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Dossier
#29
RÉSUMÉ > La marche est vieille comme le monde, et pourtant les villes ont tardé à accorder au piéton la place qui lui revient. À partir d’exemples concrets, Françoise Thouard explique ici pourquoi une meilleure prise en compte du piéton dans la ville favorise un développement urbain harmonieux. Mais le volontarisme local ne suffit pas, et les mesures nationales, voire européennes, peinent à se mettre en place.

     La marche, le mode de locomotion le plus ancien, le plus naturel, le plus durable, le plus abordable est fréquemment sous-estimée alors que tous les déplacements commencent ou finissent à pied. Si depuis une cinquantaine d’années, on a assisté à une diminution de la pratique de la marche, le piéton reste l’acteur essentiel de la ville du futur.
    Mais, comme le dit Olivier Mongin, la révolution numérique a modifié la donne et cherche un successeur à l’urbanisme industriel d’hier. Aujourd’hui, les choix qui concernent les lieux, les modes et les temps de mobilité sont, et seront de plus en plus, effectués en temps réel grâce aux smartphones et autres moyens portables de communication qui s’inventent en continu. Dans un futur très proche, ces instruments constitueront très probablement la principale plate-forme « mobilitaire » toujours à la portée du citadin. Celui-ci, devenu multimodal, sera par définition un marcheur qui de temps à autre remplacera ses pieds par divers autres modes de transport.
    Le développement de la marche est de l’intérêt de tous. Bon nombre de villes ont déjà pris d’importantes dispositions afin que ce mode de transport tienne toute sa place. Et si à Rennes des progrès restent à faire dans ce domaine, il faut bien se dire que cela ne résulte pas seulement de politiques locales.

     Si l’intérêt scientifique pour la marche est plutôt récent, on assiste cependant ces dernières années à une véritable explosion d’études et de publications, analysant la portée de la marche en ville. Médecins, économistes, urbanistes, sociologues se sont emparés du sujet. Dans tous ces écrits, on lit entre autres que la sédentarité pose un vrai problème de santé publique : pour nous, dont l’ancêtre chasseur-cueilleur faisait des dizaines de km par jour, la marche est une aptitude innée. Mauvais sprinteurs, nous sommes des marcheurs endurants. L’espèce humaine ayant développé un gène de résistance à la famine, on comprend alors que le recul de la marche a de redoutables conséquences. Ainsi par exemple, la France vit à l’heure actuelle une épidémie silencieuse de diabète. Le nombre de patients est passé de 1,6 à 3 millions en dix ans (soit 4,4 % de la population totale). La sédentarité est avant tout la cause du surpoids et de l’obésité. On sait que chaque kilomètre de marche réduit le risque d’obésité alors que chaque heure passée au volant l’augmente. De surcroît, la pratique, cinq jours par semaine, de trente minutes de marche a des effets favorables sur le cholestérol et la pression artérielle. De même chez les personnes âgées, elle diminue le risque de chute et de fractures qui sont souvent mortelles ou vont compromettre gravement l’autonomie. La marche, non polluante, non bruyante, non odorante est un atout pour une ville calme et apaisée, à l’opposé des multiples nuisances que génèrent les déplacements motorisés. Le marcheur se déplace à un coût raisonnable pour lui-même et la collectivité, tout en utilisant un espace urbain limité. La marche est surtout un mode efficace pour des distances allant jusqu’à 2 kilomètres. Pour parcourir 1 km, il faut 12 minutes à un piéton, entre 8 et 24 minutes à une voiture selon le trafic et les difficultés de stationnement. Or 25 % des déplacements en voiture font moins d’un kilomètre !

     Pourtant, la pratique de la marche en milieu urbain est loin d’aller de soi. La plupart des interventions urbanistiques actuelles continuent de privilégier une perspective fonctionnelle qui cherche surtout à renforcer la protection passive des marcheurs, sans remettre en question les rapports de pouvoir en présence. Obliger les piétons à faire des détours, à cause d’aménagements censés les protéger, leur fait perdre du temps, de l’énergie et les amène donc à ne pas les respecter : le plus court chemin reste la règle fondamentale. Ceci explique que l’appellation « modes doux », pour évoquer les déplacements à pied et à vélo, disparaît désormais au profit de l’appellation « modes actifs ». Les perturbations engendrées par les coupures qu’elles soient physiques (cours d’eau, voies ferrées, boulevard très circulé, etc.) ou psychologiques (quartiers en déshérence, friche, voirie très bruyante...) se combinent souvent pour rendre une voirie infranchissable ou impraticable.
    Des endroits sont « marchables » et d’autres ne le sont pas : plus le quartier est dense en habitat, plus on marche ; plus la zone permet différents usages : habitat, emploi, scolaire, commerces, espaces verts, plus on marche. Mais quand il faut déplacer des poubelles ou des panneaux publicitaires, se faufiler entre les voitures garées sur les trottoirs, contourner les espaces interdits aux publics, attendre de longues minutes avant de traverser rapidement des boulevards transformés en autoroute urbaine, moins on marche.
    Depuis quelques décennies, plusieurs villes de France, à l’instar de nombreuses villes européennes, ont développé des politiques visant à favoriser la marche et simultanément à accroître la sécurité des citoyens et le dynamisme de la ville. En voici quatre.

     Ville détruite à plus de 80 % pendant la seconde guerre mondiale, la ville-port a été reconstruite sur un maillage de rues très larges, propices au « tout voiture ». Dès les années 1980, étant donné la fréquence et la gravité des accidents, la municipalité a décidé d’agir sur le comportement des conducteurs. Lorient est ainsi devenu une des premières villes de France à avoir instauré un plan de déplacement urbain (PDU). Pendant 20 ans, des réunions répétées dans les quartiers ont permis une concertation telle que l’adhésion des habitants aux nouvelles dispositions évita bien des problèmes lorsque les travaux commencèrent.
    Les élus et des services techniques ont su convaincre que la sécurité devait passer par la réduction du différentiel de vitesse entre les différents usagers de la rue : la création de zone 30 s’est donc rapidement imposée. En 2006, la municipalité décida de mettre tout Lorient en zone 30 en 3 ans ; la vitesse à 50 km/h devenait une exception. Un groupe de travail constitué de 70-80 Lorientais avait à trouver des réponses aux questions du genre : « Quelles voies voulez-vous laisser à 50 km/h ? », « Quelles sont, sur ces voies restant à 50 km/h, celles qui méritent un aménagement et quelles priorités ? ».
    Le conseil municipal valida le travail de ce groupe et orchestra une campagne d’information et de communication : « Mon quartier, je m’y sens bien ». Fait notoire : une évaluation, actualisée régulièrement, est effectuée de façon systématique en collaboration avec les Centres d’études techniques de l’équipement (CETE).

     Metz, de son côté, a plébiscité les zones de rencontres. Le 19 janvier 2009, cette ville de 130 000 habitants est la première en France à mettre en service dans les quartiers du centre-ville ces zones où le piéton est prioritaire sur l’ensemble des véhicules dont les vitesses sont limitées à 20 km/h. Pour le maire adjoint, en charge de l’écologie urbaine, du développement durable et solidaire, c’est le résultat d’une démarche structurée conduite par la volonté politique.
    Là encore, on a estimé que le consentement de la population devait être recherché par un réel travail de concertation. En effet, après une première réunion explicative avec les techniciens et sans les élus, les conseils de quartier ont disposé du temps nécessaire pour analyser le projet et formuler des propositions. Il fallait commencer à faire entrer dans les mentalités que l’usage de la voirie était pour tous et que les automobilistes devaient donc apprendre à partager. De leur côté, les commerçants ont compris que la ville de Metz ne faisait pas la guerre à la voiture, qu’elle était tolérée à vitesse basse.

     À Strasbourg, le plan piéton tient le haut du pavé. En mai 2011, l’équipe municipale, projetant de placer en zone 30 les deux tiers de la voirie urbaine, sollicita l’avis de ses concitoyens lors d’un référendum par courrier postal. Les Strasbourgeois ont répondu « non » à 54, 9 %. Déterminé, le Conseil municipal vota néanmoins à l’unanimité le 23 janvier 2012 la réalisation d’un Plan piéton de 2012 à 2020. Il s’appuyait sur une étude qui a tout d’abord identifié les pôles urbains et les principaux générateurs de flux, puis a recensé les coupures urbaines et les secteurs où le confort des piétons n’était pas assuré afin de définir des itinéraires majeurs reliant les centres de quartier entre eux. La mise en oeuvre de ce document stratégique en faveur des piétons répond au besoin identifié de disposer d’un projet global. Celui-ci unifie les différentes initiatives ponctuelles dans un document général assurant la cohérence des actions, dans l’espace et dans le temps. Ce Plan piéton repose sur 10 actions parmi lesquelles : promouvoir la marche en diffusant des cartes de la ville exprimées en « temps-piéton » ; viser un minimum de 50 % de l’espace-rue pour les piétons ; supprimer pour les piétons les voies en impasse ; résorber les discontinuités des cheminements ; réserver 1 % du budget des grands projets de transport collectif pour l’amélioration de la désserte piétonne de chaque nouvelle station.

     Fin 2011, la ville de Rennes a missionné le bureau d’étude Planète Publique pour évaluer sa politique Modes actifs (marche et vélo). Le rapport a été remis en juillet 2012. Parmi les questions posées par les analystes, deux d’entre elles, concernent particulièrement notre sujet.
    À la question : « Dans quelle mesure et dans quels cas les interventions en faveur de la marche ont-elles généré une augmentation de la pratique ? », le rapport répond : « La marche ne bénéficiant ni d’une réflexion ni d’actions spécifiques, des effets sur sa pratique semblent improbables. » Et de préciser : « La marche est principalement considérée comme un mode de déplacement contraint ou évident ne nécessitant pas d’action spécifique. Les zones de circulation apaisée ne réussissent pas encore à rendre plus confortables et plus sûrs les déplacements à pied. »
    Autre interrogation : « La gouvernance pour l’élaboration, la mise en oeuvre et le suivi de la politique “modes actifs ” et de ces projets est-elle adaptée et pertinente ? » À ce sujet, le rapport souligne « un volontarisme de la ville en termes de concertation qui n’empêche pas des attentes d’amélioration des instances et du pilotage des projets et de sa politique. »
    En outre, il constate « des instances de concertations existantes mais qui ne satisfont pas pleinement les acteurs, des initiatives isolées fournissant des bonnes pratiques à retenir, une intégration des problématiques modes actifs dans les projets d’aménagement qui pâtissent de la complexité des compétences mobilisées et de leur éclatement dans plusieurs services et directions. » Enfin, le rapport préconise « une transversalité à développer entre les services avec des objectifs, des outils et des connaissances plus partagées », ainsi qu’« une dynamique positive de questionnement et d’acquisition de compétences à l’oeuvre actuellement au service Mobilités Urbaines, à développer et partager sur la politique des modes actifs. » Autant de pistes à explorer.

     Ces exemples sont encourageants, mais paradoxalement, la marche a pâti du fait qu’elle relève en premier lieu de politiques locales. Les gouvernements et les ministres en charge des transports, de la santé et de l’aménagement du territoire doivent se charger d’aider et d’encourager la marche par leurs actions incitatives et par l’établissement des cadres juridiques, administratifs et techniques nécessaires. Or, les responsabilités relatives à la satisfaction des besoins des piétons et à la promotion de la marche sont divisées entre plusieurs organismes et ministères. En conséquence, il n’existe aucune responsabilité institutionnelle clairement définie à l’échelon local ou national obligeant les administrations à inclure la marche dans leurs priorités.
    Ainsi, il ne suffit pas d’octroyer plus de droit au marcheur, encore faut-il qu’il les prenne. Par exemple, dans les zones de rencontre, les piétons continuent de chercher les emplacements des passages piétons alors qu’ils ont été supprimés pour leur offrir la possibilité de traverser partout. L’un des problèmes majeurs reste la nonappropriation des espaces publics par les marcheurs. Ils contribuent par cette frilosité à leur propre domination.
    Le 13 novembre 2012, une initiative citoyenne européenne a été déposée auprès de la Commission européenne pour faire des 30 km/h en ville la règle et des 50 km/h l’exception. Un million de signatures à travers l’Europe était nécessaire pour que cette pétition soit transformée en proposition législative. Hélas, à peine une cinquantaine de milliers de signatures ont été recueillies en un an !
    Une structuration collective autour de la marche urbaine ne pourra se faire avec les pouvoirs publics seuls ou les citoyens seuls. Elle devra mobiliser ensemble, habitants, élus, urbanistes, ingénieurs, services techniques. C’est leur volonté commune d’accorder une place centrale au piéton dans l’espace urbain qui évitera aux villes… de piétiner.