitude des vitesses motorisées et cyclistes.
    Le dispositif permet d’intégrer toutes les situations et de prendre en considération les différents besoins, ce que des normes étanches et segmentées d’organisation des circulations ne peuvent assurer, la complexité des interactions humaines ne se laissant guère enfermer dans des règles rigides et standardisées. La responsabilisation des usagers, heureux d’une liberté nouvelle, a engendré un « ordre spontané », les usagers se révélant capables de faire face à des situations inédites et d’adapter leurs comportements sans qu’ils leur soient imposés, entrant dans un jeu permanent de négociations spontanées. Fait a priori inattendu, l’automobiliste accepte le plus souvent de céder le passage aux vélos car leur vitesse est proche comme le montrent les vidéos1. Les cyclistes se sont également adaptés, indiquant bien plus souvent leur direction avec le bras, ce qui n’est pas l’usage aux Pays-Bas. Un des résultats paradoxaux des enquêtes est la perception d’une hausse du danger en général (explicable par une cohabitation inédite) mais d’une baisse du risque pour soi, conséquence du ralentissement des vitesses et de l’évolution des comportements.

     Le succès a été tel que le modèle innovant de Drachten s’est depuis répandu partout aux Pays-Bas où une centaine de villes en ont peu ou prou repris les principes innovants, réduisant signalisation et feux rouges au strict minimum. Le système a même fait école au-delà puisque, dans le cadre de l’espace de coopération « Europe du Nord-ouest » soutenu par les fonds européens, sept autres municipalités se sont à leur tour inspirées de cette expérience, dont quatre localités hors des Pays-Bas (Allemagne, Angleterre, Belgique, Danemark), mais aucune en France, pourtant membre de ce territoire transnational. Bohmte, ville allemande de 14 000 habitants à la population âgée, est la plus connue. Ce projet européen appelé « espace partagé » a de nouveau démontré aux élus, aux aménageurs et au public tout l’intérêt d’une cohabitation amiable et civique sur la voie publique, confirmant les propos de Monderman pour qui « l’anarchie nourrit la courtoisie et accroît l’attention ». Le projet a par là même prouvé que sa réussite ne dépendait pas du seul civisme supposé des Néerlandais, lançant un mouvement européen favorable à « l’espace partagé » dont la France (et Rennes) restent encore trop à l’écart. Ses vertus sont pourtant manifestes, sachant que ce n’est pas seulement l’espace public qui est partagé à cette occasion ou un savoir opérationnel entre urbanistes, mais aussi des valeurs et finalement des intérêts puisque tout le monde y gagne en termes de sécurité et de bien-être. D’abord expérience singulière, Drachten fait donc désormais figure de modèle exemplaire de gestion des mobilités.