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Dossier
#10
Vivre ensemble le pluralisme des religions
RÉSUMÉ > L’ouverture du centre culturel islamique du Blosne en 1983 se fit dans la douleur. Celle du deuxième centre islamique de Rennes, le centre Avicenne, à Villejean en 2006, n’a pas soulevé d’opposition. Toutes deux ont été fortement favorisées par le maire de l’époque, Edmond Hervé. « La laïcité, disait-il, amène logiquement à la solidarité, au vivre ensemble ». À quoi fait écho le directeur du Centre Avicenne : « Promouvoir le "vivre ensemble" est le meilleur garant contre les dérives, qu’elles soient religieuses, idéologiques ou autres ».

     Le cadre juridique en matière de laïcité et de religion est bien fixé dans notre pays. La déclaration des droits de l’homme de 1789 s’applique : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » et la loi de 1905 portant « séparation des Églises et de l’État » fait aujourd’hui consensus.

     L’actualité et ses nombreuses tensions identitaires nous rappellent pourtant que la situation a évolué depuis 1905 et que de nouveaux équilibres se cherchent. Nous analysons ici deux initiatives rennaises : l’une publique, défendue par la municipalité, a abouti à la construction de deux centres culturels islamiques ; l’autre, associative, a pour objectif de rechercher comment « vivre en paix ensemble » par un dialogue en priorité avec les enfants et les jeunes. Ces initiatives nous apportent des repères sur la façon de mieux vivre chez nous aujourd’hui le pluralisme culturel et religieux, dans un contexte européen de montée des extrêmes-droites avec des fantasmes de retour à une homogénéité perdue.  

Au Blosne en 1980, une association de défense et des propos racistes

     Pendant très longtemps en Bretagne, la religion catholique a rassemblé la plupart des croyants. Les non croyants étaient en minorité. Les édifices religieux construits avant 1905, essentiellement catholiques, sont propriété des communes qui en financent les travaux d’entretien. Les protestants ont, de leur côté, fait le choix dès 1905 de faire gérer leurs biens par des associations cultuelles. Pour les édifices religieux construits après cette date et quelle que soit la confession (catholique, protestante, juive, orthodoxe) ; la participation financière des communes est possible mais uniquement sous forme de subvention à une association.
     À la fin des années 70, la communauté musulmane de Rennes qui réunit 3 000 personnes demande à la Ville un lieu « où elle puisse, entre coreligionnaires, s’exprimer, suivant ses convictions et ses rites propres, y vivre plus intensément que dans des cadres provisoires, inadaptés, les instants de la réflexion personnelle et les temps forts de joies et de peines de l’existence familiale et sociale ». La requête reçoit d’emblée un accueil de principe favorable et le 28 avril 1980, le conseil municipal décide la création d’un centre culturel islamique dans le quartier du Blosne.

     La délibération municipale s’appuie d’abord sur le respect du pluralisme et la nécessité d’accorder le droit de cité à toutes les religions sans exception. La liberté de croire ou de ne pas croire est d’abord un choix personnel, individuel mais la possibilité de vivre collectivement sa spiritualité et sa culture, nécessite un environnement favorable et des moyens matériels ; la collectivité a le devoir de les favoriser. Parlant plus spécialement des musulmans, la délibération du conseil municipal souligne que ces hommes et ces femmes, venus d’ailleurs, présents à Rennes depuis longtemps pour participer à l’activité économique, ont droit au respect aussi parce qu’ils ont aidé la France dans des moments difficiles de son histoire et que certains sont morts pour la liberté du pays. Les accueillir dans les entreprises ne suffit pas ; par-delà le droit à des conditions de travail décentes, il faut qu’ils puissent exprimer leurs démarches éthiques, philosophiques, religieuses.
     La position municipale reçoit de nombreux soutiens dont celui du cardinal archevêque de Rennes, Mgr Gouyon, mais les oppositions sont aussi très fortes. Au sein du conseil municipal, les élus communistes se disent d’abord favorables puis votent contre le projet en parlant de risque de « ghetto culturel ». Des riverains du lieu d’implantation manifestent violemment et créent une association de défense : « Nous voulons un équipement qui apporte quelque chose au quartier, une salle de sport, un centre social ou une crèche... La mosquée va faire baisser la valeur de nos logements. » Des propos ostensiblement racistes fusent dans des réunions publiques.
     Les arguments de défense de la laïcité sont également avancés. L’union des athées de Rennes y voit « une atteinte à la loi de séparation de l’Église et de l’État de 1905 ». Le délégué départemental de l’Action ouvrière et professionnelle (il s’agit des sections d’entreprises du RPR) signe un communiqué : « Sous couvert de construire un centre culturel, le maire de Rennes voudrait édifier une mosquée… et semble oublier les principes de laïcité auxquels il semblait pourtant très attaché » Il faudra une longue bataille juridique avant que le Conseil d’État donne raison à la ville pour l’ouverture du centre dans le quartier du Blosne.

À Villejean en 2006, pluralisme et ouverture

     L’inauguration du centre Avicenne dans le quartier de Villejean se fera le 19 septembre 2006 sans opposition. Pour Marie Anne Chapdelaine, adjointe au maire, déléguée à l’Égalité des droits et à la laïcité, « la relation de confiance entre la ville et les représentants de la communauté musulmane s’est considérablement renforcée en vingt ans». Loïck Lebrun, du groupe « Union pour Rennes » (opposition) s’était exprimé dans le même sens au conseil municipal : « Les musulmans ne peuvent être à la marge de la République… Nous souhaitons que le groupe de travail qui réfléchira à l’organisation du centre soit largement ouvert… L’opposition souhaite y participer. » Même si de nombreux préjugés et méfiances demeurent, le pluralisme et l’esprit d’ouverture ont été les plus forts.
     En écho, le Docteur Ben Hassel, président du centre Avicenne déclare : « Les musulmans de notre société ne revendiquent pas le droit à la différence mais celui à l’indifférence : l’Islam est une religion comme les autres, qui mérite comme d’autres des lieux dignes, témoins du respect que leur porte la cité ». Un contrat de mission est signé entre les autorités municipales et l’association du centre culturel Avicenne de Rennes pour l’établissement d’un partenariat durable. De nombreuses rencontres, y sont organisées depuis cinq ans, comme l’a précisé le président en exercice, Lakhdar Khilfi, lors de la fête de l’Aïd le samedi 20 novembre dernier en présence de Marie-Anne Chapdelaine et de Mgr d’Ornellas, archevêque de Rennes : « Avec l’accueil de tous les publics, musulmans ou non, des deux sexes et sans esprit communautariste, nous pratiquons un islam de modération… Nos relations sont basées sur la confiance et le respect mutuel… Promouvoir le "vivre ensemble" est le meilleur garant contre les dérives, qu’elles soient religieuses, idéologiques ou autres ».

     Comme maire de Rennes, à l’époque, Edmond Hervé a précisé à plusieurs occasions les valeurs qui lui ont servi de référence pour favoriser l’ouverture du centre islamique du Blosne et du centre Avicenne ; elles peuvent continuer d’éclairer certaines controverses d’aujourd’hui. Le 12 juillet 2005, lors de la pose de la première pierre du centre Avicenne, il affirme : « Lorsqu’on est élu, un grand principe doit être respecté : tenir sur ses valeurs même lorsque l’opinion y est hostile. Si vous croyez à un projet vous devez le réaliser. Si l’opinion est hostile, dans une démocratie, c’est très simple, il y a les élections ».
     Dans une conférence donnée à Plurien (Côtes-d’Armor) le 22 août 2006, il ajoutait : « La laïcité ne se définit plus par rapport à l’École ou par rapport à l’Église. Elle intéresse tous les champs de la vie. La laïcité, c’est avant tout un idéal, une philosophie respectueuse des libertés et de la personne humaine… La laïcité amène logiquement à la solidarité, au vivre ensemble… L’idéal laïc, c’est donc une protestation contre tout pouvoir qui cherche à s’imposer de l’extérieur. Comme il a existé un cléricalisme religieux, il peut exister un cléricalisme politique, technocratique, financier, économique, médiatique, scientifique… Le laïc sait, aussi, que la raison, la science, la technique n’expliquent pas toute la personne humaine. En chaque personne, il y a une part de spiritualité, de foi en des valeurs ; bref, des forces de l’esprit qui donnent sens à nos actes et, pour certains, à nos vies.