Un fauve, lui ? Et comment ! Et même un « fauve baroque » pour reprendre le titre de l’exposition qui lui fut consacrée, en 2007, au Musée d’art moderne de Céret, au Musée d’art et d’industrie La Piscine de Roubaix, au Musée Malraux du Havre . De prestigieux parrains, en somme, dont le but était d’éclairer la figure d’un maître méconnu, néanmoins capable de battre des records aux enchères. N’est-ce pas justement en 2007 que le marché de l’art poussa l’une de ses œuvres – une vue du port d’Anvers – jusqu’à 1 932 046 euros ? Prix considérable, qui permettait d’affirmer publiquement ce lourd secret d’initiés : l’étonnante souveraineté d’ÉmileOthon Friesz, peintre français né au Havre, le 6 février 1879, d’un père capitaine de marine et amateur de tableaux. Au reste, persuadé du talent de son fils, celui-ci l’inscrivit à l’école des beaux-arts de la ville, dans l’atelier d’un excellent professeur, Charles Lhuillier. L’ardent disciple était jeune : treize ans. À ses côtés, partageant son bonheur d’apprendre, on remarquait un autre Havrais appelé à faire carrière : Raoul Dufy. Tous deux, rejoints ensuite par Georges Braque, s’attaqueraient bientôt aux années de bohême, puis aux années de gloire. Par quel miracle ceux-là sortirent du lot dans le Montparnasse du début 1900 ? Pourquoi eux, lorsqu’un Modigliani, par exemple, tomba sous le faix ? Hasard des destinées, sans doute… Pour ce qui le concerne, ÉmileOthon Friesz, soutenu financièrement par les siens, eut la chance de pouvoir progresser à son rythme, comme le Corot du siècle précédent. Ce qu’il aimait ? Les départs, l’horizon, l’océan… Souvent, il s’était demandé s’il ne ferait pas mieux de suivre la voie paternelle, de courir l’Atlantique… Puis, l’amour de l’art le portant, il se ravisait et installait son chevalet sur les quais, première source d’inspiration. On a évoqué son passage à Anvers, datant de 1906. Mais il faudrait compter aussi ses interminables séjours sur la côte d’Azur, ses villégiatures à Honfleur, à La Rochelle, Dieppe, Fécamp, Étretat, Rouen, Cherbourg, dans la Creuse ou au long de la Seine. Sans oublier, bien sûr, la Bretagne, qu’il découvrit d’abord en voisin, puis qu’il observa en peintre. Combien de fois franchit-il le Couesnon, son matériel sur l’épaule, dans la tradition des artistes voyageurs ? Aucun biographe ne l’indique, mais on sait qu’il donnait des paysages bretons à la fin du 19e siècle. On connaît également, signée en 1902, une imposante huile sur toile, Famille de pêcheurs devant la mer en Bretagne et une aquarelle, Bretonnes au marché, réalisée deux ans plus tard. À la vérité, des travaux d’un novice — comprenez, d’un peintre d’avant le fauvisme. Il possédait une palette fruste, sombre, pareille à celle dont Van Gogh tira Les mangeurs de pommes de terre. Son heure n’avait pas sonné.
Mais sonna-t-elle vraiment ? Ou devons-nous plutôt admettre qu’il n’y eut pas de déclic ; seulement une lente maturation. Tout l’intéressait, les maîtres d’antan, les impressionnistes, les contemporains, les formes, les lumières, les couleurs. Ainsi en arriva-t-il à rallier, autour de 1906, cette exceptionnelle fratrie que la critique réunit sous le vocable de « fauves ». Parmi eux, un certain Derain, un certain Vlaminck, un certain Braque, un certain Matisse, lesquels ne manquèrent point de tenir le nouveau venu pour ce qu’il était : un authentique géant… D’ailleurs, même le sévère et influent Louis Vauxcelles ne serait pas sans rendre les armes devant cet « art complexe, à la fois cérébral et sensuel, qui confère à M. Friesz une place à part dans la génération de nos jeunes peintres . » C’était annoncer la suite : le calme mais ferme éloignement d’Émile-Othon Friesz, de plus en plus lassé des chapelles, de plus en plus épris de liberté. « Les théories étant assimilées, je rejoins les émotions de mes quinze ans », expliquerait-il, une fois trentenaire.
Il était maintenant prêt. Prêt à retrouver ses frissons de novice. Prêt à peindre sans relâche les bords de Rance, Dinan et, surtout, Saint-Malo, son havre de paix des années durant. Qui n’a vu, dans les livres ou les musées, ses représentations du Grand Bé, ou des remparts, ou des rochers battus par les vagues, ou des innombrables voiliers… Sujets brossés inlassablement de 1934 à 1939, comme si ce Parisien d’adoption — il vivait près du cimetière de Montparnasse où il fut inhumé en 1949 — ne pouvait renier son antique sang de marin. S’ajoutait l’amitié sincère le liant à Théophile Briant, ancien galeriste de la capitale devenu éditeur et poète à Paramé. Ensemble, ils refaisaient le monde, rêvant de le soumettre aux forces de l’esprit. C’était l’époque où Briant dédiait son Sabatrion « aux tyrans qui se croient des dieux, aux esclaves qui se croient des maîtres »… Puis il lui confiait, un rien assouvi, qu’il avait « compris devant la grande leçon du ciel et de la mer bien des choses [qu’il] n’avai[t] imaginées5 . » Alors, dans un souci de cohérence, pour entendre lui aussi la grande leçon du ciel et de la mer, Émile-Othon Friesz reprenait le chemin du Sillon et plantait son chevalet sur les quais : geste immuable d’un homme dont nous voyons aujourd’hui qu’il apprit davantage de Lhuillier que des fauves. En clair, c’était un classique — très fort, très libre ! D’où le malentendu encore sensible à propos de sa place véritable dans l’histoire de l’art… Mais qu’importe, en définitive, puisque demeurent à jamais des toiles d’exception, aux couleurs mobiles et puissantes. À bien y regarder, on dirait l’invitation d’une grand-voile pour l’invincible horizon.