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Contributions
#34
Droit à l’avortement : un médecin se souvient
RÉSUMÉ > La Loi dite Veil encadrant la dépénalisation de l’avortement en France, promulguée en janvier 1975, est le fruit d’un mouvement de désobéissance civique mené de haute lutte par des militants organisés en réseaux, regroupant des femmes et des hommes dont des avocats, des politiques et des médecins. Parmi ces derniers, Olivier Bernard, médecin généraliste et orthogéniste à Rennes, se souvient.

     «Il faudra attendre le printemps 1975 pour voir appliqué à Rennes le droit à l’avortement », explique Olivier Bernard, médecin généraliste et orthogéniste, militant de la première heure au sein du réseau Choisir. « Rennes n’était pas un milieu très progressiste. Notamment, le professeur Toulouse, chef de service gynécologie de l’époque, était hostile à l’avortement. Il refusait qu’on pratique l’interruption volontaire de grossesse dans son service. » Seule une clinique privée, dirigée par Maurice Caillet, accède aux demandes des Rennaises, donnant priorité aux mineures, aux mères de famille nombreuse, aux femmes ayant de faibles ressources intellectuelles ou financières, relatent Patricia Godard et Lydie Porée dans leur ouvrage dédié à l’histoire du féminisme à Rennes.

À Rennes : bras de fer d’un neurologue et d’un néphrologue

     Prêt à en découdre, un groupe de médecins s’organise pour contraindre à ouvrir un centre hospitalier, comme le préconise la loi. Olivier Sabouraud, chef de service de neurologie, et Dominique Chevet, néphrologue, font pression et obtiennent la mise à disposition d’un bâtiment. Tout un symbole : le Pavillon Bernard est situé, à l’Hôtel-Dieu, à l’opposé du service de gynécologie. Le centre d’orthogénie ouvre en mars 1975. En octobre, ce sont quatre cents interventions qui ont été effectuées depuis l’ouverture, rappellent Patricia Godard et Lydie Porée dans leur ouvrage. En 1976, Olivier Bernard, jeune médecin grenoblois récemment installé dans la capitale bretonne rejoint l’équipe du centre d’orthogénie rennais qui compte une dizaine de médecins qui se relaient cinq jours par semaine. « C’était un lieu vétuste et sordide que l’accueil chaleureux savait rendre plus humain », explique-t-il. Les consultations et interventions s’y succèdent jusqu’en octobre 1982, date à laquelle le service est accueilli au sein de l’hôpital.
     Olivier Bernard a alors quant à lui quelques années de pratique, exercées dans l’illégalité. Un engagement militant motivé par deux événements. « Débutant la médecine, une amie d’enfance m’avait demandé de l’accompagner auprès de ce que l’on nommait à l’époque, une faiseuse d’ange. Une expérience qui m’avait profondément troublé. » Par ailleurs, en 1972, en 4e année de médecine, le jeune externe et stagiaire en réanimation médicale au CHU de Grenoble découvre une triste réalité : « J’ai été sous le choc. La majorité des lits était occupée par des femmes en état de septicémie, entre la vie et la mort à la suite de manipulations abortives dangereuses. De plus, le corps médical réagissait avec mépris et ironie, considérant ces patientes comme des filles de mauvaise vie. Ces femmes mouraient dans le silence et dans le déni de la société. »

Avortements illégaux mais non clandestins

     Olivier Bernard rejoint Annie Ferrey-Martin, médecin anesthésiste au CHU de Grenoble. Proche de Gisèle Halimi, celle-ci a créé l’antenne grenobloise de Choisir. « Nous avons organisé une première conférence avec Simone de Beauvoir. La salle était comble, au-delà de nos espérances. » À la sortie, les militants sont confrontés au désespoir des femmes, pour la plupart de milieu populaire, qui n’ont pas les moyens d’avorter dans une clinique privée ou à l’étranger. « Très vite, nous avons décidé de pratiquer des IVG. Au départ, nous n’avions pas de moyens, pas de local. Nous utilisions des sondes urinaires stériles prises à l’hôpital. Je les posais dans ma chambre en Cité U. » Dès les premiers saignements, les femmes sont envoyées auprès du chirurgien Pierre Fugain, grand résistant communiste. « Il les recevait de façon humaine et procédait au curetage. Tout cela se faisait de façon tacite. » Et de rappeler le contexte particulier grenoblois : « Nous étions en première ligne. Le chef de service était le Professeur Malinas, fondateur de l’association Laissezles vivre avec le Professeur Jérôme Lejeune. Les avortements que nous pratiquions étaient certes illégaux, mais pas clandestins car nous les revendiquions. Ce professeur déclarait dans le journal local, Le Dauphiné Libéré, que nous méritions la guillotine. »
    La méthode d’avortement Karman adaptée d’une technique d’aspiration chinoise par le psychologue américain Harvey Karman, au début des années soixante-dix, marque un tournant décisif. Ce système d’aspiration par canule souple munie d’une seringue, simple et peu onéreux, est pratiqué entre cinq et huit semaines de grossesse. En juillet 1972, Olivier Bernard se rend à Londres pour se former. « C’est un chirurgien, une femme australienne qui, pendant 3 jours a assuré ma formation. Nous pouvions intervenir sans faire d’anesthésie générale. C’est moins traumatisant qu’avec la curette et il y a moins de risques d’hémorragie et de stérilité ultérieure. Cette méthode révolutionnaire est toujours utilisée. » Olivier Bernard revient en France, une valise pleine de canules. Il se souvient de son premier système d’aspiration fabriqué avec une pompe à vélo inversée. « Nous avons loué un local à Grenoble. Il y avait un seul médecin, Annie Ferrey-Martin, des étudiants et une infirmière. Au bout de six mois, nous avions pratiqué plus de 500 avortements. » La section grenobloise forme d’autres militants. Citons à Rennes, dès la fin de l’année 72, les Rennais Gilles Ravé et les soeurs Neuville. Ces derniers débutent les avortements illégaux, début 1973, sous l’égide du réseau Choisir. Autre temps fort mentionné par Olivier Bernard : « Avec le comité pour la liberté de l’avortement et de la contraception, nous avons édité chez François Maspero un ouvrage important pour le mouvement : Libérons l’avortement. »

La désobéissance civique, un levier puissant

     La lutte connaît son lot de pressions judiciaires et policières. En avril 1973, à Grenoble, les parents d’une jeune mineure portugaise portent plainte après l’avortement pratiqué sur leur fille. Annie Ferrey-Martin est arrêtée. « Le lendemain, 10 000 personnes étaient dans les rues de Grenoble. Relâchée, elle sera inculpée, mais réhabilitée deux ans plus tard », se souvient Olivier Bernard. Lui-même sera arrêté et interrogé pour avoir programmé un film militant sur l’avortement réalisé par Charles Belmont et Marielle Issartel : Histoires d’A. Un documentaire qui circule sous le manteau, interdit de diffusion par le ministre des Affaires culturelles de l’époque. « Je me souviens du policier qui prenait ma déposition. Sur l’affiche, il y avait une citation du psychiatre et psychanalyste Wilhem Reich “On ne mendie pas un juste droit, on se bat pour lui”. Il m’a demandé : “nom et adresse de ce Reich ? ”». Au final, la bobine du film est confisquée et Olivier Bernard est libéré : « La projection a finalement eu lieu à la Bourse du Travail, car le réalisateur est venu avec une copie… »
    Rien ne peut arrêter ce mouvement de désobéissance civique rendu populaire par le Manifeste des 343 salopes, en 1971, relayé par celui des 321 médecins sortis de la clandestinité, en février 1973. « En créant un état de fait, nous souhaitions contraindre le gouvernement à légiférer. Cette situation pour le ministre de l’Intérieur ne pouvait perdurer, car la loi était bafouée sans qu’il soit possible de poursuivre les contrevenants ! »
    Aujourd’hui, le droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse a été récemment réaffirmé par la quasi-unanimité de l’Assemblée nationale. Ce n’est pas tant les pressions des lobbyistes anti-avortement qui inquiètent à court terme Olivier Bernard, mais bien les baisses budgétaires et la logique comptable des directions hospitalières entraînant la fermeture de plus en plus de centres d’orthogénie dédiés, comme à Grenoble : « Ce sont souvent les chirurgiens des services de gynécologie qui pratiquent ces actes, considérés comme peu gratifiants et non prioritaires, et laissant rarement aux femmes le choix de la méthode employée, aspiration ou médicamentation, et du type d’anesthésie locale ou générale. » Et de conclure : « À plus long terme, la montée de forces rétrogrades qui se sont déjà manifestées autour de la Manif pour tous peut faire craindre tous les reculs au niveau des droits des femmes. La vigilance doit être de mise. » Toujours au nom du fait religieux et à côté de ces formes dévoilées d’obscurantisme, d’autres expressions plus rampantes sont aussi en action, visant à museler les femmes dans leur corps social. La co-veillance s’impose en résistance !