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Dossier
#33
Eric Gouzannet : « La ville compose un extraordinaire décor de cinéma »
RÉSUMÉ > Éric Gouzannet a fondé l’association Clair-Obscur dans le quartier de Villejean à Rennes il y a 25 ans, afin de promouvoir le cinéma et l’audiovisuel auprès de tous les publics. Alors qu’il vient de quitter la direction de l’association à l’été 2014, il revient ici sur son parcours et les grandes étapes du festival Travelling initié par Clair-Obscur, et qui prépare sa 26e édition en février 2015.

PLACE PUBLIQUE : Vous avez créé l’association Clair-Obscur il y a 25 ans. Dans quel contexte, à l’époque ?
ÉRIC GOUZANNET :
Clair-Obscur prend ses racines à l’Université Rennes 2, à Villejean, dans le contexte d’effervescence culturelle et décentralisatrice des années 80. C’est là que vont se croiser en 1987 un aficionado de cinéma, Hussam Hindi, animateur du ciné-club du département de Littérature, un étudiant de la toute jeune filière Information-Communication, Jean-François le Corre, et moi, qui suis à l’époque étudiant en Sociologie. La rencontre s’opère aussi avec Michel Guillou et René Jouquand, salariés de la Fédération des oeuvres laïques (FOL) auprès de laquelle le ciné-club s’approvisionne en matériel de projection. C’est ainsi qu’on voit se côtoyer dès l’origine la dynamique de la formation universitaire et celle de l’éducation populaire.

L’université commence donc à s’intéresser au cinéma ?
Du côté de l’université en effet, les pratiques évoluent : une personnalité marquante comme celle de Jean-Pierre Berthomé, qui enseigne le cinéma en Littérature et en Info-Com, enthousiasme ses auditeurs et initie des projets d’envergure, dont un colloque et une exposition sur les décors de cinéma. D’autres enseignants innovent radicalement en organisant des formations qui s’éloignent de l’académisme : c’est dans le cadre d’un projet culturel de ce type que je vais avoir la chance de participer à l’aventure de la Galerie d’Art et Essai et d’y exposer rien moins que le peintre Pierre Soulages !

Ces enseignants vont-ils réussir à faire école ?
Oui, et c’est même l’institution tout entière qui bouge en créant, sous la présidence de Jean-François Botrel (1983- 1986), un service dédié à la culture. C’est ce dernier qui va soutenir les premiers pas de Clair-Obscur : s’appuyant sur le statut d’objecteur de conscience – qui a permis pendant une quinzaine d’années entre sa légalisation (1981) et la suppression du service militaire obligatoire (1995) aux jeunes hommes de l’utiliser comme opportunité de professionnalisation et d’emploi – le service culturel de Rennes 2 recrute en 1987 Benoît Careil, musicien et actuel maire-adjoint de Rennes chargé de la culture, Raymond Paulet, aujourd’hui conseiller technique au Théâtre National de Bretagne et moi-même : Rennes 2 apparaît clairement comme une pépinière de talents culturels. Une mission qui va s’épanouir, entre autres, à travers la création de Clair-Obscur…

Nous y voilà : l’association naît donc en 1988.
Oui, elle est créée dans la foulée des rencontres « Arts et cinéma » de 1987 à Quimper où l’équipe de la FOL m’invite, avec Hussam Hindi. Dès l’année suivante, nous nous associons à deux autres cinéphiles, Stéphane Roussel et un étudiant allemand, Markus Wannenwetsch pour créer Clair-Obscur, dont le nom renvoie à la fois à l’origine du cinéma et à l’expressionnisme allemand. Ce choix indique clairement une orientation vers le cinéma de fiction, à la différence d’autres initiatives de cinéma documentaire ou de cinéma d’animation qui se développent simultanément et qui sont souvent elles aussi issues de Rennes 2. Quant au projet de festival Travelling, il vient du constat que, outre Quimper, la Bretagne accueille déjà le festival de cinéma de Douarnenez, centré sur les minorités, celui de Dinard, dédié au cinéma britannique, ainsi qu’un festival de courts-métrages à Brest, mais encore rien à Rennes. Année après année, Travelling va s’essayer à combler ce manque…

Quel projet portait ce festival et comment a-t-il évolué ?
Parcourir une ville chaque année à l’occasion du festival, c’est l’idée originale de Travelling. Il est vrai que l’urbanisation de l’Europe et du Nouveau monde s’est réalisée de façon contemporaine à la naissance et au développement du cinéma et que la ville compose un extraordinaire décor de cinéma. Les transformations physiques et sociales d’une ville surgissent dans sa filmographie, soulignées par l’évolution matérielle et conceptuelle des images cinématographiques. Voyager grâce au 7e art, mais surtout y chercher l’altérité au détour des images, ce projet s’explique aussi par la constitution du groupe initial de ses promoteurs : la rencontre d’étudiants désireux d’universaliser leurs savoirs comme de connaître et de respecter l’Autre : deux membres du groupe fondateur sont étrangers et les Bretons du groupe ont eux-mêmes voyagé.

Quelle est votre première destination ?
Pour ce voyage, la première édition de Travelling, en 1990, choisit Londres, parce que les relations déjà engagées lors du festival de Dinard ainsi que la proximité géographique permettent de réduire les coûts, et parce que cette période correspond à un renouveau du cinéma britannique. Et globalement, le choix annuel de la ville élue va constamment reposer sur un dosage de ces deux critères, entre faisabilité matérielle et financière et vitalité de la production cinématographique. Dès la première édition, le public est présent en nombre avec 12 000 spectateurs (dont 3 000 scolaires). En 1992, c’est Rome qui est visitée, puis en 1993, Berlin. Cette édition assoit définitivement le festival, le TNB ayant mis à sa disposition la grande salle Jean Vilar, dont la fréquentation dope le nombre de spectateurs et d’événements qui lui sont liés (littéraires, photographiques, culinaires, etc.).

De quels soutiens avez-vous bénéficié pour installer Travelling dans la durée ?
Lancer un festival de diffusion cinématographique a nécessité d’obtenir l’accord des acteurs privés, et principalement des exploitants de salles. Ce fut rapidement chose faite pour le TNB et l’Arvor, grâce à Jacques Fretel, habitué à opérer dans le cinéma d’Art et d’Essai et à l’apport des cinéphiles bénévoles. La confiance des exploitants du Gaumont et du Colombier vient aussi rapidement. Par ailleurs, le soutien matériel et financier de l’Université Rennes 2 permet d’assurer les premières éditions du festival, avant que d’autres partenaires publics (la DRAC et les collectivités territoriales) ne viennent prendre son relais et accroître les possibilités d’engagement budgétaire. Sans compter la fidélité de partenaires financiers privés. Travelling enregistre donc un véritable succès public, tant et si bien que le festival prend des risques artistiques en présentant des cinématographies plus difficiles (Québec, Lisbonne), plus lointaines (Tokyo, Téhéran) et quelquefois thématiques, comme lors du Centenaire du cinéma en 1995.

Outre Travelling, quels sont les autres axes de développement de Clair-Obscur ?
L’éducation à l’image est un axe structurant de l’activité de l’association qu’elle a très vite pressenti. En effet, parmi les choix originaux effectués par Clair-Obscur, figure en 1996 celui d’intégrer à Travelling une déclinaison « junior » du festival, animée par Jacques Froger. En donnant à cette édition les mêmes caractères – diffusion d’un large choix de films, jury et compétition – que ceux de l’édition adulte, le festival étend son spectre et introduit peu à peu l’association à d’autres missions, revenant en quelque sorte aux sources de l’éducation populaire.

C’est aussi l’occasion de se rapprocher des collèges et des lycées ?
Tout à fait ! La croissance de l’association s’appuie alors sur une connexion de plus en plus instituée avec l’Éducation nationale : dès 1991, Jean-Pierre Berthomé introduit Clair-Obscur comme partenaire culturel du lycée Bréquigny de Rennes, dans lequel ouvre une section cinéma que vient parrainer Agnès Varda. Pour le ministère, Clair-Obscur assure également des missions de formation des enseignants. Les collectivités deviennent aussi donneuses d’ordre puisque l’association prend également en charge le dispositif « collège au cinéma » financé par le département d’Ille-et-Vilaine. À partir de 2003, c’est le conseil régional de Bretagne qui lui confie l’animation d’un programme éducatif à destination des lycéens et apprentis. Si une expression peut synthétiser les deux axes de l’action de Clair- Obscur, c’est celle de « Passeurs d’images », dispositif destiné à la jeunesse en place en Bretagne depuis 1996, qui associe diffusion et éducation dans diverses actions comme « Un été au ciné », etc.

Toutefois, vous restez une association, avec un fort engagement bénévole. C’est peut-être une limite ?
En partie, oui ! Même si elle bénéficie d’un soutien financier de la Ville de Rennes qui permet à partir de 1992 d’offrir un premier contrat de travail à Hussam Hindi, puis de me recruter à mi-temps à la direction en 1994, l’association continue de s’appuyer sur un important bénévolat. Mais ce dernier, même le mieux organisé, ne peut faire face au développement de toutes les actions. Comme de nombreuses structures à vocation culturelle, Clair-Obscur va pouvoir s’appuyer à partir de 1997 sur la mise en place des « emplois jeunes ». Dès lors, l’association peut compter sur trois salariés pour faire face à l’accroissement d’activité que connaît chaque édition de Travelling et pour assurer ses missions pérennes. C’est l’un des éléments de bilan dont je suis le plus fier : celui d’avoir permis à plus de cent cinquante personnes de se former à la diffusion et à l’éducation à l’image en travaillant pour Clair-Obscur, comme bénévoles, stagiaires, salariés ponctuels, ou comme membres du Conseil d’administration.

Vous avez quitté vos fonctions en septembre 2014. Comment se présente l’avenir ?
Le beau projet du festival Travelling a connu le succès, a favorisé des rencontres parfois improbables – je pense à Téhéran, à Jérusalem – et la volonté de découverte que portaient ses initiateurs n’a pas faibli. Pourtant, défricher ne se fait pas sans des efforts conséquents, et les renouveler chaque année dans une ville différente ne permet pas de capitaliser sur des réseaux stabilisés. Construire à chaque reprise un nouvel échange entre Rennes et la ville invitée nécessite de recommencer le même ouvrage et de mettre en oeuvre des efforts soutenus. J’ajouterai que la crise mondiale a accru les limites de l’exercice, l’échange restant souvent déséquilibré entre Clair-Obscur et la ville invitée. Je tiens aussi à souligner combien les festivals de cinéma se sont modifiés, délaissant la cinéphilie et la diffusion pour s’orienter dorénavant vers la production et la vente. Comment ce festival de cinéphiles passionnés, largement fondé sur l’activité des bénévoles, peut-il trouver sa place dans une configuration où dominent des festivals de professionnels ?

Vous êtes inquiet ?
Non, car Clair-Obscur dispose de solides atouts : d’abord celui d’un territoire rennais où le cinéma est très vivant, autour d’associations actives (Comptoir du Doc, etc.) et de festivals dynamiques, comme celui de Bruz sur le cinéma d’animation. Le panorama général de l’agglomération s’est renforcé avec un socle de professionnels, de diffuseurs et de techniciens incomparable à la situation d’il y a 25 ans. Au niveau régional, l’existence d’un bureau d’accueil des tournages joue aussi son rôle. Même après avoir quitté la direction de Clair-Obscur, je continuerai à porter des projets cinématographiques : pour moi, l’important est de continuer à montrer des films ! C’est pourquoi je continue d’être intéressé par le projet de création d’un futur équipement d’Art et Essai, au sein de l’opération d’urbanisme EuroRennes. Mais surtout, je veux continuer à soutenir les projets des jeunes talents du cinéma. Et ils sont nombreux à Rennes ! Saviez-vous, par exemple, que Muriel Coulin, qui, avec Dix-sept filles, a été nommée pour le César du premier film en 2012 et qui vient de coécrire le scénario de Samba, est une ancienne de Clair-Obscur ?