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Contributions
#37
La régulation par
la donnée, une nouvelle forme d’action publique ?
RÉSUMÉ > Derrière l’affaire Uber, du nom de cette application qui inquiète les chauffeurs de taxis traditionnels, ou face au succès croissant du site de location de logements Airbnb qui bouscule l’hôtellerie classique, se profile la question centrale des données numériques et de leurs usages. Comment les collectivités et les acteurs économiques peuvent-ils s’en servir, et pour quelles nouvelles formes d’action publique ? C’est ce qu’explique ici Simon Chignard, spécialiste des données ouvertes et massives (Open et Big Data), exemples concrets à l’appui.

     Le 25 juin 2015, les taxis ont manifesté dans plusieurs villes de France. L’objet de leur grief : le nouveau service développé par la société californienne Uber qui permet à chacun de se transformer en chauffeur et de vendre ses services. Ce soir-là, le ministère de l’Intérieur a annoncé 10 interpellations, 7 policiers blessés et 70 véhicules dégradés. « Il va y avoir un mort », s’inquiète même un chauffeur de taxis interrogé Porte Maillot par le journal Le Parisien. Le conflit se durcit, mais il ne date pas d’hier.

     La légende d’Uber, racontée par Travis Kalanick son fondateur, veut que l’idée du service soit née à Paris. Participant à la conférence LeWeb, il aurait essayé en vain de trouver un taxi dans la capitale. De retour en Californie, il a imaginé un service de mise en relation entre une offre (des chauffeurs indépendants) et une demande (un besoin de mobilité). Le service repose sur une application mobile qui permet de commander un véhicule.

     Uber représente la quintessence d’une certaine idée de l’économie numérique. Par son hyper-croissance tout d’abord : à peine âgée de 6 ans, la start-up est déjà présente dans plus de 250 villes dans le monde et elle est valorisée plus de 40 milliards de dollars (c’est-à-dire deux fois et demi plus que le constructeur automobile PSA Peugeot Citroën). Elle revendique 500 000 utilisateurs pour le seul territoire français. Un grand soin est apporté à l’expérience du client : le chauffeur Uber vous ouvrira la portière, il vous proposera une bouteille d’eau et vous interrogera sur la radio que vous souhaitez écouter. Arrivé à destination, vous serez invité par l’application à noter la prestation (de 1 à 5), et votre course sera directement débitée sur votre carte de crédit. Vous recevrez même un courrier électronique avec une facture, accompagnée d’une carte du trajet que vous venez d’effectuer. En un mot : tout ce que vous pourriez attendre d’un taxi.

     Car les chauffeurs d’Uber ne sont pas des taxis. La start-up s’appuie en effet sur la réglementation qui encadre les services de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC). Contrairement au taxi, le VTC doit impérativement être réservé à l’avance, et ne peut pratiquer la maraude : vous ne pouvez pas le héler dans la rue.

     Les taxis vivent d’autant plus mal cette concurrence nouvelle qu’ils ont acquis le droit d’exercer à des tarifs très élevés (de l’ordre de 200 000 euros à Paris). Cette licence constitue aussi une assurance-retraite pour nombre d’entre eux qui pourront la céder le moment venu.

     Mais le déclencheur des manifestations du 25 juin dernier, c’est le lancement du service UberPop dans plusieurs villes de France, dont Nantes. UberPop s’inspire du covoiturage, puisque tout le monde peut devenir chauffeur, avec son véhicule personnel. Après plusieurs jours de manifestations, et l’agression d’un client, la société Uber a annoncé la suspension du service UberPop en France.  

     Uber est le symbole de la transformation de l’économie et de la société par le numérique. Une entreprise qui n’existait pas il y a 6 ans est capable de bouleverser profondément des équilibres établis depuis plusieurs décennies. Ce qui est vrai d’Uber l’est aussi d’Airbnb qui vous permet de réserver une chambre ou un logement chez l’habitant. Paris est la première ville du monde pour Airbnb : plus de 40 000 logements sont proposés à la location de courte durée sur le site. Sur un axe Dinard - Saint Malo - Cancale on recense plus de 1000 logements, de la simple toile de tente (10 euros la nuit) au fort du Petit Bé (600 euros la nuit). Le chiffre mérite qu’on s’y arrête : en considérant que chaque logement peut accueillir entre 2 et 3 voyageurs en moyenne, la capacité d’accueil des hôtes d’Airbnb représente exactement le nombre de lits disponibles dans les hôtels de la cité corsaire.

     Voilà donc la situation à laquelle sont confrontés les pouvoirs publics : des acteurs privés, dont l’activité s’est initialement déployée en ligne ont maintenant un impact direct sur les territoires. De nombreuses municipalités ont accusé Airbnb de contribuer à réduire l’offre de logement pour les résidents, au profit des seuls touristes et voyageurs d’affaires, contribuant ainsi à la gentrification de certains quartiers. Flairant le bon filon, des intermédiaires spécialisés proposent aux propriétaires d’accueillir les voyageurs à leur place, de leur remettre les clés, de faire le ménage et même de gérer tous les échanges en ligne. La tentation de générer un revenu additionnel en louant son appartement devient de plus en plus forte.

     La position des municipalités vis-à-vis d’Airbnb peut être aussi un peu plus ambigüe : attirer de nouveaux visiteurs n’est jamais une mauvaise nouvelle, comme en témoigne l’essor du tourisme d’affaires et de loisirs, et pour les attirer, il faut pouvoir les héberger.

     Comment donc réguler ces activités pour en limiter les effets pervers ? Ces derniers mois, plusieurs pistes ont émergé, certaines reposent sur le coeur même de l’activité de ces services: les données.  

Les données au coeur des modèles d’affaires

     Sans données, la plupart des services numériques n’existeraient pas tant leur place est centrale dans les modèles d’affaires.

     Les données fournissent tout d’abord l’ingrédient indispensable aux échanges : la confiance. Pour que les transactions se développent à grande échelle, il ne suffit pas de disposer d’une plateforme technique, d’une audience ou encore d’un catalogue de biens (des logements) ou de services (des véhicules avec chauffeur). La confiance est l’élément essentiel pour accepter de mettre son appartement à disposition d’un inconnu ou de monter dans sa voiture. Grâce aux données, cette confiance n’est pas basée sur l’identité d’un individu, mais plutôt sur l’ensemble de ses actions et transactions. Sa réputation est évaluée par ses pairs, via les notes et les commentaires. Les plateformes de l’économie numérique exploitent intensivement ces éléments pour :

  • mettre en avant les participants ou les biens qui disposent de la meilleure évaluation ;
  • créer une incitation sociale forte : chacun est encouragé à adopter un comportement susceptible de lui apporter la meilleure évaluation, sous peine d’être progressivement exclu du marché ;
  • repérer les transactions inhabituelles qui méritent un examen particulier, à l’instar des algorithmes de détection de la fraude utilisés par les banques.

     Les données sont aussi utilisées pour améliorer en permanence le service : Uber est capable de prédire les zones où la demande sera la plus forte à un instant T, et donc d’encourager les chauffeurs à s’y rendre. Airbnb analyse en permanence vos recherches et votre historique et sait donc quel bien il faut mettre en avant pour correspondre à vos goûts. Il peut aussi aider les hôtes à fixer le meilleur tarif de location (tout au moins celui qui maximise le revenu de la plateforme). L’ensemble contribue à rendre ces services chaque jour plus efficaces, plus désirables ... et par conséquence plus difficiles à quitter.  

     Ces nouvelles activités appellent une nouvelle forme de régulation. Les régulateurs, tant nationaux que locaux, prennent progressivement conscience de l’importance des données dans ces modèles d’affaires. De nouvelles formes de régulation apparaissent, que l’on peut qualifier de « régulation par la donnée » ou « régulation 2.0 ».

     La première forme consiste à échanger des données contre l’autorisation d’exercer sur un territoire. La ville de New York a récemment assoupli les conditions d’exercice d’Uber en échange des données sur les trajets, les chauffeurs et la demande de mobilité en chaque point de la ville et à chaque instant. Ainsi armée de ces données, la ville peut passer d’un système de contrôle a priori (par la délivrance de licences) à une modération a posteriori (par l’analyse des données).

La mairie de San Francisco cherche à lutter contre la gentrification de certains quartiers imputée à Airbnb. Elle a récemment mis en place un bureau dédié à la location de très courte durée. Son objet : encourager les propriétaires à se conformer au droit local qui prévoit que les hôtes ne puissent pas louer leur logement plus de 90 jours par an sans y être présents. Mais pour contrôler cela, il faudrait pouvoir accès aux données de l’entreprise, ce qu’Airbnb refuse jusqu’à présent. On voit bien, dans ces deux cas, que les données sont un instrument de négociation dans le rapport de force qui s’établit entre ces plateformes et les territoires sur lesquels elles opèrent. La seconde forme de régulation par la donnée consiste, pour le régulateur, à jouer un rôle actif dans le montage des plateformes numériques. En France, l’article 1er de la loi Thévenoud sur les véhicule de tourisme avec chauffeur (VTC) prévoit la mise en place d’un registre géolocalisé des taxis. L’idée est de permettre aux taxis de faire face à la concurrence des VTC en leur donnant accès à la maraude électronique. Grâce à ce registre et aux applications qui l’utiliseront il va devenir possible de réserver son taxi immédiatement sur son smartphone, indépendamment de son appartenance à telle ou telle centrale de réservation (« tous les clients peuvent voir tous les taxis » - source: présentation du projet sur opentaxi.fr). Une fonctionnalité de type « Y aller en taxi » pourra être intégré dans l’ensemble des services qui respecteront la charte du service. La plateforme est en cours de développement au sein du Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP - services du premier ministre), et elle marque une étape importante en matière de régulation.

     En organisant la circulation d’une donnée (la géolocalisation des véhicules) et en posant des règles fortes (neutralité et gratuité de la plateforme), l’État adapte son rôle à la révolution numérique. Car chaque révolution technologique demande une adaptation de la régulation. Au milieu du 19e siècle, le Parlement britannique a voulu limiter l’usage des premières automobiles sur la voie publique (Locomotive Act de 1865). Leur vitesse était limitée à 6 km/h en campagne et 3 km/h en ville, précisément celles d’un attelage à chevaux. Chaque véhicule à moteur devait être précédé à 50 mètres d’un homme agitant un drapeau rouge pour signaler le danger aux autres usagers de la route... Ces règles ont été progressivement assouplies, permettant l’essor de l’industrie automobile. On pourrait être tenté de penser que l’histoire se reproduit : face à la révolution numérique, ne faut-il pas aussi inventer de nouvelles règles et de nouveaux modes d’action publique ?