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Dossier
#30
RÉSUMÉ > On estime que 3 à 4 millions de lettres ont été échangées chaque jour entre le front et l’arrière durant la Grande Guerre. Que disaient ces missives, du quotidien du poilu, des angoisses des tranchées et des attentes du combat ? Tout à la fois preuve de vie, témoignage et reflet d’une intimité perdue, la lettre du front possède une force évocatrice toujours à l’oeuvre cent ans après les faits. Plongée dans ces récits, personnels et émouvants, de soldats rennais à leur famille.

     « Écris-moi bien vite. Je t’embrasse follement. Mille caresses. N’oublie pas mes binocles et mes cartouches. Va chez Roumieux et achète-lui cinquante cartouches pour mon revolver automatique » : c’est par ces mots que se termine la lettre envoyée le 21 mars 1915 à sa « chère petite femme » par le sous-lieutenant Joseph Allesté, un Rennais, mobilisé au 13e hussards de Dinan en 1914, tout juste promu officier au 41e RI, l’un des régiments de Rennes.
    Des caresses, des cartouches pour une arme de poing – très pratique dans les tranchées – ou encore la demande de lettres plus nombreuses donnant des nouvelles de chez soi : le contenu de ce courrier du printemps 1915 est en tout point comparable à la grande masse des 3 à 4 millions de lettres qui, chaque jour, sont échangées entre le front et l’arrière tout au long de la Grande Guerre.

     Les fonctions de ces courriers sont multiples. La première est cependant de rassurer les siens, d’attester du fait que l’on soit encore vivant : c’est pour une part ainsi qu’il faut comprendre la régularité des lettres à son épouse ou ses parents – parfois une chaque jour, souvent deux à trois par semaine –, au-delà de la fréquente banalité de leur contenu. « Tout va bien. Je vous embrasse bien fort tous les deux. Mille caresses. Bonjour affectueux à tous » : ce sont, par exemple, ces quelques mots que Joseph Allesté prend le temps d’écrire le 9 mai 1915, alors même qu’il est dans les tranchées, sous le feu de l’ennemi, au premier jour de la grande offensive lancée par Joffre en Artois.
    L’absence de tout courrier est rapidement source d’inquiétude, surtout si l’on n’a pas pris soin de prévenir les siens de cette éventualité, en raison d’un contrôle accru des autorités militaires à l’approche d’une offensive majeure ou du fait d’un changement de secteur : « je ne pourrai pas vous écrire pendant la route soit pendant 2 jours », signale par exemple le Rennais Charles Oberthür, dont l’unité est transférée d’Artois en Argonne en juillet 1915 ; « ne vous inquiétez donc pas de mon silence ». À l’inverse, en juin 1915, le sous-lieutenant Allesté s’alarme à juste titre du silence de son beau-frère : « je suis sans nouvelles de Wilfrid, et n’ai pas reçu de réponse aux cartes et lettres que je lui ai adressées depuis bientôt 15 jours », écrit-il le 5 à son épouse, ne sachant pas encore que le sergent Guillaume, fils d’un conseiller municipal de Rennes, a été tué deux semaines plus tôt à Neuville-Saint-Vaast.

     Au sein des couples, le courrier a aussi pour fonction de gommer en partie la séparation, en recréant à distance l’intimité perdue, en la créant parfois aussi. Les lettres qu’échangent Armand Le Douarec, avocat rennais mobilisé comme sous-lieutenant au 241e RI, et son épouse, héritière d’une très catholique dynastie d’armateurs binicais sont, de ce point de vue, sans équivoque. « Mon petit fou », écrit la jeune femme le 23 novembre 1916, « à ta prochaine permission, tu seras rassasié d’amour ». Et de préciser : « je serais toute à toi, tu feras de moi ce que tu voudras ». « Dans mes bras, tu te sentiras comme transporté au 7e ciel. Je saurai t’électriser, te rendre amoureux fou », lui avait-elle écrit deux semaines plus tôt. En septembre de la même année, elle avait dû confesser avoir fait appel à un menuisier afin de réparer le lit conjugal après la précédente permission rennaise de son époux…
    Les courriers de la jeune bourgeoise installée rue La Fayette étaient cependant plus chastes dans les premiers mois de guerre, n’évoquant que le désir de « serrer [son époux] sur [son] coeur », « de l’avoir toujours dans [les] bras ».

     L’époux reste, dans la société de 1914, aussi et avant tout le chef de famille. À défaut d’être présent, à l’exception des rares moments que constituent les permissions, il lui revient donc de « gouverner à distance » la maisonnée, selon l’expression de l’historien Christophe Prochasson. « Tu me dis que tu as reçu ta feuille de contributions et que tu ne sais que faire », s’inquiète le sous-lieutenant Allesté le 12 mai 1915, en pleine bataille d’Artois. « Je te l’ai cependant répété plusieurs fois, ne fais rien tant que je serai mobilisé et que je me battrai, garde ton argent », ordonne-t-il à son épouse.
    Capitaine dans une section de munitions du 7e régiment d’artillerie de campagne, Charles Oberthür, héritier des imprimeries du même nom, doit gérer à distance l’entreprise dirigée par son père. « Je trouve de nos almanachs partout, dans toutes les maisons et tout le monde en est très satisfait, y compris les facteurs », se félicite-t-il dans une lettre du 10 septembre 1914. En octobre suivant, il remercie son père des nouvelles « des almanachs et des affaires de l’imprimerie. Mon avis, d’après ce que je vois ici, c’est qu’il faut préparer les départements envahis, tout comme les autres et qu’on les demandera sitôt les Allemands partis, que ce soit avant ou que ce soit après le 1er janvier. Car les almanachs sont devenus une nécessité et il en faut dans toutes les maisons », explique-t-il alors. La guerre ne le permettra pas cependant, on le sait.

     Faut-il préserver les siens, leur taire les réalités de la guerre, ou les tenir informés de ce qui se passe réellement ? Tel est le dilemme presque quotidien de bien des poilus. Oberthür, à l’arrière-front, prend le temps de quelques dessins qui restent cependant très elliptiques sur les conditions dans lesquelles certains combattent.
    Les lettres écrites par Joseph Allesté témoignent plus précisément des changements de perception de ce sous-officier de cavalerie devenu fantassin. En octobre 1914, il dit ne pas trop se « plain [dre] de la guerre : elle n’est pas si terrible qu’on le croit ». « J’ai déjà fait quelques prisonniers allemands et en ai enfilé 3 le même jour avec mon sabre », explique-t-il, avant de décrire un ennemi « très maladroit », voire lâche : un peloton de uhlans aurait fait demi-tour face aux quelques cavaliers qu’il commande.
    Promu officier dans l’infanterie au printemps 1915, il découvre une autre réalité, dont il ne cache rien à son épouse : « sur les 300 mètres de distance qui nous séparent des Boches, gisent tous les corps de nos camarades, qu’il est impossible de ramener puisqu’il n’y a pas d’armistice », explique-t-il par exemple dans une lettre du 24 mai 1915. « Cela commence à sentir très fort, dans quelques jours on ne pourra plus respirer », précise-t-il, sans cacher par ailleurs ses critiques à l’égard de la situation sur le front d’Artois : « les journaux ont oublié de vous dire le nombre des pertes, et si je te disais que c’est justement parce que ces pertes sont énormes que nous avons jugé à propos de cesser l’attaque. Le terrain gagné nous coûtait trop dur », écrit-il dans la même lettre.
    L’officier ne craint-il pas des sanctions ou la « censure » ? Le contrôle postal ne peut bien évidemment ouvrir toutes les lettres : seuls 1 à 2 % des courriers le sont. Le rôle de cette institution n’est d’ailleurs pas là, mais dans la mesure de l’évolution du moral des combattants : mêmes critiques, les lettres passent en général.

     Ce qui frappe en effet l’historien qui fait son miel de ces trésors que constituent ces correspondances, c’est l’« acharnement » à écrire, quels que soient les milieux sociaux, quelles que soient les circonstances. En juin 1916, des premières lignes devant Fleury, en pleine bataille de Verdun, Armand Le Douarec continue à envoyer une lettre chaque jour à sa « douce Armandine ». Quant à Joseph Allesté, en novembre 1914, il rappelle la difficulté à se procurer « tous les jours du papier à lettre » : « je t’écris donc sur une feuille de mon carnet. Heureusement que j’ai eu la précaution de chiper une ou deux enveloppes » la veille dans un estaminet. Des enveloppes dans lesquelles on insère, selon le moment, des fleurs séchées cueillies dans les tranchées ou « un brin de barbe », à l’instar d’Armand Robert, caporal rennais du 41e RI prisonnier en Allemagne, qui, en mars 1918, vient de se raser avant de se faire photographier.
    La Grande Guerre constitue, à n’en pas douter, un moment à part dans l’histoire de la correspondance, celui d’une correspondance de masse.