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Contributions
#08
Et pourquoi pas
un musée d’histoire
à Rennes ?
RÉSUMÉ > L’ouverture récente et spectaculaire du musée d’histoire de Nantes dans le château des ducs de Bretagne est venue rappeler que Rennes faisait partie de ces villes qui n’ont pas de musée à elles spécialement consacré. Or, l’exemple de notre voisine montre que de tels lieux pourraient bien devenir des attributs à qui prétend au rang de métropole, pour des raisons qui vont de la réflexion citoyenne sur l’espace urbain jusqu’à – il faut bien le reconnaître – la visibilité à usage promotionnel.

     L’absence d’un musée d’histoire à Rennes ne doit certainement rien au hasard et mérite un décryptage, qui vaudrait dans ses grandes lignes pour bien d’autres villes, particulièrement les capitales régionales. Reste que le cas rennais paraît particulièrement marqué.

Une absence révélatrice de l’histoire et de l’identité rennaises

     C’est ici résultat d’une alchimie complexe qui renvoie à l’histoire de cette ville et de ses élites. Celles-ci, en effet, ont longtemps été principalement allogènes: les parlementaires de l’Ancien Régime étaient bien souvent des Rennais occasionnels et leurs descendants, au 19e siècle, ont été dans la ville, selon la jolie formule de François Loyer et d’Hélène Guénée, « un peu comme les baigneurs des villes d’eau », s’y comportant « en étranger et en occupant ». En face, de plus en plus nombreux, les serviteurs de l’État venus d’ailleurs n’avaient pas plus de raisons d’entretenir une relation étroite avec une ville, qui, de plus, apparaissait à beaucoup comme froide et sans attraits particuliers. Une certaine « condatophobie » mêlée d’indifférence, sur fond de ruralotropisme des élites – relayé sans doute plus tard par le « balnéotropisme » – explique ce désintérêt pour Rennes. De manière fort révélatrice, la capitale de la Bretagne n’a que très tardivement, au milieu du 19e siècle, connu l’édition d’une histoire à elle consacrée, alors que le genre « histoire de ville » prospère en Europe depuis la Renaissance.
     De manière tout autant révélatrice, les historiens peu ou prou rennais – de Bertrand d’Argentré (1519-1590) à Arthur de la Borderie (1827-1901) – ont longtemps préféré écrire l’histoire de la Bretagne, et ceci nous met sur une autre piste explicative. À Rennes, remarquait un nouvel arrivant, tout est « de Bretagne », comme s’il fallait s’en convaincre, diront les esprits critiques… On rejoint ici le paradoxe rennais analysé par le regretté Michel Denis : Rennes, sans doute la plus française des villes bretonnes, aime avant tout se dire et se penser comme « capitale de la Bretagne ». Des décors de l’escalier de l’hôtel de ville naguère voulus par Janvier – et dont on regrette la dépose – à l’émergence, justement, d’un « musée de Bretagne » plusieurs années avant les lois de décentralisation, en passant par la politique de Mgr Brossays Saint-Marc (dont la cathédrale porte le témoignage à travers sa cohorte des saints bretons), ou l’érection du « parlement de Bretagne » en totem de la ville, les indices ne manquent pas qui attestent que celle-ci aime à lire d’abord et avant tout son destin et son identité non pas centrée par elle-même – sur le modèle de la cité-État, comme Nantes –,mais ouverte sur sa région, quitte à s’éclipser derrière celle-ci.

     L’explication serait peut-être incomplète si on omettait un dernier facteur, moins aisé à saisir. En reprenant l’analyse d’Edouard Pommier au sujet de la naissance des musées de province, on peut se demander si dans cette ville, on n’a pas particulièrement tardé à « renoncer au dogme traditionnel de la supériorité de l’écrit sur l’objet ». Rennes, ville de magistrats, d’avocats, de religieux et plus récemment de professeurs est en effet d’abord une ville du livre. La crispation actuelle de certains au sujet de la politique municipale en matière de bibliothèques en est peut-être le plus récent témoignage. Et l’absence étonnante – pour ne pas dire scandaleuse – de réel muséum d’histoire naturelle en est un autre sans doute. Rennes, avec un musée des beaux-arts, un musée de Bretagne et un écomusée, et qu’elle que soit les qualités de ces établissements, n’est pas vraiment une ville de musées. Toutefois, l’ouverture de l’espace Ferrié, celle annoncée du Frac, les projets autour des collections scientifiques de Rennes 1 ou encore la salle de géologie armoricaine de l’Espace des sciences montrent que les choses sont peutêtre en train de changer.

     Au titre des évolutions perceptibles figure également l’intérêt croissant pour la ville, son histoire et son patrimoine. Indice qui ne trompe pas, les livres sur Rennes se font plus nombreux depuis une bonne dizaine d’années, avec, comme symbole, la publication d’une première histoire de Rennes pour les enfants, directement inspirée de celle que j’ai eu l’honneur de co-diriger avec Alain Croix et Michel Denis. À l’heure de la civilisation urbaine, le nombre de gens soucieux de comprendre un espace – et un type d’espace – où de plus en plus d’entre eux sont nés et vivent, s’accroît naturellement.
     En même temps que l’offre bibliographique, l’offre muséographique s’étoffe elle-aussi. Il n’y a certes pas de « musée d’histoire de Rennes », mais il est des lieux où l’on donne à voir cette ville et son passé. C’est bien entendu tout d’abord le musée de Bretagne, qui expose nombre d’éléments liés à la ville, depuis les vestiges de l’ancienne Condate jusqu’aux espaces dédiés à l’affaire Dreyfus. Toutefois, le propos général de l’exposition permanente reste tendu vers la problématique régionale, comme en atteste son titre: « Bretagne est univers ». Rennes apparaît donc surtout au travers d’expositions temporaires, comme celle récemment consacrée à Odorico. On retrouve une configuration légèrement comparable à l’écomusée du pays de Rennes, où quelques éléments sur l’habitat de Rennescentre ou sur les encaveurs viennent compléter un ensemble orienté prioritairement vers la ruralité, même si c’est en relation avec la ville. Un autre lieu est la chapelle Saint-Yves, où une très instructive exposition permanente éclaire l’histoire urbanistique de la ville. D’autres lieux peuvent être cités, comme le Centre d’information sur l’urbanisme, dont le propos tendu vers le Rennes contemporain ne fait pas l’économie de l’interrogation du passé. Ajoutons que, bientôt, le couvent des Jacobins devrait accueillir un espace dédié à l’histoire du lieu. Enfin, de multiples bornes signalétiques aident, ici ou là, à expliquer les lieux et leur passé.
     L’histoire de la ville est donc présente, offerte aux habitants comme aux touristes, mais de manière éclatée en une multitude de lieux. Est-ce grave? C’est disons gênant. En effet, une ville est un système complexe, fruit d’une accumulation qui nécessite d’être explicitée dans un lieu unique qui donne de la cohérence, hiérarchise, illustre, distingue l’extraordinaire et le révélateur, l’étonnant et le banal et, si possible, fait réfléchir. Un lieu complémentaire au livre, dédié à ce que ce dernier ne peut offrir: le rapport sensible à l’image et à l’objet. Un lieu ouvert aux citoyens résidents comme aux touristes de passage, à la fois outil au service du décryptage de la cité, et, pourquoi pas en effet ? à l’image de ce qu’est le château de Nantes, un outil promotionnel intelligent pour la ville.

Et puisque le palais Saint-Melaine est en vente…

     Il faudrait donc un lieu. Disons-le d’emblée: l’idéal aurait bien entendu été le parlement de Bretagne. Si, dans le cas présent, l’auteur de ces lignes, historien des institutions et citoyen-justiciable sensible aux symboles et aux continuités, ne peut que se réjouir de voir que depuis son inauguration en 1655 ce lieu est dédié à Thémis, le même ne peut que regretter, dans une perspective patrimoniale, que cet édifice remarquable ne soit pas dévolu à l’histoire de la ville. Le Parlement aurait pu, un peu à la manière du château de Nantes, être la locomotive touristique qui fait si grandement défaut à la capitale bretonne, et illustrer de manière exemplaire la dualité de cette cité, à la fois bretonne et française, ville de pouvoir et de savoir (puisque c’est parce qu’elle était parlementaire que Rennes est devenue universitaire). Un autre lieu de premier ordre aurait pu être le couvent des Jacobins, mais il fut longtemps promis au musée des beaux-arts, avant d’être malheureusement voué à ce que l’on sait. Parmi les autres lieux, citons également le palais Saint-Georges ou l’ancienne faculté des sciences, ou encore… le palais Saint-Melaine.
     Arrêtons-nous un instant sur ce dernier, qui vient d’être mis en vente par l’État et se trouve donc sur le marché (à l’heure où nous écrivons ces lignes). Moins spectaculaire que d’autres édifices cités plus haut, mais non sans atouts – et pas sans charme non plus, avec en particulier son jardin – le palais abbatial de Saint-Melaine pourrait en effet très bien accueillir un musée d’histoire de Rennes de taille raisonnable. Construit au pied d’un des plus anciens édifices de la ville, et à l’entrée de ce grand lieu de passage qu’est le Thabor, il a été siège de l’intendance, de l’archevêché, mais aussi musée, faculté de droit, et récemment rectorat. Pouvoir et savoir, là encore.
     Certes, on objectera avec raison qu’un tel lieu n’est pas en mesure de rivaliser avec le château de Nantes. En fait, le modèle est ici davantage à aller chercher à Lyon, où le musée Gadagne, qui vient d’être rouvert, est lui aussi dans un palais urbain. On pourrait également très bien imaginer que le palais Saint-Melaine s’inscrive dans un parcours, en s’inspirant ici de ce qui a été réalisé à Strasbourg, où le musée d’histoire de la ville entre en écho avec le palais Rohan, le musée alsacien et l’OEuvre Notre-Dame. À Rennes, pourquoi ne pas imaginer à la lumière de cet exemple, une mise en réseau qui associerait les musées des beaux-arts et de Bretagne, l’écomusée de la Bintinais, la chapelle Saint-Yves et les Jacobins au musée d’histoire de Rennes ? Ajoutons en passant qu’il ne serait peut-être pas inutile d’en profiter pour réfléchir à l’avenir des Portes Mordelaises, ce haut lieu de l’histoire de la ville aujourd’hui si tristement délaissé.

Quelles collections pour quelles thématiques?

     Reste une question cruciale : que mettre dedans ? Certes, Rennes n’a pas, comme Strasbourg, un plan relief qui puisse être le coeur du musée, mais, outre le fait que rien n’est ici impossible – pourquoi pas un plan-relief moderne utilisant le cas échéant les nouvelles technologies ? – cette absence peut être une chance, dans la mesure où elle oblige à un meilleur équilibrage, et sans doute aussi à une réflexion plus poussée, tant il est vrai que le bel objet tête de proue peut être jusqu’à un certain point aussi un handicap.
    Sans exclure bien entendu l’évocation des grandes heures qui ont fait l’histoire de la ville (des sièges médiévaux à la Libération en passant par les chouans de la Mabilais et les ouvriers de l’Arsenal), évoquons quelques pistes complémentaires de ce qui existe déjà. La principale et la plus évidente avait déjà été envisagée par Jean-Yves Veillard, qui avait souhaité un pendant urbain à l’écomusée de la Bintinais. La dynamique recherche sur l’histoire de la culture matérielle à Rennes 2 pourrait ainsi ici être utilement mobilisée dans cette perspective. Qu’en est-il ainsi par exemple de l’histoire des vêtements, de l’alimentation, du mobilier, du chauffage, du luminaire, ou encore de la problématique « conquête de l’intime », dans une ville qui semble avoir tardivement adopté la séparation des espaces domestiques ?
     Non sans lien, un des points forts actuels des études sur Rennes tourne autour de ce qui a trait au bâti et à l’urbanisme, et il serait intéressant de valoriser le savoir accumulé sur le sujet. Ainsi, en s’inscrivant dans la voie ouverte par l’exposition permanente de la chapelle Saint- Yves, un tel musée pourrait être un excellent lieu d’exposition (et de réflexion) sur ce qu’est une ville européenne. Le volontarisme des autorités en la matière depuis le 18e siècle (incendie oblige) fait de Rennes un observatoire privilégié sur ces questions. Au-delà, c’est toute la question de savoir comment une ville qui aurait pu n’être, selon le mot assassin de la marquise de Sévigné, que Vitré, qui n’avait pas d’atouts particuliers pour être grande, l’a finalement été.

     Une autre piste est celle de l’histoire religieuse, dont on sait qu’elle a été et qu’elle est encore un axe majeur de la recherche historique faite à Rennes 2, ceci entrant en écho avec le fait que Rennes comme bien des villes, notamment dans l’Ouest, a été durablement et fortement marquée par la présence du catholicisme, perceptible dans une multitude de domaines (enseignement, santé, social, presse, etc.). Or, il n’échappera peut-être pas à l’observateur attentif que, à Nantes, le musée du château n’a pas mis l’accent sur cet aspect de l’histoire de la ville. Rennes se distinguerait en s’ouvrant, dans l’ancien palais abbatial devenu plus tard archiépiscopal, à cette thématique, la reliant à la passionnante question de la place du religieux dans l’espace public, dont le moins que l’on puisse dire est qu’il s’agit d’un enjeu majeur du monde contemporain. Peut-on raisonnablement lui tourner le dos?
     Par ailleurs, le travail d’iconographie réalisé récemment par Jean-Yves Veillard pour l’Histoire de Rennes est venu montrer, de manière totalement inattendue, qu’il existait nombre d’images et d’objets peu ou pas connus, et qu’on aimerait bien découvrir de visu. Récemment, par ailleurs, la mise en dépôt à l’église Saint- Germain de tableaux sortis des réserves du musée des beaux-arts et provenant d’anciens couvents de la ville saisis à la Révolution a montré qu’il y avait là une piste qui n’était pas sans intérêt, loin de là. En effet, il existe des oeuvres qui ne peuvent prétendre être accrochées au musée des beaux-arts entre le Nouveau-né de La Tour et la Baigneuse de Picasso, mais, constituant des documents historiques, méritent mieux que la conservation dans des réserves. Ajoutons enfin sur ce chapitre qu’un tel musée permettrait de redécouvrir les peintures « locales » du 19e siècle qui ont récemment disparues des salles du musée des beaux-arts, au grand regret de beaucoup d’habitués du lieu.

Un lieu dédié à l’intelligence urbaine

     Est-ce qu’il faudrait aussi envisager d’accueillir en ce lieu le muséum d’histoire naturelle, lointain héritier du cabinet de curiosités du président de Robien, en s’inspirant ici du muséum de la Rochelle, rénové en 2007, et qui occupe l’ancien hôtel du gouverneur? La question mérite d’être posée, tant l’enjeu serait stimulant, surtout si on acceptait un propos orienté vers l’histoire des sciences à travers celles des collections.
     Bref, c’est un lieu dédié à l’intelligence urbaine qu’il faudrait promouvoir, un lieu, qui de plus, gagnerait à accueillir des associations à visées historiques et patrimoniales, mais aussi un lieu qui pourrait faire l’interface avec l’université, et en particulier avec ses composantes orientées vers les sciences sociales et les arts, en accueillant journées d’études, conférences ou séminaires. Bref, une véritable Maison de la ville pourrait être envisagée de manière connexe, qui permettrait de donner davantage de corps à la proposition faite il y a quelques années par Edmond Hervé aux historiens de s’investir davantage dans la vie de la Cité, historiens qui auraient plaisir à le faire en lien avec d’autres.
     À Daniel Delaveau, qui semblait indiquer il y a peu qu’il n’imaginait pas des musées « à tous les coins de rue », disons pour tenter de le rassurer que la ville et la « métropole » dont il a la gestion auraient tout à gagner à un tel équipement qui associerait intelligence citoyenne, réflexion scientifique et jouerait un rôle au service d’une attractivité touristique dont on a pu lire dans les colonnes de cette revue qu’elle était encore perfectible.
     Aux différents conservateurs, que l’on comprendrait aisément méfiants envers une institution susceptible de bouleverser les territoires actuels, disons que le plaisir que nous avons toujours eu à travailler avec eux nous laisse assez confiant sur l’avenir d’une idée qui permettrait de placer les musées plus que jamais au coeur de la cité, au service du bien commun qui nous anime tous.
     Et à mes amis historiens, qui, en ces lendemains de « débat » sur l’identité nationale sur fond de projet de musée d’histoire de France, pourraient légitimement se méfier d’une telle initiative, je rappellerai que l’histoire ne s’écrit pas que dans les livres, qu’elle se nourrit plus que jamais d’objets et d’images, et qu’il nous faut d’autant plus relever le défi du décryptage de la Ville, que celle-ci est devenue tout simplement le premier lieu de vie de nos contemporains. Il y a là à l’évidence tout un champ d’expertise dont les enjeux dépassent de beaucoup l’horizon constitué par la rocade.