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Dossier
#02
Et la fac de lettres devint université
RÉSUMÉ > Jusqu’en 1967, l’université de Rennes était composée de quatre facultés, bien distinctes : les sciences, les lettres, le droit et les sciences économiques, la médecine et la pharmacie. Au lendemain de mai 1968, la loi Edgar Faure redessine le paysage. Compte tenu des effectifs prévus, elle impose à Rennes la création de deux universités. Après divers projets de recomposition, les littéraires, punis d’avoir fourni les gros bataillons de l’agitation soixante-huitarde, finissent par être mis en quarantaine. Malgré « des moyens misérables », Rennes 2 s’est progressivement engagée dans des voies nouvelles tandis que Rennes 1 a forte ment accru son potentiel de recherche. Et l’on reparle à nouveau de mariage.

     Décidément, la vie des universités est pleine de soubresauts. Au moment où le monde universitaire s’apprête à mettre en place les dispositions de la loi Pécresse de 2009 sur « les libertés et responsabilités des universités » (LRU), voilà que court l’idée d’un rapprochement des universités de Rennes 1 et de Rennes 2 pour créer une « grande-université-rennaise » à l’instar des mouvements de fusions qu’on constate dans de nombreuses grandes villes françaises… Allant plus loin, on parle même, ici ou là, d’une Université de Bretagne, qui réunirait les quatre universités actuelles de la région en une seule. Dans le même temps, on évoque le rapprochement des universités bretonnes avec celle de Nantes ou Caen, ou, tout au moins, d’étroits partenariats renforcés avec celles-ci.

     Si de tels projets devaient aboutir, cela ne constituerait qu’une série de péripéties de plus dans les phases de regroupements, de scissions ou de fusions en tous genres que les composantes de l’ensemble universitaire de la capitale bretonne ont connues depuis leur origine. Parmi ces péripéties, il en est une qui a profondément marqué, c’est celle qui a abouti à la création des deux universités actuelles, Rennes 1 et Rennes 2, et plus particulièrement à la transformation de l’ancienne faculté des lettres de la place Hoche en une université à part entière. Bref rappel de quelques faits.

     Jusqu’en 1967, l’université de Rennes, c’était avant tout quatre facultés, au sens traditionnel, avec leur doyen élu par les seuls professeurs, leur conseil de faculté, leurs enseignants classés par « rangs » bien distincts et leur gestion organisée sous la férule d’un ministère centralisateur. Ces facultés, c’était le droit et les sciences économiques ; les lettres et les sciences humaines ; les sciences ; la médecine et la pharmacie ; chacune vivait bien séparée de ses voisines, et l’Université en tant que telle n’avait que peu de poids : son conseil, composé des doyens des facultés et présidé par le recteur d’académie, aux pouvoirs bien limités, se gardait bien de toucher à ce que ses facultés considéraient comme leur « autonomie »… De ce point de vue, rien n’avait changé depuis longtemps – même si, aux lendemains de la guerre, un recteur d’académie avait lancé l’idée d’un regroupement de toutes les facultés sur un site unique, sorte de campus à l’américaine, aux abords de Rennes, pratiquement en campagne, au lieu-dit Villejean ; le projet fut vite abandonné, ne se rait-ce que parce que bon nombre d’universitaires imaginaient mal s’exiler loin des quartiers centraux…
     Pourtant, dans ces années 60, il fallut vite en convenir : alors même que les effectifs d’étudiants commençaient à gonfler, on ne pouvait plus se contenter de rafistolages et d’agrandissements sur place ; Rennes s’engagea alors dans une impressionnante série d’opérations immobilières qui ont dessiné le principal du paysage des infra structures universitaires d’aujourd’hui. À l’est, a surgi l’immense campus de Beaulieu, richement doté parce que l’essor des sciences était devenu un impératif national puissant : la faculté des sciences s’y transféra en 1965. À l’ouest, fort logiquement, la faculté de médecine et de pharmacie s’installa près du centre hospitalier tandis que la faculté des lettres, quittant l’ancien séminaire de la place Hoche, vint s’implanter en 1967 entre le centre hospitalier et les barres de Villejean ; seuls les juristes entendaient bien rester en ville, abandonnant l’ancien archevêché de la place Saint-Melaine pour occuper le nouvel immeuble de la rue Jean-Macé (1962) ; les économistes nouvellement séparés des juristes, firent de même avant de rejoindre, mais beaucoup plus tard, la place Hoche (et après qu’une tentative de construction d’un immeuble en propre sur le campus de Beaulieu, dans les années 70, eût échoué).

     Cette répartition des activités universitaires en facultés bien distinctes, sur des sites dédiés, aurait pu se stabiliser de la sorte si le 12 septembre 1969, la fameuse loi Edgar Faure n’était venue modifier les contours de l’enseignement supérieur français : elle invitait les composantes des facultés, éclatées en Unités d’enseignement et de recherche (UER), à se grouper pour constituer des « universités autonomes » ; celles-ci, d’un genre bien nouveau, devaient être assez grandes pour regrouper un nombre significatif d’étudiants, mais pas trop pour rester gouvernables ; surtout, elles devaient être nécessairement pluridisciplinaires et gérées en associant les enseignants de tous rangs, les personnels techniques et administratifs, et les étudiants… À partir de là, évidemment, se poseraient avec acuité plusieurs questions centrales : combien d’universités à Rennes ? Et surtout, en mariant qui avec qui ?
     D’emblée, la solution d’une seule université, un moment évoquée, fut quasi unanimement écartée : trop grande ! Il fallait donc constituer plusieurs universités, avec les morceaux des facultés. Mais, de quelles façons ? A priori, il fut convenu que les unités issues de la faculté des sciences ou celles nées de la faculté de médecine et de pharmacie ne pouvaient pas se disperser, et qu’au fond, les deux ensembles étaient insécables. À vrai dire, les deux autres facultés n’étaient pas mieux disposées, sauf quelques sécessionnistes, à affronter les affres de la partition. Le débat restait donc entier pour définir des en sembles correspondant aux critères de dimension et sur tout de pluridisciplinarité, imposés par la loi.
     Pendant un certain temps, lors des âpres discussions menées entre responsables universitaires, on s’orienta vers l’hypothèse de trois universités, à partir d’une logique quelque peu inspirée (entre autres) par la géographie des lieux : à l’est, les sciences sur le nouveau campus ; au centre, le droit, l’économie et la gestion ; à l’ouest, les activités médicales et littéraires… Mais rien de cela n’aboutit, le ministère n’acceptant, sur la base des effectifs envisagés, que la constitution de deux universités (ce qui n’empêcha pas, mais beaucoup plus tard, dans les an nées 90, lors de l’opération Université 2000, l’évocation de la constitution d’une troisième université à Rennes, à dominante scientifique, mais ceci est une autre histoire.)
     Lorsque les manœuvres reprirent de plus belle, on admit alors assez vite le principe de deux universités, avec au départ, tout au moins, d’un côté, les juristes et les littéraires et, d’un autre, des scientifiques auxquels se seraient joints des économistes, nouvellement acquis aux dé lices des mathématiques. Mais que faire alors des médecins et des pharmaciens ? Pas question de rejoindre les scientifiques ! Encore moins, les littéraires à la rigueur, les juristes… Quelques partitions originales furent même évoquées, sans succès : les historiens venus de la faculté des lettres avaient été sollicités pour rejoindre ceux du droit ou de la pensée économique ; des géographes auraient pu se rapprocher des géologues de la faculté des sciences… Mais rien ne se fit.

Les littéraires « en quarantaine » ?

     En réalité, tout au long de ces négociations, plana, sans qu’on le dise toujours ouvertement (mais aussi par fois en le disant), l’ombre des événements de 68 : chacun les avait en mémoire, tout comme le fait que les étudiants, et même de nombreux enseignants, s’étaient trouvés aux premiers rangs des manifestations et avaient joué un rôle majeur dans l’organisation des cortèges, blocages et autres occupations. Ces considérations ont été peu écrites, mais sont conservées dans bien des mémoires… Dans les anciennes facultés, on s’était souvent braqué contre les littéraires et bien peu imaginaient de cohabiter avec ceux qui avaient mené les défilés de la contestation. C’était là l’opinion dominante chez de nombreux enseignants du campus Centre ; mais c’était aussi le sentiment de bien des responsables, de sensibilité économiste, du campus Sciences.
     Sociologie, psychologie…, autant de vocables qui faisaient peur… Sans qu’on puisse mesurer exactement la portée de telles préventions contre des littéraires si bruyants, il est incontestable qu’elles ont joué un rôle majeur dans la recomposition du paysage universitaire rennais. D’un autre côté, bon nombre de témoins de l’époque se souviennent que de nombreux enseignants et étudiants de la faculté des lettres écartaient toute hypothèse de partenariat avec les forces les plus conservatrices de l’université, et s’avouaient ne pas être trop mécontents de rester entre eux pour développer leur propre projet alternatif.
     Résultat : malgré les tentatives de conciliation menées ici ou là, on s’orienta finalement, presque sans scrupule, vers une partition assez déséquilibrée et la création de deux universités, l’une (université de Rennes) regroupant les trois facultés de droit-économie, de sciences et de médecine-pharmacie (avec 12 000 étudiants), l’autre, l’université de Haute-Bretagne (UHB) regroupant… les littéraires (avec 6 000 étudiants), isolés, comme « mis en quarantaine » et, d’une certaine façon, punis d’avoir fourni les gros bataillons de l’agitation soixante-huitarde. Seule, la philosophie choisit de rejoindre les scientifiques : choix idéologique, recherche de moyens supplémentaires, identité de démarche entre la logique et les sciences ?… On cherche encore. En tout cas, il restait que l’UHB n’était pas très pluri-disciplinaire. Mais, après tout, n’était-ce pas le cas de certaines grandes universités parisiennes ? Tout au plus, l’apport d’un institut d’éducation physique et sportive donna un aspect plus ouvert à cette université facultaire… À noter que ce type de partition, aboutissant à un certain isolement des littéraires, n’a pas été propre au site rennais et que bien des villes (Lyon, Lille, Toulouse…) ont connu des scénarios du même type…

À partir de ces regroupements, les deux universités rennaises ont connu des destins assez différents, même si dans chaque cas l’autonomie de gestion ne fut pas aussi développée que promis par la loi ; même si toutes deux ont multiplié leurs succursales sur le territoire breton, grâce à leur stratégie de « délocalisation » ; même si bien des traits de leur métamorphose ont été en réalité bien comparables.
     Ainsi, l’université de Rennes, dont les effectifs ont triplé depuis, a fortement développé son potentiel de recherche, a accru ses efforts de professionnalisation et s’est très largement ouverte au monde extérieur ; avec sa gestion plutôt décentralisée, cette université a longtemps été perçue, du moins les premières années, plus comme une juxtaposition de facultés anciennes que comme une entité nouvelle…
     De son côté, l’UHB, souvent « à partir de moyens misérables »  et confrontée à une politique du ministère largement défavorable aux disciplines littéraires et aux sciences sociales, a vu ses effectifs tripler en trois décennies. Organisée de façon assez centralisée (c’est sa taille qui largement le voulait ainsi), elle s’est progressivement engagée dans des voies nouvelles, non sans se heurter à quelques « puristes » de l’enseignement littéraire, et au risque de devoir faire marche arrière à tous moments, faute de moyens : diversification de ses filières (langues étrangères appliquées, administration économique et sociale…) ; introduction d’enseignements qui lui étaient jusque-là étrangers (mathématique, droit, économie…) dans ses filières traditionnelles (psycho, histoire, géographie…) avec l’arrivée de jeunes enseignants de l’université de Rennes attirés par le pro jet pédagogique et le mode de fonctionnement de l’UHB ; développement de créneaux entièrement nouveaux, sans équivalence dans d’autres universités de l’Ouest (musique, arts, arts plastiques, sciences de l’in formation et communication…) ; souci de la professionnalisation (création de maîtrises spécialisées, formation continue, pratique intensive des stages…) ; essor de la recherche, avec constitution d’équipes reconnues par le CNRS…
     Ainsi, « il y a belle lurette que l’UHB n’est plus enfermée dans les disciplines littéraires » et dans la prépa ration des concours d’enseignement, à ce point que les postes d’enseignants non-littéraires se sont multipliés et qu’à peine la moitié des étudiants aujourd’hui peuvent être considérés comme des « littéraires »…, ce qui n’empêche toujours pas, ici ou là, de parler de la « fac des lettres » ou de la « fac de Villejean ». Que d’énergie a dû être dépensée pour tenter d’imposer l’idée d’« une université à part entière » !  Et quelle victoire lorsque les bus rennais ont affiché « Villejean Université » sur leur pare-brise !

     Lors de la partition, les universités rennaises ont dû se trouver un nom. L’université aujourd’hui dénommée Rennes 1 s’est autoproclamée sans complexe Université de Rennes. L’autre université a choisi de prendre le nom d’Université de Haute-Bretagne (UHB). Pouvait-on voir dans ce choix de Rennes 1 se posant comme l’unique université de Rennes la volonté de se démarquer d’une image négative qui aurait été attachée à l’ancienne faculté des lettres ? N’était-ce pas le signe d’une faible considération pour les enseignements littéraires qui se limitaient, à l’époque, au latin-grec, à l’histoire-géo, aux langues et à un peu de psycho-socio ? Il est vrai que pendant des années, les relations entre les deux universités ont connu des moments difficiles, même si Rennes 1 s’est vantée d’avoir aidé Rennes 2, en lui laissant l’éducation physique et sportive ou admettant la possibilité d’ouvrir une filière administration économique et sociale1… Après tout, comme le soutiennent certains enseignants de Rennes 1, cette rivalité sourde a peut-être été salutaire pour le campus de Villejean, l’adversité lui permettant de mieux affirmer sa personnalité, avec des personnels de fortes convictions, et « d’assumer ses droits en même temps que les devoirs de ses membres ».
     Aujourd’hui, le trouble qui a présidé à la dénomination des universités est bien dissipé puisque, par décision ministérielle, en 1984, ces dénominations sont revenues Rennes 1 et Rennes 2 (notons, en passant, que les universités d’origine littéraire, en France, ne portent jamais le numéro 1, mais plutôt 2 ou 3 !)… En tout cas, à un moment où on parle du mariage des universités-sœurs, peut être verra-t-on, un jour, naître de nouveau l’université de Rennes, sans aucun numéro cette fois…