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Dossier
#33
Les frères Fretel, parrains rennais de l’Art et Essai
RÉSUMÉ > Patrick et Jacques Fretel ne cultivent pas qu’une ressemblance physique saisissante. Les deux frères règnent – sans partage, selon certains – depuis trente cinq ans sur le cinéma d’Art et Essai rennais, à l’Arvor et au Ciné TNB. Leur itinéraire personnel éclaire le lien singulier qu’ils entretiennent avec le 7e art, nourri tout à la fois de l’héritage des patronages catholiques et de la fronde gauchiste d’après Mai-68. Rencontre avec deux figures incontournables, mais parfois contestées, du cinéma local.

     Rencontrer Patrick et Jacques Fretel, au départ, c’est d’autant plus complexe qu’on se demande sans cesse lequel de ces deux Dupont porte un D et l’autre un T ! Petit à petit, la différence se fait avec précision, l’un n’est pas l’autre même si les deux sont « passeurs ». Passion de passeurs, telle serait notre entame. L’enthousiasme chez les jumeaux se joue double, voire triple : passion du cinéma, passion de l’oeuvre, passion de ville et d’Europe. C’est entre ces deux frangins que ça se passe et entre les milliers de Rennais qui, un jour ou plutôt un soir, depuis plus de quarante ans, ont fait le détour par l’Arvor, rue Saint Hélier au début puis rue d’Antrain aujourd’hui. En attendant 2019, où l’Art et Essai prendra ses quartiers dans l’ilôt Féval du futur EuroRennes.
    Le cinéma Arvor, c’est d’abord une exception rennaise. Bretonne aussi grâce au réseau serré des patronages catholiques, les fameux « patros » dont la plupart des salles sont issues : « le tissu a fondu mais il reste exceptionnel », souligne Jacques Fretel, le programmateur. « Peu de kilomètres à parcourir par chaque spectateur breton entre sa maison et son ciné », reprend Patrick, le Président Directeur Bénévole (PDB). Déplaçons-nous hors de Bretagne, cette exception saute aux yeux. Mais qu’est ce qui fait donc qu’à Rennes Les jours heureux, le documentaire de Gilles Perret sur le programme du CNR, a tenu cinq mois ? Et Alabama Monroe quatre mois et demi à l’affiche ! Ou Sugar man, autre docu qui va rester des semaines ? « Ce sont des miracles », lâche Jacques Fretel. Miracle, vieux mot tiré de l’antique, peutêtre issu de son archevêché ! Ou alors quelque chose à chercher plutôt du côté d’une complexité locale, voire d’un tropisme rennais ?

     À savoir : une ville universitaire au public renouvelé à chaque rentrée. Une ville où le sillon associatif a été labouré depuis 1905 par les paroisses et leurs clercs autant que par les tenants laïcs de l’éducation populaire. Bref, une ville où la citoyenneté n’est pas un plat qui se mange froid, serait-ce l’ingrédient ? Une ville aussi qui subit moins de plein fouet que d’autre la crise économique, conservant sa forte densité de cadres (et d’abonnés à Télérama !) ? Enfin une correspondance évidente, historique, cumulative entre une dynamique collective dont les Fretel seraient les catalyseurs, un appétit du politique, une ouverture sur le monde et l’engagement d’une municipalité au bon moment. Sans oublier, bien sûr, l’assiduité, le plaisir, l’exigence cinéphile d’un public. C’est ce dernier qui est « décisionnaire », rappelle Patrick Fretel. Et Jacques de plaider ici pour le cinéma en tant « qu’appel d’air », son frère pour ce qu’il nomme « un pôle de relation sociale, un lieu de rencontres » : lexique religieux, là encore !

     Les frères Fretel habitent en 1970 boulevard Léon Bourgeois. Originaires de Paris, le quartier rennais de Belleville est leur terrain de jeu quand mai 68 frappe à leur porte. Tout ado déjà, Patrick est président du Club de Jeunes de Belleville. Le vicaire de Saint-Hélier vient un jour le trouver et l’invite à rejoindre l’Association Arvor, loisirs et culture devenue en 1981 Arvor, cinéma et culture dont Patrick est devenu le Président ! Fixons encore ce temps du patro reconstruit, dommages de guerre obligent, en haut de Saint-Hélier puisque La cigale, jouxtant L’économique, au carrefour du boulevard Laennec, avait été bombardée en 44. Jacques, quant à lui, anime avec passion le Ciné-Club du centre social de Belleville en même temps qu’il participe à celui de l’Auberge de jeunesse ou en initie un autre au Foyer des jeunes travailleurs de la Motte Baril. C’était le temps où les habitants de chaque quartier avaient leur ciné. C’était au temps où le dimanche était coupé en trois : communion le matin sous le clocher, poulet au four du midi et, l’après-midi, séance pour toutes les générations, régénérante !
    On part donc de cette « présence très forte du clergé », de ces séances avec les actualités Gaumont ou Pathé, de plus en plus décalées au fur et à mesure que la télé rentrait dans les cuisines. Restent le craquement du panier de l’ouvreuse avec le bruit des esquimaux qu’on déballe et, ce grand moment où tout le quartier frémit, pleure ou rit, petits et grands, les yeux en forme de grand écran. Cinema Paradiso !

     Filons dans ce qui va s’avérer une kabbale, la kabbale, la grande affaire, le scandale de l’Arvor. Mai 68 et donc ses jets de pavé au beau milieu de la toile. Dans cette époque de « foisonnement » dit Patrick, viennent aux frères Fretel, plus échevelés à l’époque, et à tous leurs amis « l’envie de bousculer les choses, l’engagement militant » sur la base de l’internationalisme (naissance du CRIDEV1), de la créativité (OSCR2), bref ce joli boucan de la belle utopie. C’est Jacques qui rappelle que le « cinéma est le plus grand véhicule culturel », celui qui « tire toujours par le haut ». C'est là qu’ils s’embarquent. Jacques encore qui a vu et voit avec autant de fièvre « ces nouveaux cinéastes qui réinventent des formes et des langages alors qu’on croit que tout a été fait. »
    Tout démarre ainsi et ce serait injuste de contourner l’un des enracinements de l’école Fretel : Jean Sulivan3 et sa Chambre noire, installée au cinéma Le Français, rue Poullain-Duparc. Est-ce Jacques ou Patrick qui, n’ayant pas 21 ans, âge de la majorité avant 1974, dut faire valoir « une dispense parentale » pour s’ouvrir à cet « autre regard », cinéma parfois sulfureux, quelquefois sombre, toujours neuf ?
    L’Arvor naît ainsi, enfant diocésain bien coiffé que décoiffe cette filiation directe de Sulivan : le procès en gauchisme peut commencer ! L’affaire va vite, rebondit, étonne, détonne sur fond de « première semaine en France (voire en Europe) du cinéma albanais », en 1976. Imaginons les valises diplomatiques qui traversent l’Europe avec les bobines ! Première aussi la « séance en langue arabe pour les travailleurs immigrés » ! Et la semaine chinoise ! Et le lecteur Mario Suarès qui anime le débat d’après-film, ou Milan Kundera dont les bruits de bottes ne lui provoquent pas que des acouphènes. Mais que se passe-t-il donc dans cette « ville feutrée » ? Le débat inouï sur Les jours heureux de Perret en 2013, a débuté bien avant sur les fonts baptismaux de l’Arvor !
    Notons pour la petite histoire, car celle du cinéma réfléchit la grande, qu’une séance a subi « un arrêté préfectoral d’interdiction » pour un film sahraoui qui tombait trop mal, en même temps qu’un procès dont les enjeux politiques étaient à risques et un concert de Sardou ! Trop pour un seul soir rennais ! Le film fut « exposé » trois semaines après. En attendant, ce soir-là, un car de police garait devant l’Arvor ! C'est le terme en usage chez les Fretel, le film est une oeuvre et une oeuvre s’expose !

     La polémique bat son plein en 1980. L’association scissionne. Le 1er janvier 1983, l’Arvor traverse la Vilaine et s’installe rue d’Antrain grâce à l’accompagnement décisif de Martial Gabillard au nom de la municipalité Hervé. Le cinéma Le Club est propriété de la Soredic dont Patrick Fretel est administrateur. Les murs sont mis en vente : trois millions de francs. Jack Lang est ministre, il s’implique aussi. L’affaire est devenue nationale. Un ciné militant pour des spectateurs militants. Militants pour le cinéma d’Art et Essai. « Une première » dans la République : l’État s’engage pour six cent mille francs et la ville devient propriétaire des murs loués à l’Arvor pour « un loyer modique ». Cet équivalent de subvention rentrant dans un cahier des charges précis où l’Arvor doit prouver et trouver son indépendance, gérer les locaux des sols aux plafonds. Il y aura jusqu’à ce jour quatre phases de transformation avec recours aux fonds propres (billetterie, recettes), subventions régionales ou départementales et emprunt.
    C’est Patrick qui s’emploie à cette gestion rigoureuse, lui « le pragmatique » quand son frère Jacques s’enthousiasme d’« artistique ». Ainsi se découplent au final les deux frères. Leur complémentarité est indispensable, leur militance partagée et leur goût effréné du ciné.

     Trente-cinq ans et cinq renouvellements de conventions plus tard, la question qui se pose est posée par tous les spectateurs en file sous la pluie, le vent ou le plein soleil sur le trottoir de la rue d’Antrain. Épions deux dames qui bataillaient un dimanche soir dernier et entraient dans le débat. L’une déplorant que son amie la force à « venir voir Mommy ici tandis qu’il passait là-bas » ! L’une militait pour l’Arvor et convainquait difficilement son amie car, soulignait cette dernière : « Là-bas, on est quand même mieux assises ! » Les frères Fretel ne pouvaient pas leur répondre. Si c’avait été un mardi, Patrick n’aurait pas entendu depuis la caisse comme les trente-cinq bénévoles qui viennent en appui des neuf salariés. Pas de réponses des jumeaux bien que ces deux dames insistent pile sur ce que Patrick Fretel nomme « le fil du rasoir ». Comment développer l’entreprise marchande, culturellement fragile dans des locaux aussi contraints et avec des programmations désormais en concurrence complète : VO contre VO ! Les gros complexes ne jouent pas dans la même cour, l’enjeu est de taille et d’échelle. Jacques le programmateur sent le pouls de ses salles, séance après séance, et jusqu’au lundi, quand il décide de sa semaine suivante, et ce « 365 jours sur 365 », il doit maintenir les équilibres entre le minuscule film à soutenir, promotion artistique pour quelques happy fews, et « les gros et moyens porteurs », ceux qui assurent la viabilité : Ken Loach, Almodovar, Woody Allen, Mike Leigh. Ces grands noms que l’Art et Essai a dégottés, défendus, montrés et remontrés et qui lui échappent, heureusement pour eux, et diffusent au-delà. La question de « la première exclusivité » se pose. « J’ai des discussions de marchands de tapis », lâche Jacques. Imagine-t-on ce qu’il y a dans cette chaîne dont le dernier maillon est un guichet avant l’écran, dernière étape, ça passe ou ça casse ? L’art de programmer, c’est à dire de faire « des choix dans le choix », c’est « de la dentelle ».

     L’Arvor s’installera à EuroRennes, horizon 2019. Il sera doté de cinq salles et d’un vaste hall ! Finis les paquets compacts où les meilleurs amis ont du mal à se rapprocher malgré les centimètres qui les séparent ! Rêvons de ce grand espace propice aux cafés-cinés, aux débats élargis, avec du temps et de l’espace. L’âme de l’Arvor sera sauve, garantie sans pop-corn ! Les quatre mille ou cinq mille personnes venant aux débats associatifs sans s’acquitter d’un ticket pourront doubler grâce à tous ces réseaux (politiques, associatifs, collectifs) qui continuent de faire vivre l’Arvor et comptent sur sa qualité.
    Les Fretel abordent clairement la suite. Elle se fera sans eux, il y aura une gouvernance à renouveler, du bénévolat en soutien mais sûrement un directeur professionnel ! Tout devra changer sans que le ciné ne change, ces langues appliquées à toutes les versions du monde.
    On arrive à la fin de notre entretien. Fretel T et Fretel D sont moins modérés, le contrôle est moindre car la fatigue a gagné ! Ils ne sont soudain plus si d’accord. Les frères se toisent, s’agacent, s’interrompent, l’un regrettant que ce nouvel Arvor arrive un peu tard, « après les belles et grandes années ». Vous reconnaîtrez le pragmatisme du gestionnaire, Patrick de dire que cela va se faire, « une prouesse en ces temps de vaches maigres », calculée au centime. Dans un lieu dur et durable, beau et doux, où des nouveaux cinéphiles découvriront le monde et les plus anciens s’ébahiront de le voir sur grand écran toujours recommencer.