PLACE PUBLIQUE : Lorsqu’on évoque la relation entre producteurs et chefs, votre nom vient immédiatement à l'esprit. D’où vient ce lien fort ?
SYLVAIN GUILLEMOT : De mes origines. Je suis petit-fils de paysans des Côtes d’Armor. Quand, en vieillissant, on accepte de reconnaître que l’on n’est pas tout-puissant face à la nature, on l’écoute davantage. Cet état de fait, le producteur en a conscience. Malheureusement, on a donné au cuisinier cette toute-puissance de pouvoir se réinventer avec du matériel de haut niveau, des techniques, du personnel qualifié. Si on écoute certains de mes confrères, la qualité de leur travail tient en grande partie à leur philosophie, à une espèce de sur-moi. Mais là, l’éleveur ou le maraîcher, en quoi est-il valorisé ? Alors que ce cuisinier vient se fournir chez eux, pas chez leur voisin. Quand j’ai démarré les démonstrations de cuisine, je m’apercevais que les gens idéalisaient la partie technique de notre métier. Or si l’on veut donner du sens au verbe « se nourrir », cet aspect ne va pas nous aider. Ce qui ramène du sens, en revanche, c’est que nos aliments sont le fruit du travail des hommes. Lorsqu’on prélève des produits dans la nature ou qu’on donne la mort à un animal, ça ne se fait pas tout seul. On doit s’interroger sur l’origine de nos produits. Là où il faudra se réinventer, pour l’avenir de notre planète, c’est sur la nourriture : moins carnée, plus tournée vers le végétal... En acceptant une saisonnalité locale – et non nationale – dans mon restaurant, je réduis mon bilan carbone mais je suis aussi un soutien pour le paysan, le pêcheur et je me rapproche de leurs problématiques. Je suis alors encore plus au fait que cette année n’est pas exceptionnelle pour la tomate mais superbe pour la rhubarbe. Ce n’est pas du détail. Ça ramène le cuisinier à son obligation de cuisiner, de réinventer. On a ainsi légion de recettes avec un carré d’agneau : mais avec 16 côtes, on ne nourrit que quatre personnes. Que fait-on du reste de l’animal ? On le laisse courir dans le pré ? Alors qu’on peut travailler aussi le foie, proposer de l’épaule confite, etc. On doit redevenir des transformateurs : d’un produit simple, faisons un mets exceptionnel.
Dans quel périmètre choisissez-vous vos fournisseurs ?
Ils sont tous dans un rayon d’une demi-heure de route autour du restaurant, et jusqu’à Saint-Brieuc pour la pêche. Je choisis des gens qui ont ce souci, comme moi, de faire partie d’une chaîne alimentaire.
Quels rapports ont-ils avec les chefs ?
Tantôt ils nous sollicitent, tantôt ils nous freinent. L’an dernier, un des maraîchers avec qui je travaille n’avait que des carottes énormes. Alors qu’en cuisine, on n’a en tête que le joli petit légume. Ma réaction a été de lui dire, « mais que veux-tu que j’en fasse ? ». Il m’a expliqué que je n’avais pas fini d’en voir, car une grosse pluie avait fait glisser une partie des graines en bas de son terrain juste après la semence. Étant plantées moins serrées, les carottes ont grossi. En tant que cuisinier, vous devez alors vous réinventer sur un produit aussi basique que la carotte. Et c’est là où vos techniques se mettent au service de la nature : on les a pris en mandoline, on a fait de grandes bandes... Et on a préparé des spaghettis de carotte ! Vous ne l’auriez pas fait par nature, mais là vous le faites presque par obligation car vous n’avez pas le choix. Vous vous mettez vraiment dans la notion de cuisiner. Dans l’assiette, elles ressemblaient à des spaghettis à l’encre de seiche. Là les gens sont épatés, ils vous demandent ce qui vous est passé par la tête. Eh bien vous leur expliquez ! Avec ce rapport à la nature, on devient raisonnable.
Des producteurs exceptionnels à moins d’une heure de route de votre restaurant : le signe d’un terroir riche ?
Le bassin rennais est sans doute l’un des plus riches. Cela tient notamment au travail réalisé en profondeur auprès des producteurs par des chefs comme Marc Tizon (ex-Le Palais, Rennes) ou Olivier Roellinger (Les Maisons de Bricourt, Cancale). Ce sont des gens qui ont fait reconnaître les Lices. Ce marché est un des plus anciens en France en matière de vente directe des producteurs. Ça a contribué à la richesse actuelle du terroir rennais. Celui-ci est le fruit du travail des producteurs, des restaurateurs mais aussi des clients. Ils ont possibilité d’acheter les mêmes produits que nous au marché. Si les nôtres ne sont pas aussi bons que les leurs, ils le détectent tout de suite. Ils ne nous ont pas attendus pour découvrir la poule Coucou de Rennes, ou tel poissonnier qui est excellent.
Cette richesse viendrait de la symbiose entre restaurateurs, producteurs et consommateurs ?
Pour moi, c’est évident. Quand vous travaillez de la tomate coeur-de-boeuf, vous avez intérêt à faire gaffe à la qualité car les clients connaissent ce produit, ils en plantent même parfois dans leur jardin. Dans le quartier Sainte-Thérèse par exemple, les communautés n’ont pas attendu qu’on leur parle du marché pour le fréquenter. Moi je me nourris de ça et j’essaye de donner envie aux restaurateurs de profiter de cette chance. Au restaurant, on doit nos deux macarons Michelin à la force de notre équipe en cuisine et en salle mais aussi à ce lien de proximité.
Vous dites faire une cuisine « bretonne » ou « locale ». C’est quoi, concrètement ?
J’ai dit ça, moi ? (rires) J’ai toujours du mal à lui donner un nom car j’ai peur qu’il soit mal interprété. Moi, ma question c’est : « est-ce que c’est bon ? ». Le slogan que je revendique souvent, c’est « une cuisine de l’instinct, de l’instant ». La betterave et la langoustine, par exemple, arrivent en même temps sur les marchés. Il y a quelque chose à faire avec ça. Ensuite, en cuisine, nous travaillons ces produits au dernier moment, tout est très cadencé. La cuisine locale a cet avantage démentiel de nous permettre d’avoir toujours des recettes différentes, un peu en marge. Je peux ainsi cuisiner de la pêche miseptembre, car c’est la période chez nous. Alors qu’en Roussillon ou dans le Pays Basque, c’est fini. Et ici, on trouve de la pêche en même temps que de la betterave, imaginez ! C’est un privilège qui vous oblige à faire attention aux gens qui produisent.
Ce terroir rennais si riche, peut-il être menacé ? Avez-vous des inquiétudes ?
Non... Si j’avais une mise en garde à faire, ce serait de dire aux gens « faites attention à ce trésor, il est fragile ». Et si nous, restaurateurs, ne sommes pas vigilants, il pourrait être menacé. Mais je ne m’inquiète pas car on voit déjà des reprises. Chez Berthelot (cidre Coat Albret, ndlr), c’est sa fille qui reprend l’exploitation. Olivier Renault, lui, prend la suite de son père Paul (volailles Renault, ndlr). Ce sont des jeunes qui ont eu un autre parcours professionnel avant et qui le font par envie. Et la force de ces trentenaires, c’est leur maîtrise totale d’Internet. On a besoin de communiquer et eux savent le faire. C’est à ce terroir que les gens doivent s’intéresser, davantage qu’aux cuisiniers. Mais si vraiment c’est le chef qui vous intéresse, regardez surtout d’où viennent ses produits.... Et taxez-lui quelques recettes !