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Contributions
#34
Les riches heures du marché Sainte-Thérèse
RÉSUMÉ > Les marchés rennais cultivent leur singularité, comme l’a souligné le dossier consacré aux assiettes rennaises du numéro 32 de Place Publique (septembreoctobre 2014). Habituée du marché Sainte-Thérèse du mercredi, notre collaboratrice Catherine Guy livre ici une analyse précise de ce rendez-vous populaire, en insistant sur la dimension sociologique et urbaine de ces rencontres très codifiées. Une forme de théâtre ou de ballet, avec ses scènes et ses acteurs, qui se déroule au fil des heures selon un rythme immuable dès les premières lueurs de l’aube.

     Au sud de la gare, dans les rues tranquilles qui relient le quartier Sainte-Thérèse au quartier Binquenais, les pavillons s’alignent, écartés du brouhaha des boulevards Émile Combes et Oscar Leroux. L’urbanisme de l’époque les a organisés en bandes linéaires le long de voies dont les plaques aux noms de résistants et déportés révèlent l’après-guerre, mais il a ménagé trois espaces – place Bir-Hakeim, place du Souvenir, place Yvonnick Laurent – bien utiles lorsqu’arrive le mercredi matin. Jusqu’alors insoupçonnable, si ce n’est par les quelques barrières rangées aux entrées des rues, le marché Sainte-Thérèse y submerge trottoirs, rues et places.
     La marée vient doucement à l’aube… C’est d’abord l’heure de la lutte des places. Les producteurs qui disposent d’un emplacement habituel échelonnent leur arrivée en fonction de leur éloignement et de la capacité à manoeuvrer leur véhicule dans ces rues étroites. Les plus lointains sont là dès six heures : une fois leur étal préparé, ils prennent le temps d’un petit-déjeuner à la maison de quartier de la place Bir-Hakeim. Chacun se connaît et se rencontre dans la semaine sur d’autres marchés. Eux n’ont pas à mener la bataille invisible qui se joue à l’extérieur. Là, le défi est crucial : trouver une place chaque mercredi matin exige d’arriver parmi les premiers pour prendre rang auprès de ceux qui attribuent les places constatées vacantes. Pas de café au chaud, donc, pour les producteurs trop récents qui ne disposent pas d’une place permanente, ni pour les commerçants occasionnels. Au lieu de cela, un groupe compact et mouvant qui se presse autour des policiers municipaux « placiers » dont seul l’uniforme leur permet d’émerger. Aux heureux élus d’agir, de monter leur étal et de débarrasser leur véhicule au plus vite, car les premiers clients arrivent à l’approche de huit heures. Ceux-là entendront de sonores remarques, voire quelques altercations, qui indiquent que les requérants n’ont pas tous trouvé où se placer.

     C’est désormais l’heure des travailleurs. Recommandation à ceux qui ne fréquentent pas le marché : n’y venez pas flâner, ni discuter avant 8 h 30. Chaque minute compte car, à cette heure-là, on travaille de part et d’autre des étals : d’un côté, ceux qui finissent d’organiser la présentation de leur production, de l’autre, ceux qui font leurs provisions alimentaires. La concentration dont font preuve les clients, qui circulent avec aisance et détermination vers des étals présélectionnés, leur interdit bavardages et files d’attente. Leurs repères sont en place depuis longtemps et leurs circuits, maintes fois pratiqués, sont reconduits quasi-exactement chaque semaine.

     C’est un peu plus tard en matinée, quand vient l’heure des poussettes, que se dessine le stéréotype du marché convivial. À partir de 9 h 30-10 heures, le marché Sainte-Thérèse se distingue par d’importants encombrements de poussettes. Impossible au client novice de prétendre arpenter le linéaire des rues et les places sans être freiné par une densité considérable de poussettes. Toutes ces roues que les pieds heurtent de qui n’est pas vigilant n’appartiennent pourtant pas à la même catégorie, selon qu’on circule avec poussette d’enfant ou poussette de marché.
    Il y a profusion de poussettes d’enfant. Les assistantes maternelles du quartier viennent au marché faire leurs courses avec le ou les bébés dont elles s’occupent. Elles y satisfont à leur approvisionnement en produits frais en même temps qu’elles y rencontrent leurs collègues et ami(e)s. Les échanges sont nombreux, aussi longs que la météo et la patience des petits le permettent. À cette population de nounous s’ajoute celle des mères soucieuses de nourrir leur famille à des prix corrects, ce qu’autorise la diversité des vendeurs, producteurs et forains. Le rajeunissement du quartier sud-gare et la présence à la Binquenais et dans le quartier voisin du Blosne de familles se constatent à l’effectif des poussettes, parmi lesquelles les plus encombrantes permettant de promener deux enfants ne sont pas rares.
    En trente ans, les chariots de courses sont sortis de la relégation. Ils ne sont plus l’apanage des femmes âgées. Désormais appropriés par les plus jeunes et relookés de couleurs vives, ils permettent d’accéder et de repartir du marché sans utiliser forcément l’automobile. Une nouvelle clientèle – des femmes venues du centre-ville en métro – vient au marché pour s’y fournir en produits alimentaires locaux. Elles en profitent pour fouiner et marchander auprès des forains qui récupèrent et vendent à prix très cassés des vêtements de marque. Les réputations se font et circulent, qui drainent vers ce marché des clientes de toute l’agglomération, soucieuses d’y « faire des affaires » en maintenant leur standing d’habillement. Moins fidèles au marché Sainte-Thérèse, elles sont plus réactives à la météo du jour ou aux événements comme les périodes de soldes. Elles contribuent toutefois à son rayonnement extérieur et c’est leur pouvoir d’achat qui attire des commerçants de tout l’ouest.

     Au cours de la matinée, l’attractivité du marché atteint son apogée quand arrive, rarement avant 10 h 30- 11 heures, l’heure des tracts. On sait la place particulière des marchés en tant qu’espaces publics destinés à servir d’agora. Si l’on en croit les télévisions, la déambulation des candidats aux élections sur les marchés serait la quintessence de la proximité en politique. Même si un marché ne se montre pas un lieu vraiment propice à débats, il est un incontournable de la présence militante lorsque l’on veut défendre une cause. À cette heure-là, tant pis si le brouhaha des bateleurs qui attirent les clients se mêle au propos défendu et le rend inaudible, tant pis si les destinataires ciblés par les tracts sont rarement des personnes qui travaillent, venues bien plus tôt. C’est l’heure du pic de fréquentation et l’essentiel de l’objectif est rempli *pour les militants : ils peuvent cocher la case obligatoire du marché, de surcroît d’un marché de quartier que beaucoup découvrent à cette occasion.

     À midi, les militants abandonnent leur tâche missionnaire, et une dernière étape attend le marché. C’est l’heure des glaneurs, d’après le titre du beau film d’Agnès Varda, le moment où les producteurs auxquels il reste des marchandises périssables baissent leurs prix. Arrive alors une population en attente, habituée à marchander et à tirer parti de ces moments charnières. Les affaires se font vivement, plutôt entre habitués, les visiteurs d’un jour ayant moins de repères que les fidèles. Il faut faire vite entre les étals qui remballent, les véhicules nécessaires au rangement, et la circulation des retardataires qui font une rapide visite à la sortie de leur travail. Selon que l’on soit au début ou en fin de mois, juste avant un jour férié ou l’inverse, en période de vacances scolaires ou pas, les quantités vendues fluctuent beaucoup. Une étude spontanée dont les glaneurs sont très au fait.
    Qui ai-je ignoré quand vient le reflux et l’heure des balayeuses ?
    Ces paysans âgés qui occupaient la place Yvonnick Laurent et qui ont peu à peu cédé la place, emportant avec eux les volailles vivantes dorénavant interdites sur les marchés ? Avec eux est parti ce Rennes paysan dont l’imbrication avec la campagne me frappait. Quelle autre image ai-je oublié ? Celle des étals fournis en vêtements de fête destinés aux petites filles comme on n’en trouve plus dans aucun magasin. J’ai vu ces robes sur des enfants qui se rendaient au culte évangélique, d’autres lors de mariages de familles d’origine turque. Et j’ai reconnu l’organza et le plumetis, ces modes d’hier auxquels seul ce marché multicolore permet de perdurer… À ces impressions visuelles, manquent encore les odeurs, leurs mélanges selon les saisons et les voisinages des étals, tout ce qui fait la vie d’un marché populaire…