Le développement durable n’est-il pas un privilège des sociétés aisées? Comment des pays pauvres, en proie à des difficultés majeures de survie, peuvent-ils s’y intéresser et tenter de le mettre en œuvre. Les problèmes d’habitat et de développement urbain en Palestine posent ces questions avec force. L’observateur, même simple touriste, y est frappé par l’urbanisation accélérée, la construction anarchique, leurs impacts écologiques manifestes (déchets au bord des voiries, pratiquement pas d’espaces verts, peu d’espaces publics et de réseaux piétonniers, embouteillages, pollutions diverses…). Une situation encore aggravée par les interventions israéliennes régulières et dévastatrices.
Ce serait ignorer que les Palestiniens n’ont pu maîtriser leur propre développement urbain. Les occupations successives (britanniques, israéliennes) ont non seulement haché les territoires ; elles ont aussi compromis l’éclosion de compétences en privant les Palestiniens d’institutions stables et expérimentées, capables de promouvoir et de réguler le développement des villes. L’aide internationale, même généreuse, ne peut pallier cette carence. Elle permet sans doute de rénover des villes, de reconstruire des bâtiments ou des quartiers détruits, de bâtir des écoles, des universités. Elle regorge d’expertises multiples mais le plus souvent sans coordination. Les Palestiniens ont certes, besoin de cette aide, mais elle ne suffit pas. Elle entretient même une dépendance paralysante. Aussi bon nombre d’entre eux, notamment dans les nouvelles générations, se prennent en mains pour préparer l’avenir du pays, sans attendre des embellies.
Des centaines de milliers de Palestiniens attendent un toit décent. Selon les estimations, il manque 200 000 logements en Cisjordanie alors qu’Israël y contrôle toutes les ressources naturelles. Il faut construire, à tout prix et vite. Dans un tel contexte les soucis de développement durable peuvent-ils être pris en compte ?
Faut-il rappeler que les Palestiniens de Cisjordanie affrontent d’autres contraintes : murs de séparation avec Israël, difficultés de déplacements (check-points) dans le puzzle des territoires palestiniens divisés en trois zones :
– la zone A, sous juridiction palestinienne, qui autorise donc sa maîtrise foncière ;
– la zone C (correspondant à 60 % des territoires de Cisjordanie) sous contrôle israélien, où il est interdit aux Cisjordaniens de construire ;
– la zone B, sorte de zone mixte, sous contrôle administratif palestinien mais sous contrôle de sécurité israélien ; dans cette zone, la construction peut faire l’objet de négociations.
Ce statut des territoires définit un découpage et un enchevêtrement des zones très complexe. Très souvent pour passer d’une zone A à une autre zone A il faut faire de tels détours (sans compter les contraintes topographiques) que l’extension des villes est carrément impossible. C’est ainsi qu’on observe désormais un développement accéléré des constructions en hauteur.
Naplouse (200 000 habitants), enserrée dans une vallée étroite, offre aujourd’hui un spectacle surprenant. Des centaines de tours construites à la hâte (entre 10 et 15 étages) grimpent les pentes abruptes des collines. Elles bordent des rues dont les pentes dépassent 20 %. La municipalité de Naplouse n’a pas pour l’instant d’autre choix, car le découpage des zones rend difficile l’extension de la ville dans la vallée.
À Ramallah, des tours d’une centaine de mètres sont en construction et quelques-unes en voie d’achèvement. La « Tour Palestine », impressionnant immeuble de béton et de verre domine la rue Ersal, principale artère de la ville. Les plans du projet d’immeuble du Palestinian Agricultural Relief Comittee (Parc) prévoient une tour de 27 étages atteignant 107 m. D’autres sont déjà en chantier. Le dynamisme de Ramallah, la concentration des administrations de l’Autorité palestinienne, sa proximité de Jérusalem, les afflux de populations extérieures conjugués à la croissance démographique entraînent toutes sortes de constructions partout dans la ville et dans sa périphérie immédiate, et tout cela sans réelle maîtrise ni planification. Ramallah était jadis une ville réputée pour son charme, sa verdure, son climat. Elle est devenue étouffante, asphyxiée par les gaz d’interminables embouteillages.
L’exemple de ces deux villes déclenche en même temps un débat tendu sur la politique d’aménagement des territoires : l’urbanisation compacte des villes existantes, intégrant rapidement leurs périphéries, est-elle la seule solution ? Ou faut-il contenir cette urbanisation concentrée et brutale par la construction de villes nouvelles qui constitueraient à leur tour de nouveaux pôles sociaux ? Le projet de la ville nouvelle de Rawabi, située entre Ramallah (à 9 km) et Jérusalem, surgit au coeur de ce débat.
Le nom de cette future ville nouvelle – Rawabi signifie la colline – est à lui seul tout un symbole. Il a été choisi au terme d’une consultation auprès de la société cisjordanienne. En octobre 2009, Rawabi n’était encore qu’un projet, certes remarquablement présenté (documents cartographiques, photographies, vidéos, plans) par ses auteurs dans leurs bureaux de Ramallah. La colline de Rawabi offrait alors un spectacle grandiose dans un environnement de monts ondulants à perte de vue, de vallées laissant voir les villages accrochés sur leurs versants, de ravins aux falaises abruptes, l’ensemble composant un kaléidoscope de belles couleurs d’automne atténuant la rudesse des sols couverts d’une végétation rampante, lacérée par les plaques d’un argile meuble retenant les flaques des dernières pluies.
Janvier 2010 : les premiers bulldozers sont sur les lieux et tracent les premières figures de la nouvelle ville. La presse du monde entier se fait l’écho du projet, particulièrement symbolique. Les Palestiniens vont-ils imiter et concurrencer les Israéliens, les seuls jusqu’ici à avoir construit sur les collines rocailleuses de Cisjordanie ? Les colonies israéliennes, conglomérats de maisons et de petits immeubles, imposent leur blancheur, leurs tuiles rouges et leurs hautes enceintes de protection sur les sommets et les pentes des collines, quadrillant le territoire cisjordanien avec leurs réseaux d’accès réservés aux Israéliens. Cette colonisation ne cesse de se poursuivre et de se renforcer depuis des années. Une ville nouvelle palestinienne peut-elle vraiment voir le jour dans un tel contexte ? Faut-il compter sur la volonté de son promoteur et d’une poignée de collaborateurs tout aussi déterminés ?
Ce promoteur, Bashar Masri6, est un homme d’affaires américain d’origine palestinienne (Naplouse), disposant d’un important réseau de relations, tant en Palestine (Autorité palestinienne, sociétés privées, bureaux d’études) qu’à l’étranger (experts sur les objets mêmes du projet, comme les architectes et les ingénieurs de la firme internationale Aecom), qui le soutiennent dans cette opération. Il peut aussi compter sur la collaboration des milieux universitaires.
Bashar Masri s’est attaché à recruter des jeunes palestiniens, hommes et femmes, diplômés ou travaillant à l’étranger. Il dispose aujourd’hui d’un groupe d’une cinquantaine de collaborateurs, pleinement investis dans le projet de Rawabi. De petites équipes autonomes, organisant elles-mêmes leur travail : dans les bureaux de Bayti à Ramallah, les urbanistes dessinent les projets et créent des bases de données cartographiques ; les architectes montrent sur leurs ordinateurs les immeubles qu’ils ont imaginés, réfléchissent avec des sociologues sur la répartition et les frontières entre espaces publics et espaces privés, débat nouveau dans la société palestinienne ; des avocats cherchent les solutions possibles à la maîtrise du foncier ; des négociateurs entreprennent les démarches d’achat de terrains, tâche très compliquée dans un contexte où la propriété est très émiettée, sans repère cadastral, et appartenant souvent à des personnes introuvables. D’autres collaborateurs s’échappent pour leurs rendez-vous quotidiens dans les administrations palestiniennes ou des sociétés privées. Ces diverses équipes expriment sans retenue leur enthousiasme. Elles déclarent relever un défi. Leur espoir, leur volonté ne laissent pas de place au doute.
À Rawabi, Bashar Masri veut avant tout réaliser une opération d’habitat mixte, accueillant toutes les catégories de populations. Mais il tient à ce que l’opération accorde une place prépondérante à un habitat social, associant populations modestes et qualité des prestations. Consterné par la prolifération anarchique d’immeubles dans les villes et de lotissements à leur périphérie, Bashar Masri est convaincu que la solution se trouve dans la construction de villes nouvelles proposant des logements sociaux financièrement accessibles aux Palestiniens (notamment les jeunes) aux revenus modestes, réunissant les conditions modernes d’habitat et d’exigence environnementale, offrant des services de proximité et des moyens collectifs de transport et assurant ainsi une qualité de vie.
Bashar Masri se défend de construire une ville-dortoir ou quelque chose de comparable à nos grands ensembles. Il veut que cette première ville nouvelle soit la référence en Palestine d’une « mixité sociale durable », garantissant une vie relationnelle intense entre les différentes catégories sociales, assurant l’accès au logement pour les revenus modestes et offrant un ensemble d’activités locales, créatrices d’emplois (entretien des infrastructures, commerces, services, écoles, crèche…). La programmation de logements est censée garantir l’instauration progressive de cette mixité sociale durable. L’objectif est de construire dans un premier temps 6 000 logements accueillant 40 000 habitants. Sur ces 6 000 logements 4 000 seront des logements sociaux. La première phase de l’opération (3 000 logements) doit abriter une population de 20 000 habitants sur 840 dunum (1dunum = 1 000 m2).
Les entrepreneurs de Bayti ont manifestement bien compris que cette mixité sociale serait davantage garantie si la conception même de Rawabi intégrait les pratiques sociales et culturelles palestiniennes et si elle anticipait au mieux leurs évolutions. Bashar Masri a proclamé tout au long de l’élaboration du projet que Bayti devait être attentif aux attentes des futurs habitants, et « qu’il n’était pas question de vendre des logements sans que les acheteurs puissent voir et visiter les modèles d’appartements qu’ils habiteraient ». Ainsi l’équipe de marketing de Bayti avait déjà rencontré trois mille acheteurs pour les intéresser au projet et entendre leurs souhaits.
Bayti a également lancé une consultation publique pour savoir comment disposer les unités de logements et configurer les bâtiments, pour suggérer le design des constructions, pour choisir les matériaux les mieux adaptés pour les façades, mais aussi pour déterminer les surfaces habitables, le nombre et la conception des pièces par catégories de logements… C’est à partir de ces données que les urbanistes, designers et architectes ont dessiné leurs projets et configuré la trame urbaine.
Les plans et les animations visuelles présentées montrent la nouvelle ville de Rawabi épousant les courbes et les reliefs de la colline. Le centre ville (3 ha) recouvre le sommet. Au centre d’une rue en fer à cheval, un ensemble construit regroupant commerces, hôtels, restaurants, musée, séparés par de vastes espaces dallés. La mosquée se situe de l’autre côté de la rue. Autour de ce centre, une composition concentrique de rues comportant habitat, commerces, services, équipements publics (notamment les écoles). Les concepteurs se sont efforcés d’harmoniser par la répartition de types différents de maisons et d’immeubles (R+7) de petits ensembles bordant les rues et des petites places, réservées à la circulation piétonnière. Ils s’enthousiasment en affirmant que la hauteur des constructions permettra aux habitants de voir en permanence les paysages environnants.
Nous sommes sur une colline, qui conserve toute l’année sa végétation rampante. Les concepteurs de Rawabi n’ont pas manqué d’intégrer dans leurs plans cet héritage naturel, mais en lui ajoutant des sillons et des îlots de végétations variées apportant à la ville des ambiances orientales d’espaces de fraicheurs, de rencontres et d’animations conviviales. Les quartiers résidentiels, dans la tradition arabe, restent compacts : 10 unités par dunum accueillant en moyennes 5 personnes par logement (2,4 en France). Ils restent malgré tout interrogatifs et distants par rapport à la doctrine française de la « ville compacte » ; ils lui préfèrent une urbanisation maîtrisée fondue dans un environnement naturel et laissant ouvertes des évolutions futures. Ils espèrent ainsi entretenir dans une telle ville à « l’urbanisme tempéré de constructions et de nature » la qualité de vie qu’attendent leurs concitoyens.
Shireen Nazer et Suhail Abu Shosha, formés à l’école rennaise de la maîtrise d’ouvrage urbaine, se sont attaché à promouvoir le développement durable dans le projet de Rawabi. Défi difficile ! La réalisation d’une ville nouvelle sur cette belle colline, entourée de vallées étroites, si elle modifie le cadre paysager, doit aboutir à améliorer l’écologie elle-même de ce milieu (des transplantations d’oliviers sont par exemple prévues…). Les concepteurs sont convaincus de donner ainsi au projet un caractère pilote dans la prise en compte de la dimension environnementale. Le respect de la topographie, la définition des espaces publics, l’organisation des infrastructures, les écoulements et les dispositifs de récupération des eaux pluviales et des eaux usées, les systèmes d’économies et de production énergétiques, les conceptions d’un habitat à énergie positive, laissent entrevoir une possible réalisation de haute qualité environnementale.
Comment alors introduire les économies d’énergie dans une culture qui les ignore, et dans une région accoutumée à supporter les variations climatiques? Pour protéger des froids rigoureux et des vents glacials de l’hiver et des chaleurs torrides de l’été, les concepteurs et techniciens de Bayti ont travaillé, dans les moindres détails, sur l’orientation et les hauteurs des bâtiments, sur l’isolation des constructions (par la nature des matériaux, des revêtements), sur le chauffage par énergie solaire (panneaux installés sur les toits). Des dispositifs techniques contrôlent les dépenses d’énergie (régulation de la consommation d’électricité par une carte rechargeable). De la même façon, les réserves de gaz sont dispersées dans de grandes bonbonnes installées dans chaque quartier et dissimulées dans des touffes vertes.
Les problèmes d’alimentation en eau sont plus difficiles à résoudre, tellement ils sont une source d’enjeux et de tensions dans la région. Les nappes phréatiques, notamment les deux plus importantes, sont particulièrement convoitées. Les Israéliens s’en servent pour leurs propres besoins et revendent les quantités négociées à l’administration. Pour l’instant, ils accordent 60 l par jour à un Palestinien (un volume très inférieur aux prescriptions des Nations Unies) contre une moyenne estimée à 350 l à un colon. Les promoteurs de Rawabi ne désespèrent pas d’obtenir par la négociation des quotas supplémentaires. Mais cela ne suffira pas et il ne faut pas trop compter sur la pluviométrie (moins de deux mois par an pour environ 400 mm) même si cette ressource n’a pas été négligée. Les équipes de Bayti étudiaient encore en octobre 2009 les moyens de généraliser la récupération des eaux de pluie sur l’ensemble du site de Rawabi. Elles pensent aussi équiper tous les bâtiments de collecteurs alimentant de grands réservoirs pour éviter les installations individuelles intempestives de ces gros coffres métalliques, souvent noirs, que l’on observe sur les terrasses des maisons et des immeubles.
L’assainissement est un problème tout aussi compliqué. Tout est à créer et dans une région où les pratiques en la matière sont anachroniques. La station d’épuration, prévue pour une population de 40 000 habitants, suffira-t-elle pour répondre à la fois aux besoins domestiques (WC, salles de bain), à l’irrigation, au nettoyage des espaces privés et publics ? Et il faudra préalablement obtenir l’autorisation israélienne, même si cette station se situe en zone A.
Quant aux déchets, ils envahissent les territoires palestiniens de plastiques, de détritus, de carcasses de voitures et d’appareils ménagers. Des villes commencent à prendre des mesures draconiennes. Bashar Masri voudrait faire de Rawabi une ville exemplaire en matière de propreté, mais ses collaborateurs insistent sur l’éducation et la responsabilité des habitants, sans lesquels il sera difficile de gagner la partie.
L’organisation des voies de déplacements est un autre casse-tête. 12 km de voiries sont programmées dans la première tranche de l’opération. Les équipes de Bayti savent bien que Rawabi n’échappera pas à l’automobile, compte tenu des distances à parcourir et du relief (comment dissuader de prendre l’auto pour faire des courses importantes à l’intérieur même de la ville ?). Les urbanistes ont prévu de réguler le flux des voitures par différentes entrées dans la ville qu’ils ont entourée d’une rocade. Ils ont limité les parkings au pied des immeubles ou encastrés dans les rez-de-chaussée, et ils ont créé sur les versants de la colline plusieurs niveaux de petits parkings incitant les habitants à rejoindre à pied leur domicile. Seuls les commerces et les services bénéficieront de plus grandes surfaces de parking.
Pour la réalisation de Rawabi, Bayti s’est attaché à conjuguer les coopérations indispensables d’organismes financiers, d’entreprises spécialisées, de cabinet d’experts nationaux et internationaux mais aussi d’institutions universitaires.
La coopération de divers acteurs palestiniens et internationaux a déjà fait ses preuves. On pourrait s’étonner des espoirs que placent Bashar Masri et ses équipes, dans une coopération avec Rennes. Mais l’expérience rennaise est connue en Palestine. Des missions successives, des conférences universitaires à Jérusalem, Jéricho, Hébron, la large présentation qu’en ont faite Shireen Nazer et Suhail Abu Shosha lors de la première conférence nationale palestinienne sur la planification urbaine, l’ont fait connaître comme exemplaire par les acteurs de la maîtrise d’ouvrage urbaine palestinienne. En octobre 2009, Bayti a signé une coopération avec les universités locales, Bir Zeit (Ramallah), An-Najah (Naplouse) et l’Université de Rennes 2.
L’expérience de Rawabi montre, avec bien d’autres exemples comme en matière culturelle, que dans les jeunes générations palestiniennes certains n’attendent pas que des accords de paix soient trouvés pas plus qu’ils n’attendent des affrontements avec les Israéliens. Ils sont convaincus qu’il faut avant tout construire l’avenir dès maintenant. Et ils comptent sur la coopération pour le tracer.