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Contributions
#16
RÉSUMÉ > Coup de théâtre, début janvier. L’antenne rennaise de l’École normale supérieure de Cachan apprend qu’elle ne deviendra pas l’«École normale supérieure de Rennes», de plein exercice. Ceci malgré les promesses du gouvernement. Déception, colère, sursaut… Voici l’analyse de l’universitaire André Lespagnol. Acteur de premier plan dans ce dossier, il a présidé un comité d’orientation stratégique qui a contribué à élaborer le projet « ENS Rennes ».

     Le 17 janvier 2012 l’État, par l’entremise du ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, signifiait au président de l’École normale supérieure de Cachan que l’antenne de Bretagne de l’École, située sur le campus de Kerlann près de Rennes, ne serait pas érigée en École normale supérieure autonome de « plein exercice » au 1er janvier 2012. Ceci, contrairement à ce qui avait été annoncé par la ministre précédente, Valérie Pécresse, dans un courrier du 30 novembre 2009, adressé notamment aux présidents des collectivités concernées. Et contrairement à la perspective qui avait été actée formellement dans le contrat d’établissement signé en juillet 2010 entre la ministre et le président de l’ENS. de Cachan.

     Cette annonce-décision négative, qui constitue un véritable « reniement » de l’État, selon les termes de Jean-Yves Mérindol, président de l’ENS Cachan, amène évidemment à s’interroger sur les raisons d’un tel refus, comme sur les enjeux et les conséquences de ce qui apparaît comme un « mauvais coup » pour le site rennais.
     Rappelons au préalable les conditions de la création de l’antenne et les formes et rythmes de son développement.
     La création de l’antenne en 1994 résulte du croisement de deux processus. En premier lieu, elle s’inscrivait dans le mouvement de déconcentration de l’enseignement supérieur vers la province dans les années 85-90 stimulé par le gouvernement d’Édith Cresson en 1991-1992; il a concerné notamment les ENS, avec les « délocalisations» de Saint-Cloud et Fontenay vers Lyon, et le projet de création d’antennes par le directeur de l’ENS Cachan, Yves Malier, qui, après avoir hésité entre plusieurs sites (dont Toulouse), choisit finalement Rennes. Outre les atouts globaux du site rennais en matière de potentiel universitaire et de dynamisme économique, ce choix vint croiser l’initiative prise par certaines collectivités - le conseil général d’ Ille-et-Vilaine à l’origine, rejoint par la Région Bretagne - de créer un nouveau campus « original » à la périphérie rennaise, sur le site de Kerlann, avec implantation d’écoles de statut privé, campus que l’État s’efforça de consolider après l’alternance de 1993 en y implantant un établissement supérieur public de grande réputation.

     C’est ce que pouvait apporter une École normale supérieure comme Cachan, avec son label prestigieux, fondé sur le recrutement d’élèves de qualité recrutés par un concours national très sélectif. Ils suivent, dans des conditions très favorables avec un statut de fonctionnaires stagiaires salariés, un enseignement généraliste les conduisant à l’agrégation, et de plus en plus souvent au doctorat. Ce faisant, ils constituent un vivier « naturel » de cadres pour l’enseignement supérieur (des prépas et BTS aux universités) et la recherche.
     Cette conjonction de volontés aboutit dès l’automne 1994 à la création de l’antenne de Bretagne de Cachan, et à l’inscription d’une opération immobilière importante dès le contrat de plan État-Région 1994-1999. Elle fut réalisée dans des délais record sous maîtrise d’ouvrage de la Région, avec construction d’un bâtiment de 9 500 m2, permettant à l’établissement d’amorcer son développement à un rythme soutenu. Dans le domaine des formations cinq départements - correspondant à des préparations à l’agrégation - furent ouverts successivement en 1994 (mécatronique – fusionnant génie mécanique et électrique), 1996 (économie-droit-gestion ; mathématiques) et 2002 (informatique ; sciences des sports et éducation physique), pour un effectif qui atteint aujourd’hui 400 étudiants, dont 290 élèves-normaliens, sous statut de fonctionnaires-stagiaires, auxquels s’ajoutent une centaine d’étudiants-français et étrangers recrutés sur dossiers, inscrits dans des masters et magistères ou en doctorat.
     Simultanément l’antenne développait dans ces différents domaines des équipes de recherche animées par des enseignants-chercheurs, et renforcées par quelques – trop rares - postes de chercheurs CNRS et Inria, accueillant un nombre croissant de doctorants, normaliens et autres.

     On doit souligner que ce développement rapide de l’établissement de Kerlann s’est effectué grâce à une insertion réussie dans son environnement local et régional, tant sur le plan des formations, avec des préparations d’agrégations et de masters partagées avec les universités rennaises, que sur celui de la recherche, avec l’intégration des équipes de l’antenne de l’ENS au sein de grandes unités du site rennais comme l’Irmar, l’Irisa, Iode ou le Crem en partenariat avec l’université de Rennes I, le CNRS , l’Inria, ou comme pour l’équipe M2S (en biomécanique et physiologie du mouvement corporel dans le sport) en association avec Rennes 2, avec une plateforme en construction sur Kerlann. Des liens ont aussi été noués à échelle plus large avec des équipes de l’Ouest, comme en mécanique avec le laboratoire Ircyn de l’École centrale de Nantes. Ajoutons que depuis 2000, fidèle à la tradition d’une ENS à vocation technologique, l’antenne s’est engagée dans l’appui à l’innovation vers les PME-PMI dans le domaine de la mécanique-productique, grâce à l’installation d’une plateforme d’usinage à grande vitesse.

     Quoi de plus naturel dès lors, pour cette antenne arrivant à maturité, que de mettre à l’ordre du jour l’étape suivante, c’est-à-dire l’accès à l’autonomie par création d’une « ENS de Rennes » de plein exercice. C’était d’ailleurs là l’objectif de moyen terme qui avait été affiché dès 1994 lors de la création de l’antenne, et un « argument de vente » essentiel pour convaincre les collectivités de s’engager massivement dans le financement de ce développement, ce qu’elles firent sans barguigner.
     Soulignons aussi que ce processus d’autonomisation, porté évidemment par les responsables et acteurs de l’antenne de Bretagne, avait été également validé par les instances de la « maison-mère », l’ENS de Cachan, et qu’il était piloté directement par son président, Jean-Yves Mérindol.

     C’est à son initiative que la démarche a été lancée début 2009, et qu’a été obtenu l’accord de principe du ministère, acté par la lettre de Valérie Pécresse du 30 novembre 2009, enclenchant l’élaboration d’un véritable projet pédagogique et scientifique de développement à cinq ans, qui prévoyait notamment la création, échelonnée dans le temps, en partenariat avec les établissements du site rennais, de deux nouveaux départements au contenu innovant : d’abord dans le domaine des sciences de l’environnement, puis dans celui des arts et création numériques. Était aussi prévue une ouverture internationale renforcée grâce à un recrutement accru d’étudiants étrangers sélectionnés sur dossier dans les formations de l’École.

     Ce projet achevé et validé en février 2011, la négociation pouvait commencer avec le ministère sur les conditions statutaires et matérielles de création de la nouvelle ENS pour janvier 2012. On en connaît le résultat : après dix mois d’atermoiements, ce fut l’annonce brutale – et non motivée - de la rupture des engagements pris, tant envers l’ENS qu’envers les collectivités territoriales,.
     À l’évidence, une telle décision (ou « non décision ») déstabilise l’ENS de Cachan elle-même car elle avait programmé cette autonomisation pour concentrer ses efforts sur son redéploiement partiel vers Saclay ; et elle risque de démotiver gravement les équipes de l’antenne de Bretagne, fortement mobilisées depuis deux ans dans la préparation d’un projet qui devait déboucher sur une mise en oeuvre dès la rentrée prochaine, et qui ne peuvent manquer de s’interroger sur l’avenir de leur établissement.

     Mais cette annonce – qui ne leur a d’ailleurs pas été notifiée directement – constitue aussi un véritable camouflet pour les collectivités territoriales concernées (Rennes Métropole, conseil général, conseil régional) qui voient remis en cause un engagement qui leur avait été formulé directement tant par écrit qu’oralement par la ministre Valérie Pécresse lors de sa venue à Rennes en décembre 2009 ; c’est d’autant plus difficile à avaler qu’elles avaient consenti depuis vingt ans l’essentiel de l’effort d’investissement réalisé sur l’antenne – 26 millions d’euros sur 32 soit plus de 80 % –, engagement justifié par cette perspective de création à moyen terme d’une Ecole normale supérieure de plein exercice, venant conforter de manière emblématique le site universitaire rennais en termes de potentiel et de notoriété. Elles peuvent légitimement avoir le sentiment d’avoir été « roulées dans la farine » par un État irresponsable dont « les engagements n’engagent que ceux qui les entendent », selon une formule bien connue.

     Comment ne pas s’interroger, dès lors, sur les raisons de cette volte-face de l’État.
     L’explication, suggérée officieusement, de la contrainte budgétaire en ces temps de crise et de rigueur, apparaît bien courte, si l’on rappelle les sommes considérables affectées à certaines structures (cf le débat récent sur le financement de Sciences Po Paris), et les milliards d’euros consacrés aux « investissements d’avenir » , au vu de la modicité de l’effort demandé pour le démarrage initial - 2 millions d’euros - , compte tenu de l’effort de redéploiement de moyens accepté par l’ENS Cachan et de la volonté affichée une nouvelle fois par les collectivités d’apporter, en fonctionnement cette fois, une « aide au démarrage » pour autant que l’État veuille bien en discuter avec elles.

     Dans ces conditions, comment ne pas mettre en relation cette « non décision » de création d’un établissement d’excellence, pourtant programmée depuis deux ans sur le site rennais, avec les décisions annoncées le 3 février par le Premier ministre sur la labellisation des IDEX (« initiatives d’excellence ») qui accentuent encore la tendance amorcée depuis cinq ans à la concentration des efforts de l’État sur un tout petit nombre de campus : huit seulement, dont 4 en Ile-de-France, recevront 7,7 milliards d’euros, confortant encore les déséquilibres historiquement construits de la carte universitaire française, et excluant une nouvelle fois l’Ouest et la Bretagne (pourtant classée au 5e rang des régions en terme de potentiel universitaire d’après les critères ministériels Strater). Soit, pour résumer, pas de création d’un établissement d’excellence dans un site qui n’est pas labellisé « Initiative d’excellence » : la double peine en quelque sorte !

     À l’évidence, compte tenu de l’investissement intellectuel et matériel déjà engagé, on ne pourra en rester là. Ce reniement de l’État appelle une réaction forte des acteurs tant académiques que politiques, compte tenu des enjeux que représente aujourd’hui l’enseignement supérieur pour le site rennais et la Bretagne à l’heure de l’économie de la connaissance. Ce dossier sera nécessairement reposé, dans le cadre du débat inévitable autour de cette logique d’hyperconcentration des moyens attribués par la puissance publique au développement de l’enseignement supérieur et de la recherche sur le territoire et des déséquilibres qu’elle engendre.
     La Bretagne et son pôle universitaire principal, Rennes, ont droit, compte tenu de leur potentiel et des dynamiques engagées, à un traitement équitable de la part d’un État qui serait vraiment républicain et soucieux de l’équilibre des territoires.