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Dossier
#30
L’Ouest-Éclair et le Chemin des Dames
RÉSUMÉ > Comment L’Ouest-Éclair relate-t-il les informations en provenance du front ? L’exemple du traitement de l’offensive du Chemin des Dames par le quotidien rennais est révélateur de la manière très politique dont les villes de l’arrière reçoivent l’écho de la guerre, entre propagande militariste et optimisme de façade. La confrontation des articles avec la réalité historique traduit ce décalage et la volonté farouche de défendre coûte que coûte le moral de l’arrière.

     Le 16 avril 1917, une grande offensive française est lancée sur le front entre Soissons et Reims, sous la conduite du général Nivelle, commandant en chef des armées. Mobilisant des effectifs considérables – autour d’un million de soldats –, elle doit permettre de réaliser la percée décisive, tant souhaitée par l’état-major, et ainsi de mettre fin à un conflit interminable, particulièrement meurtrier. En cela, elle suscite de vives espérances chez les soldats du front. Mais, rapidement, il faut en rabattre et constater son échec, accompagné de lourdes pertes notamment lors des combats d’une grande intensité sur le Chemin des Dames qui parcourt la ligne de crête des plateaux situés entre l’Aisne et l’Ailette. Cette offensive de grande ampleur est relatée et analysée par la presse qui alimente les espoirs de l’arrière. Déjà solidement établi dans le paysage de la presse bretonne, le quotidien L’Ouest-Éclair, qui paraît alors sur quatre pages, évoque ainsi de manière régulière les combats. Son engagement catholique et national détermine un optimisme à tous crins sur lequel pèsent aussi les contraintes de la censure militaire. On peut ainsi s’interroger, dans ce contexte si spécifique, sur le degré de véracité des nouvelles du front qui sont transcrites par le journal.

     Dès le 17 avril, le quotidien breton annonce en une que « l’offensive française est déclenchée ». S’il indique que la « bataille a été acharnée » et que « l’ennemi était en force », c’est pour affirmer qu’« il n’en a pas moins été battu » et que « la première ligne allemande est tombée entre nos mains ». Dix mille prisonniers et la prise d’un important matériel de guerre complètent, selon le journal, cette première journée annonciatrice, dit-il, d’autres succès. Ces premières impressions se fondent sur les communiqués officiels de l’état-major, toujours en première page et dont les informations sont ici valorisées par l’utilisation de caractères gras d’imprimerie et par l’emploi des majuscules. La redondance des informations révèle le peu de latitude des journalistes dans le choix de leurs sources mais il ne saurait être question de toute façon d’exprimer la moindre remise en cause des communiqués officiels. Pourtant, on pressent déjà, à cette date, au sein de l’état-major et du gouvernement, que l’offensive est un échec. Malgré l’ampleur des forces mobilisées, la percée n’est presque nulle part obtenue en dépit de quelques modestes avancées. L’essentiel des forces françaises s’est heurté à la solidité du dispositif défensif allemand dont les mitrailleuses, bien dissimulées et protégées de l’artillerie française, font des ravages dans les rangs des poilus. Très rapidement donc, l’offensive française se transforme en lutte de position. Les Allemands sont solidement installés sur la ligne Siegfried et, à quelques exceptions près, très chèrement payées d’ailleurs, les Français n’ont pas les moyens de les en déloger. Les pertes sont déjà considérables et vont s’accroître dans les jours suivants, au gré de la poursuite des assauts français. Totalement, ou presque, dépendant des informations communiquées par l’état-major, L’OuestÉclair persiste à développer des nouvelles très optimistes du front, sans aucun doute convaincu, un temps du moins, de la réalité des avancées françaises. Le 19 avril, Emmanuel Desgrées du Loû, le directeur politique du journal, souligne ainsi l’héroïsme des combattants français dans une vision très catholique où l’évocation de leur sacrifice, de leur « holocauste », nullement nié dans son ampleur donc, porte en lui la rédemption de la France et le châtiment de la « Germanie ». Conformément aux espoirs entretenus dans le pays, la grande offensive du général Nivelle permet d’entrevoir ici la défaite de l’Allemagne et la paix qui va l’accompagner. Dans les jours qui suivent, à mesure des communiqués officiels, le journal continue d’évoquer les multiples avancées françaises et les très nombreux prisonniers allemands qui en sont la conséquence. « Nouveaux succès en Champagne », titre le journal le 20 avril annonçant que « toute la rive nord de l’Aisne est tombée définitivement entre nos mains », ce qui est loin d’être le cas. Si le 22 avril, L’Ouest-Éclair relate les contre-attaques allemandes, c’est pour ajouter immédiatement qu’elles sont condamnées à échouer tant la supériorité du soldat français est évidente. On comprend pourquoi, sur de telles considérations, l’échec de l’offensive française est impossible à envisager.
    Pour autant, à partir du 24 avril, la tonalité des comptes rendus du journal s’infléchit face à une évidence qui s’installe encore difficilement. Le journal retranscrit ici la teneur des communiqués officiels moins triomphants tandis que doivent lui parvenir, par des canaux différents, des informations plus négatives sur le déroulement des combats. Ce jour-là, L’Ouest-Éclair doit ainsi concéder que « notre avance se ralentit » et que « la bataille n’est pas encore gagnée ». Le 28, la description qui est faite de la ligne Siegfried, dont certains éléments sont occupés par des soldats français, indique ce qui a fait l’efficacité des défenses allemandes et, implicitement, l’échec de l’offensive française : un dédale de galeries et de cavernes (les creutes) insuffisamment détruites par l’artillerie française où les soldats allemands et surtout les mitrailleuses ont pu efficacement être protégés.

Refuser l’impensable et maintenir l’espoir

     Le 1er mai, L’Ouest-Éclair annonce la nomination du général Pétain comme chef d’état-major général en précisant que la mesure a été prise en plein accord avec le général Nivelle, toujours commandant en chef des armées. Reprenant un article du Temps publié la veille, le journal se fait alors l’écho des discussions qui ont animé le conseil des ministres au sujet des réorganisations et sanctions qu’il y avait lieu de prendre pour tenir compte des dernières opérations. Ces discussions et cette nomination traduisent incontestablement la disgrâce de Nivelle au lendemain d’un échec qu’à la tête de l’État tous doivent bien constater. À cette date, pourtant, l’échec reste largement impensable pour le quotidien rennais qui, le 5 mai, continue de dresser un bilan très favorable de l’offensive française.
    La seconde phase de l’offensive déclenchée le jour même relance d’ailleurs l’optimisme d’Emmanuel Desgrées du Loû qui s’en félicite dans un éditorial du 9 mai intitulé « L’offensive ». L’occasion lui est donnée ici de pourfendre le pessimisme de mauvais aloi qui se diffuse dans la société française et émane, dit-il, de « mauvais Français ». Ces propos témoignent des interrogations qui saisissent alors l’arrière où, malgré le « bourrage de crâne » des communiqués officiels relayés par la presse, on comprend que tout ne s’est pas passé comme prévu sur le front du Chemin des Dames. Balayant d’un revers de main ce qu’il considère comme des rumeurs défaitistes, le directeur politique du journal insiste sur la nécessité pour l’arrière de tenir bon et on devine alors qu’à son instigation L’Ouest-Éclair cherche à maintenir la confiance de l’opinion publique. Faisant fi de l’abattement qui a saisi les soldats sur le front à la suite de l’échec d’une offensive dont ils avaient tant espéré et que les premières mutineries vont bientôt révéler, Emmanuel Desgrées du Loû affirme que le moral du front est excellent et qu’on y espère toujours des « victoires plus vastes et peut-être décisives… ».
    Les jours qui suivent, marqués par le désastre cuisant et meurtrier de la seconde phase de l’offensive, restent dans le journal empreints de ces considérations. « La muraille craque », titre-t-il ainsi le 8 mai en évoquant les pertes allemandes. L’échec annoncé avec force, le lendemain, des contre-offensives ennemies, s’il traduit l’âpreté des combats que L’Ouest-Éclair n’entend nullement contester, a néanmoins comme vocation à entretenir la perspective d’une victoire toujours espérée. Chaque petite avancée des armées françaises est ainsi analysée comme un élément décisif dans le rapport de force qui se construit sur le front, toujours en faveur des armées françaises. Minimes, ces gains sont sans aucune mesure avec les pertes considérables qui les accompagnent et avec des avantages stratégiques souvent ténus et limités par les conséquences des contre-offensives allemandes. Près de 140 000 soldats français ont ainsi été mis hors de combat dans les affrontements entre le 16 avril et le 10 mai 1917 dont 24 000 tués environ et 22 000 disparus. Le 16 mai, L’Ouest-Éclair relate sobrement le remplacement, annoncé la veille par le Conseil des ministres, de Nivelle par Pétain comme général en chef des armées françaises. Ce remplacement indique pourtant très clairement, aux yeux de tous, l’échec de la grande offensive française sur le Chemin des Dames.
    À cette date, les appréciations résolument optimistes du directeur politique de L’Ouest-Éclair ne peuvent plus être imputées aux difficultés de rendre compte de la situation du front au regard de la complexité des combats et de la dépendance vis-à-vis des communiqués officiels émanant des autorités militaires. Elles témoignent de la volonté du journal de maintenir le moral de l’arrière pour ne pas compromettre l’espoir d’une victoire tant espérée et pour laquelle on ne veut nullement désespérer. Sa mission d’information se confond alors nettement avec un engagement patriotique qui l’entraîne sans conteste dans une action de propagande. Le journal répond ainsi, comme la plupart des organes de presse, à une fonction d’encadrement de l’opinion souhaitée par les autorités. On comprend que les nouvelles données par le journal, déjà biaisées par les sources dont elles émanent, ne rendent compte que de manière tronquée de la situation effective du front.