« Tu me demandes qui est Bernard, c’est un peintre jeune – il a vingt ans tout au plus, très original », expliquait Vincent Van Gogh à sa soeur Wilhelmina, en novembre 1889. Et d’ajouter qu’il avait notamment admiré et copié à l’aquarelle, chez ce prodige, une création hardie où « des paysannes bretonnes, des enfants, des paysans, des chiens déambulent dans une prairie très verte, les costumes sont noirs et rouges et des coiffes blanches. Mais il y a dans cette foule deux dames, l’une en rouge, l’autre en vert bouteille qui en font une chose bien moderne1. » Soulignons-le à l’usage des mémorialistes : cette toile, datée de 1888, est passée à la postérité sous le titre Bretonnes dans la prairie verte. Une oeuvre effectivement novatrice, qui bouleverse les codes de la peinture et prépare une nouvelle déflagration, pas moins puissante que celle produite par l’impressionnisme. Car sous l’influence de ce prophète né à Lille le 26 avril 1868 (il a donc vingt et un ans quand Van Gogh le présente), l’histoire de l’art va découvrir tour à tour le cloisonnisme, le synthétisme et le symbolisme. Autrement dit, l’affirmation inédite du primat absolu de la couleur, celle-ci brossée sans perspective, sans détails ni modelé, pour rendre la violence et la pureté d’une irrécusable émotion. Oui, une seconde révolution… Émile Bernard vérifierait bientôt qu’elle conduisait droit au fauvisme, à Derain, à Vlaminck, à Matisse.
« Le petit Bernard est ici et a rapporté de Saint-Briac des choses intéressantes. En voilà un qui ne redoute rien », annonçait Paul Gauguin à son ami Émile Schuffenecker, le 14 août 1888, dans une lettre devenue célèbre2. Lettre postée de Pont-Aven, peu de jours avant que l’artiste ne s’attaque à ses Bretonnes dans la prairie verte. Pour en comprendre la juste portée, il faut la confronter à une deuxième missive de Gauguin – son aveu crépusculaire expédié de Tahiti, en juin 1899 (il se confie à Maurice Denis) : « On a beaucoup écrit à ce sujet et tout le monde sait que j’ai réellement volé mon maître Émile Bernard ! Peinture et sculpture qu’il (lui-même l’a fait imprimer) ne lui en est plus resté. Ne croyez pas que les trente et quelques toiles que je lui avais données et qu’il a vendues à Vollard soient de moi ; elles sont un épouvantable plagiat de Bernard3. » Rude confession, qui continue d’embarrasser, au 21e siècle, une version officielle trop asservie aux marchands d’art pour admettre qu’elle s’est fourvoyée. Parce que la vérité, régulièrement attestée par les chronologies muséales, tient à cette évidence : Émile Bernard, génie précoce, a conçu l’étincelle que son aîné transformerait en grand feu.
Les conséquences de ce brasier sont connues. D’abord, il y eut l’étude mal informée d’Albert Aurier, lequel fit croire, en mars 1891, que le fondateur du symbolisme s’appelait Paul Gauguin ! On imagine la stupeur d’Émile Bernard, son dégoût, sa colère. En mars 1893, abandonnant la Bretagne, c’est-à-dire Saint-Briac et Pont- Aven où il s’installait pour de longs mois depuis 1886, il partit vivre, peindre, écrire et se marier en Orient. Un exil volontaire, dont il ne sortit que onze années plus tard, entièrement métamorphosé… Ainsi, lui, le jeune père des audaces chromatiques, était-il revenu à la peinture classique, illustrée jadis par Michel Ange, Vinci, Titien, Le Tintoret. D’où le début d’une incompréhension qui durerait au-delà de sa vie, les critiques d’art ne supportant point cette évolution si éloignée des lois du marché… Or, quel courage il lui fallait, et quelle amertume, bien souvent. Il s’en fit l’écho à cinquante ans, posant une question toujours en vigueur malgré son récent triomphe au musée de l’Orangerie où une centaine de ses oeuvres ont été exposées du 17 septembre 2014 au 5 janvier 2015 : « Qu’ai-je donc fait au monde pour qu’il me repousse ainsi ? Tout ce que j’ai révélé a pourtant réussi et les arts actuels vivent de mes découvertes … » Étrange personnage, désabusé et ardent, déchiré de l’aube jusqu’au soir. Ne se regardait-il pas comme un irréductible mystique ? Un croisé, pour ne pas dire un évangéliste, capable à la fois de multiplier les articles, les essais, les poèmes et de signer des milliers de tableaux. « Vous êtes un homme admirable, vous connaissez la beauté plastique et le lyrisme. Depuis la Renaissance, on n’a pas vu d’homme plus complet. Je suis l’admirateur du savant, du peintre et du poète », devait lui avouer Guillaume Apollinaire en mars 19095. Encouragement précieux, dont Émile Bernard se souvenait en 1933, tandis qu’il posait son matériel dans l’église de Saint-Malo-de-Phily, en Ille-et-Vilaine, pour réaliser des fresques géantes que le public peut encore contempler de nos jours. Labeur tardif, mais noble, et pieux, auquel il s’était plié de bon coeur, sans réclamer le moindre argent – Dieu sait pourtant s’il en manquait ! Mais l’idée de retrouver la Bretagne, peut-être, suffisait… L’un de ses proches, le journaliste Auriant, a conté cette aventure, n’oubliant point l’escapade à Rennes où le vieux peintre poussa la porte d’une maison close. « Le lendemain, nous étions de retour à Saint- Malo-de-Phily et de cette main même qui avait caressé des chairs prostituées, il peignit la châsse qui contenait les reliques du bienheureux6 », témoigna-t-il. Car tel était cet éternel déchiré : un charnel recherchant sur le corps des femmes la paix que son art lui refusait. Du reste, un autre critique, Lydia Harambourg, le signalait naguère en quittant la rétrospective de l’Orangerie : dans les annales du nu, Émile Bernard « se mesure à Courbet et Manet7 ». Définitivement, c’est un maître. Gauguin disait, pour couper court : « C’est quelqu’un8. »