le symbole et la mémoire
Marie, sa fille Germaine, d’Iffendic et Suzanne qui venait de loin : trois femmes à l’ultime destin fatal identique. Trois sœurs de souffrance, trois malheureuses qui eurent l’infortune d’avoir, ce 4 août 1944, pour une poignée d’imbéciles avinés, représenté le défouloir sur lequel ils allaient pouvoir satisfaire leur besoin d’exercer des représailles en place de l’action héroïque de résistance dont ils avaient rêvée sans pouvoir la concrétiser.
Toutes trois avaient partagé la même terre durant six années, dans deux tombes voisines, plutôt deux trous au pied de l’arbre où on les avait pendues, jusqu’à ce quinze décembre 1950 où après une longue procédure, Alfred Guillard obtint de la justice l’exhumation de Marie, sa femme et de Germaine, sa fille. Alors Suzanne resta seule, dans le sous-bois, oubliée de tous, y compris des autorités municipales qui avaient pourtant le devoir de lui donner une sépulture. Marie et Germaine ne connurent guère meilleure fortune, car une fois déterrées, en raison d’une divergence entre le maire d’Iffendic et le médecin qui ne voulut pas signer le permis d’inhumer du fait qu’il s’agissait de crimes, leurs restes furent, c’est incroyable, perdus !
Suzanne n’était pas une fille du pays. Elle avait grandi bien loin des provinces de l’Ouest, entre Reims et Soissons, un pays qui avait déjà connu son lot de guerre et d’horreur, une terre que nos anciens avaient foulée malgré eux, du côté du Chemin des Dames.
En fait très peu connaissaient son histoire. Pourquoi avait-elle quitté son pays et qu’était-elle venue faire à Monterfil ? Personne n’en parlait clairement car une fois l’ivresse de ces quelques jours noirs d’août 1944 estompée, il fallait oublier pour continuer à vivre ensemble. Alors le silence s’installa qui se transforma en secret que l’on évoquait quand même parfois discrè- tement parce que le secret fascine. Et puis, évoquer au grand jour cette affaire, conduisait à mettre en cause les protagonistes dont le principal portait un nom bien trop respectable pour être incriminé.
On accumula donc dans les tiroirs que l’on ouvrait à l’occasion, des archives, photos, articles découpés dans L’Ouest journal.
Une habitante de Monterfil trouvant ce silence trop lourd, trop sournois, ce secret pernicieux eut envie de le communiquer, justement pour qu’il cesse d’être un secret. Elle révèle à ma compagne l’affaire des trois suppliciées. Beaucoup plus tard, ma compagne me rapporte ce qu’elle savait de cette tragédie. Je rencontre cette femme qui me raconte ce qu’elle connaît de l’histoire, et je complète mon information par la lecture de quelques pages sur Internet. J’écris alors un roman, In nomine patris (éditions Mané huily) inspiré de ce drame. La sortie de cet ouvrage catalyse les consciences. Les remparts érigés depuis près de soixante-dix années pour occulter l’infamie craquent de toute part : des personnes demandent à me rencontrer. Elles ont besoin d’en parler, de porter au grand jour l’opprobre pour exorciser l’ignominie.
Un habitant de Tréffendel que je rencontre alors, détenteur d’archives, me remet les photocopies des pages d’un journal issu de la résistance, L’Ouest journal.
On me demande d’écrire le véritable récit des faits tels qu’il était possible de les reconstituer d’après les rares écrits et quelques témoignages. Je décortique alors les articles de L’Ouest journal qui publia l’essentiel de la chronologie de l’événement entre 1947 et 1951 et rencontre plusieurs personnes qui témoignent de souvenirs d’enfance. Un livret d’une vingtaine de pages Condamné au secret, est édité et rapidement plus d’une centaine d’exemplaires sont diffusés.
Un collectif, visant la réhabilitation des trois femmes et l’exhumation de Suzanne se constitue. Pierre Guillard, qui vient juste de découvrir la tragédie vécue par sa grand-mère et sa tante, au hasard d’une recherche généalogique, rejoint le collectif.
Août 2014 : pour les soixante-dix ans du drame, le collectif décide de frapper un grand coup en organisant le jour anniversaire une marche du centre bourg de Monterfil au sous-bois où Suzanne est toujours enterrée sans sépulture. Polémique, opposition de l’autorité locale, autorisation de la préfecture, la marche a lieu et réunit une centaine de personnes dont bon nombre d’anciens qui n’avaient pas eu jusqu’à ce jour l’occasion d’exprimer publiquement leurs sentiments sur cette affaire qui pourtant accompagnait leur culture d’autochtone depuis toujours
Une équipe de France 3 Ouest réalise un reportage, l’Agence France Presse rédige une dépêche largement reprise. Les films passent sur Internet et c’est là qu’un habitant d’un village de l’Aisne près de Soissons, François, voit le film et entendant le nom de Suzanne Lesourd, reconnaît sa grand-mère paternelle. Il ignorait jusqu’alors, comme toute sa famille, ce qu’elle était devenue après qu’elle eût quitté son pays en 1941, confiant ses deux enfants à ses parents, pour rejoindre, avait-elle dit, son mari prisonnier en Allemagne. Elle n’était jamais revenue.
Quelle histoire singulière a conduit Suzanne Lesourd d’Acy près de Soissons à Monterfil ? Quelles que soient l’exigence et les circonstances qui l’ont générée, elles ne légitimaient nullement qu’un être humain fut traité de la sorte. Et cela ne justifie pas qu’une fois la paix et la raison revenues, une dépouille humaine demeure sans sépulture à l’écart de tous préceptes moraux et principes élémentaires d’humanité.
Dès lors, François Lesourd s’empresse de prendre contact avec le collectif de Monterfil. Il vient sur les lieux en septembre dernier, rencontre ceux qui ont œuvré à faire sortir l’histoire de l’oubli ainsi que les maires de Monterfil et d’Iffendic et demande officiellement l’exhumation de sa grand-mère.
Une enfant de quatre-vingt-deux ans, Nicole, la fille de Suzanne retrouve enfin la quiétude car elle sait enfin que sa maman ne l’a pas abandonnée, mais n’a pas pu revenir près d’elle. Au-delà du chagrin, son esprit s’apaise à ne plus l’attendre. Le manquement de la société envers trois femmes mortes de la stupidité des hommes, dans une période troublée est en passe d’être réparé.
Suite à une décision de justice, le 15 juin 2015, des fouilles ont été effectuées dans le sous-bois des Rousselets afin d’exhumer les restes de Suzanne Lesourd. Malheureusement, elles n’ont servi à rien. Depuis soixantedix ans, la nature a dissimulé le passé. Des arbres ont prospéré et occupé le terrain. La mémoire des hommes chargés de désigner l’endroit exact du drame mais qui étaient alors des enfants est, peut-être, devenue incertaine et imprécise. Il n’a pas été possible de retrouver Suzanne. À moins qu’elle ait été emportée en 1950, lors de la première exhumation avec ses sœurs de malheur, Marie et Germaine Guillard, on ne le saura jamais ; trois dépouilles perdues pour toujours, trois âmes bannies et fugitives à jamais. Leur manière à elles de faire un pied de nez à leurs tortionnaires.
Cette décision de justice aurait dû permettre à Suzanne Lesourd de quitter enfin la fosse du sous-bois où elle fut assassinée. L’espoir des familles des trois suppliciées du bois des Rousselets repose aujourd’hui sur un engagement des maires de Monterfil et d’Iffendic d’apposer une plaque commémorative dans leur commune respective. Du symbole, certes ! Mais comment se passer de symbole et de la mémoire quand il ne reste plus que cela ?
François Lesourd a posé sur la tombe des parents de Suzanne, à Sermoise dans l’Aisne, une pierre mauve de Monterfil sur laquelle il a inséré une plaque de cuivre où il a fait inscrire ce texte : « en mémoire de Suzanne Lesourd assassinée le 4 août 1944 à Monterfil (35) ».
Ainsi l’histoire continue. Elle ne saurait quitter la mémoire des hommes. Elle demeure et se transmet par les canaux les plus inattendus : une femme déterminée à éventer le secret qui nourrit les fantasmes et gangrène les consciences, un roman qui s’inspire de cette histoire, la détermination d’un groupe de personnes à rétablir la dignité perdue, un livret racontant les faits, un appel qui mobilise une centaine de marcheurs en plein mois d’août, l’improbable hasard guidant un homme à visionner un reportage sur Internet qui lui fera comprendre qu’il s’agit de sa grand-mère dont la famille ignorait la fin. En résumé, un cocktail de hasards, de rencontres, de volontés, de détermination, de courage, d’humanité et d’intelligence qui conduit aujourd’hui au triomphe de la mémoire et de la dignité.
Comment honorer les mémoires de ces trois femmes et leur donner une sépulture sans un reste de leurs corps ? On sait que de nombreuses tombes bretonnes demeurent vides de la dépouille des « péris en mer ».
Aujourd’hui, à Iffendic et à Monterfil, le symbole est devenu prioritaire, obligatoire et urgent. Il faut pour la mémoire garder une digne trace de ces trois victimes de la barbarie et des errements d’une époque, montrer que notre société a humainement progressé, s’est élevé, réitérer ce message : « plus jamais ça ».
Et surtout, c'est indispensable pour rendre leur dignité à Suzanne, Marie et Germaine, à leurs familles et à toute une population. Pour conserver, aussi, l’espoir et l’optimisme et continuer à croire en la société humaine.