« Chers parents, je suis avec les soldats. Je suis très bien nourri et bien soigné. Je vais faire leurs courses. Je suis avec le 241e ». Tels sont les mots qu’en novembre 1914, le jeune Rennais Paul Delalande, âgé de 15 ans, griffonne à destination de ses parents restés en Bretagne : selon L’Ouest-Éclair, il est « parti pour le feu » quelques jours plus tôt avec le 241e RI, le régiment de réserve de la ville, embarquant dans un train conduisant des renforts vers le front. Là, il a d’ailleurs retrouvé un autre jeune Rennais, Louis Dupuis, qui n’a pas encore 14 ans à cette date.
Des adolescents de 14 ou 15 ans sur le front ? Le fait pourrait surprendre, voire choquer cent ans plus tard. Il n’a pourtant rien d’exceptionnel dans les premiers mois de la Grande Guerre, donnant ainsi à saisir l’ampleur et la profondeur de la mobilisation de la société, en Bretagne comme ailleurs.
L’histoire des deux jeunes garçons, sans être banale, est assez comparable à celle d’autres adolescents, y compris du département. Ainsi Victor Pichon, un Malouin de 14 ans, que, dans son édition du 24 avril 1915, le New Zealand Herald présente comme « a young French hero ». Tous les trois ont gagné le front – faut-il le rappeler ? – hors de toute légalité : s’il est possible de s’engager avant l’âge de 20 ans, celui fixé pour le service militaire par les lois sur la conscription, on ne peut le faire avant ses 17 ans révolus. C’est donc à l’insu de leurs parents et, dans un premier temps, de l’administration militaire que les jeunes poilus ont rejoint la zone des armées.
Victor Pichon, dont le père sert comme territorial, sans doute au 78e RIT, le régiment territorial de Saint-Malo, quitte ainsi la ville en décembre 1914, gagnant Rennes, Vitré puis Alençon où il trouve des troupes à l’entraînement. De là, il profite d’un train de renforts pour gagner la région d’Albert, dans la Somme, réussissant, on ne sait trop comment, à atteindre les premières lignes.
Ayant appris de soldats qu’un train doit quitter Rennes dans la journée pour le front, Paul Delalande, quant à lui, s’y est glissé sans en avertir personne : profitant, selon L’Ouest-Éclair, de la « demi-obscurité » du mois de novembre, le jeune Rennais a pu se « faufil [er] dans la gare ». Ce n’est que le lendemain que, pensant à une fugue, son père se rend au commissariat pour signaler sa disparition. Il faudra plusieurs jours pour qu’une carte postale vienne le rassurer et mette fin aux recherches : « puisqu’il s’y trouve si bien, avec les soldats, laissons-le, Monsieur le commissaire », aurait-il déclaré au policier.
L’intégration des trois adolescents comme soldats à des unités combattantes ne semble pas faire de doute, même si leurs fiches matricules – conservées aux Archives départementales – n’en disent rien. Peut-on pour autant les considérer comme des combattants ?
Le Malouin Victor Pichon semble avoir été attaché à l’état-major du régiment d’infanterie qui l’accueille, une affectation a priori moins exposée que dans l’un des bataillons. À en croire cependant le New Zealand Herald, le colonel commandant ce régiment n’hésite pas à recourir à ses services comme agent de liaison lorsque le garçon se porte volontaire pour se rendre en première ligne suite à l’explosion d’une mine allemande sous les positions françaises : rampant « de tranchée en tranchée sous un intense bombardement », il peut rendre compte à son chef de la situation et permettre de réoccuper les positions un temps délaissées, y gagnant l’autorisation – l’honneur – de continuer à porter l’uniforme une fois de retour en Bretagne.
Quelles fonctions Paul Delalande et Louis Dupuis occupent-ils ? Ils semblent avoir été un temps des soldats comme les autres, ainsi que le laisse entendre le journaliste de L’Ouest-Éclair qui les questionne fin janvier 1915 : lorsqu’il fallut « descendre dans les tranchées », rapporte-t-il, « “ce n’était pas rigolo”, m’a dit Paul Delalande. “J’aurais bien voulu être ailleurs” ». Louis Dupuis semble quant à lui avoir été surtout marqué par « les marmites » de l’artillerie de tranchée allemande ; « ces machines-là, vous savez, ça fait un bruit terrible », explique l’adolescent. Témoins de la mort de certains de leurs nouveaux camarades, les deux garçons sont armés d’un mousqueton, « moins lourd, pour leurs faibles bras, que le fusil Lebel », précise le journaliste qui peut ainsi insister sur le fait qu’il ne s’agit que d’enfants, et non de soldats en miniature. Ils n’en font pas moins le coup de feu depuis le parapet de leur tranchée, passant ainsi une quinzaine de jours, avant que le capitaine commandant la compagnie – ici du 41e RI, le régiment rennais auquel ils avaient été finalement rattachés – les confie au 50e RAC, autre unité de Rennes. Dans l’artillerie, plus encore au sein de l’échelon régimentaire auxquels ils sont affectés, leur position est en effet bien moins exposée. Ils y travaillent aux cuisines, ne se contentant plus que de brèves incursions, lors de leurs moments de liberté, en direction des batteries de 75.
Les conditions de vie des artilleurs, même à l’arrièrefront, n’ont cependant rien de la sinécure lors de ce premier hiver de guerre. À Noël 1914, malades, les deux adolescents sont évacués vers un hôpital de Haute- Garonne, avant de regagner Rennes à la fin du mois de janvier 1915. C’est à cette occasion que L’Ouest-Éclair célèbre les deux jeunes « héros ».
L’engagement de Delalande et Dupuis vanté par L’Ouest-Éclair, celui de Pichon par le New Zealand Herald : au cours des premiers mois du conflit, la presse ne manque pas en effet de s’emparer des exemples de ce type, villes et départements rivalisant de « patriotisme ». La propagande de guerre n’a alors pas de limite.
L’édition nantaise de L’Ouest-Éclair se plaît à présenter le cas de Pierre Renault, l’enfant du pays qui, à 15 ans lui aussi, est sur le front en septembre 1914, blessé et décoré, avant de devoir regagner la Bretagne. Ailleurs, on célèbre Gustave Châtain, « le benjamin des caporaux de France », parti des environs de Saint-Brieuc dans les premiers jours de la guerre, blessé dans les Flandres et soigné en 1915 sur les bords de la Penfeld.
Le Finistère se félicite du comportement de Lucien Marzin, un jeune Morlaisien dont le parcours est très similaire à ceux que l’on a déjà présentés : ce boy-scout, dont quatre frères combattent déjà, quitte en septembre 1914 l’hôpital temporaire n° 40 où il oeuvre au profit des blessés, et se glisse parmi des renforts du 72e RI, dont le dépôt est replié ici. Quelques semaines plus tard, il rassure enfin ses parents dans une lettre où il dit avoir « surpris deux Boches derrière un arbre en train de manipuler des bombes ». « Je les ai tués à bout portant », écrit-il. « Puisse-t-il revenir triomphant en ayant aidé si vaillamment à la défense de sa patrie », conclut le journaliste de L’Ouest-Éclair qui présente ses aventures. Marzin est l’un des rares jeunes bretons à bénéficier, dès la période de la guerre, d’une certaine célébrité. Il fait en effet partie de ces enfants que plusieurs livres destinés à l’édification des écoliers entendent montrer en exemple, à l’instar de celui de Léon Peigné, L’enfance héroïque, paru en 1915.
La guerre des mômes, d’Alfred Machard en 1915, Les enfants et la guerre d’Antonio Faria de Vasconcellos la même année, Nos petits pendant la guerre et nos grands, de la comtesse de Duranty en 1916 : les exemples ne manquent pas de ces ouvrages parus au cours de la première moitié de la guerre pour célébrer la participation des plus jeunes au conflit en cours. Sans même remonter à Bara et Viala, héros révolutionnaires remis au goût du jour par la IIIe République, la chose n’est pas totalement nouvelle : les années 1871-1914 sont marquées par la publication de toute une veine de livres évoquant la participation des enfants à la guerre de 1870. Mais ces ouvrages destinés à la jeunesse sont alors des oeuvres de fiction, présentées comme telles.
La Grande Guerre constitue de ce point de vue une véritable rupture : si des romans et des bandes dessinées mettant en scène des enfants sont toujours publiés, l’enfant- héros du conflit en cours n’est plus alors seulement un personnage de fiction mais de plus en plus une réalité dont s’empare la propagande. Les cas de Delalande, Dupuis ou Pichon doivent être compris ainsi, exemples bretons parmi une centaine d’autres recensés en France – dont une dizaine de filles –, célébrés par la grande presse comme par les feuilles locales.
L’intérêt porté à ces adolescents n’a qu’un temps : il n’est plus guère de mode de vanter les jeunes héros au-delà de 1915, sans que l’on puisse savoir si le phénomène s’est dès lors marginalisé ou si ce ressort de la propagande a perdu de son efficacité. Ceci contribue grandement à l’oubli dans lequel tombent la plupart d’entre eux.
Que reste-t-il, dans la mémoire collective, de l’action de ces « enfants-héros » ? Soyons clairs : rien ou presque, même si leur participation au conflit ne s’arrête pas là, tant s’en faut. En effet, si leurs dossiers militaires ne disent rien de leurs aventures de 1914-1915, les fiches matricules de Paul Delalande et de Victor Pichon – il n’a pas été possible de retrouver celle de Louis Dupuis – révèlent qu’ils se portent à nouveau volontaires une fois en âge de le faire, en 1917. Le Rennais rejoint alors la Marine, peut-être « vacciné » de la vie des poilus qu’il a connue sur le front fin 1914. Matelot à bord du Mirabeau, il sert notamment en Méditerranée, ce qui lui vaut d’être décoré de la médaille commémorative d’Orient, de la médaille des Dardanelles ou de la croix du combattant. Démobilisé début 1919, il se rengage quelques mois plus tard, servant Outremer, jusqu’en 1937, dans les tirailleurs coloniaux ou les tirailleurs sénégalais, notamment à Madagascar.
Le Malouin Pichon s’engage quant à lui, en septembre 1917 au 25e RI de Cherbourg. Il ne rejoint le front qu’au mois de mai suivant, combattant avec les 277e et 119e RI. C’est dans ce régiment qu’il est promu caporal en septembre 1918. Il n’est démobilisé qu’en octobre 1919, avec les plus jeunes classes, même si l’attribution d’une citation à l’ordre du régiment dès novembre 1917, alors qu’il n’a pas encore gagné le front, laisse entendre que sa hiérarchie a peut-être voulu mettre en avant ses actions de 1914-1915.
Redevenus des combattants parmi d’autres, le destin et la postérité de Delalande et Pichon sont très différents de ceux d’un autre jeune poilu breton, Jean-Corentin Carré.
Un monument au Faouët, sa commune d’origine, un collège à son nom dans le petit chef-lieu de canton, mais aussi une rue à Rennes : Jean-Corentin Carré est l’un des rares « enfants héroïques » dont le souvenir se soit perpétué jusqu’à nous.
Né en 1900, comme Delalande et Pichon, il a menti sur son âge pour s’engager dès 1915. Affecté au 410e RI, constitué à Coëtquidan, il est rapidement promu caporal, puis sergent et adjudant, commandant alors les 50 hommes d’une section. Cité à plusieurs reprises, il passe dans l’aviation à la fin de l’année 1917, mais meurt après avoir été abattu en combat aérien en mars 1918.
Engagé volontaire à 15 ans, promu au feu, mort au combat à 18 ans à peine : Carré a tout du héros classique. Sans doute est-ce là l’un des ressorts essentiels de la pérennité de sa mémoire. Cela n’aurait probablement pas suffi cependant si, dès 1918, le conseil général du Morbihan ne s’était emparé du cas Carré, si, en 1919, André Fontaine, inspecteur primaire, ne lui avait consacré un ouvrage : « le plus jeune héros de la guerre », ainsi que le proclamait sans doute abusivement son titre, s’était dès lors mué en héros et modèle de l’école laïque ; en pleine guerre scolaire, dans ce département comme ailleurs en Bretagne, la chose n’était pas anodine.
Cibles d’une propagande visant à les englober dans l’effort de guerre à grands coups de romans, de périodiques illustrés ou de jouets guerriers, les enfants en deviennent aussi, très rapidement, des instruments. À Rennes, en Bretagne comme ailleurs.