Dans un rapport publié en 2006, les Nations Unies font état de 200 millions de migrants dans le monde. En tête des pays d’accueil, sans surprise, on retrouve les États-Unis d’Amérique avec 20 % du nombre total et plus surprenant pour nous, la fédération de Russie avec 6 % et l’Inde avec 5 %. Dans les dix pays de tête avec 3 %: la France et le Canada. Pour les Français, la terre d’émigration favorite est le Québec.
« Dans la province francophone du Canada vit la plus forte communauté française au monde, hors d’Europe », constate Pierre Robion, consul général de France à Montréal . « Sur les registres consulaires, 48 000 Français sont inscrits. Ils seraient le double à être installés au Canada, principalement au Québec ». Et les Bretons? « Intuitivement, je peux dire qu’ils sont de plus en plus nombreux, mais la Bretagne n’est pas historiquement le bassin d’émigration vers la Nouvelle France. C’est la Normandie, le Poitou, la Charente et un peu les Ardennes. » Ils étaient quelque 65 000 colons, en 1759, lors de la conquête par les Britanniques de la colonie française. « Les immigrants ont longtemps fermé la porte de la France derrière eux ; aujourd’hui, la plupart vivent une expérience: ils restent un an, cinq ans puis repartent ».
Selon l’adage « les voyages forment la jeunesse », la frénésie a saisi les étudiants français. « Au Québec, ils sont plus de 7 000, ce qui est beaucoup. 80 % participent à un échange pour une période courte dans le cadre d’accords signés entre les universités, ». 20 % suivent un cursus complet, post-bac ou après un diplôme universitaire obtenu en France. Être titulaire d’un diplôme québécois favorise l’obtention de la résidence permanente. Pour autant, l’aventure urbi et orbi ne se résume pas à L’auberge espagnole du réalisateur Cédric Klapisch. « Avec un certain nombre de pays dont le Canada, nous avons conclu des accords bilatéraux portant sur les échanges hors études », commente le consul général. « En 2003, nous avons institué un visa particulier entre nos deux pays pour les ressortissants âgés de 18 à 35 ans. Pendant un an, ils peuvent travailler ou pas. » Un quota de 14 000 Programmes Vacances Travail est délivré chaque année. Le PVT a valeur de test pour ceux qui envisagent de s’installer au Québec.
Les questions de l’immigration sont une compétence fédérale, canadienne, avec des nuances pour la Belle Province, liée au contexte francophone. Des points sont attribués à chaque futur immigrant selon des critères d’âge, de niveau d’études et en fonction du marché du travail. C’est le principe de l’immigration choisie: « Le Canada accueille des personnes avec un bagage universitaire ou technique, mais les diplômes ne sont pas tous reconnus », souligne le consul général. En 2008, était signée entre les deux pays une entente sur la reconnaissance des qualifications professionnelles. Les ordres professionnels ont depuis entamé des négociations pour conclure des Arrangements de reconnaissance mutuelle (ARM). Sont concernés les médecins, les infirmières, les sages-femmes, les avocats, les architectes, les carreleurs, les couvreurs, etc. Cette réalité est l’un des premiers chocs culturels des immigrants français. Pays francophone certes, mais so british par bien des aspects. Une gymnastique quotidienne que connaissent les quatre Rennais rencontrés à Montréal : Léna, Clémence, Claudine et Laurent.
Léna Tocquer vit à Montréal depuis août 2008. « J’avais repéré un programme d’études de journalisme à l’université du Québec à Montréal, l’Uqam. J’étais attirée par ce mélange francophone et anglophone, mais aussi par la culture et la musique underground qui me semblaient développées et dynamiques. »
Nullement dépaysée, elle s’est intégrée facilement. « Je m’étonne toujours d’être à 6 000 km de Rennes, car je ne vois pas tant de différences. » Ce qui la frappe en rentrant à Rennes, ce sont les distances, la proximité de tout. « J’ai aussi l’impression avec le recul de ne pas avoir exploré cette ville comme je l’ai fait avec Montréal, considérant que je la connaissais suffisamment pour y être née. »
Et que ramènerait-elle dans ses bagages ? « La profusion d’événements et de festivals montréalais, même si Rennes n’est pas en reste. » En riant elle ajoute: « Je ramènerais un crazy carpet parce que c’est fun », une carpette pour glisser sur la neige. Avec malice, elle sourit: « Je ramènerai Sébastien, mon « chum » ». À son ami québécois, elle aurait fait découvrir « l’ambiance singulière de certains lieux comme le 1929, ce p’tit bar qui a fermé, ou encore le vieux Rennes, ses maisons à colombages et ses rues pavées qui n’existent pas ici. Avant de vivre à Montréal, je ne voyais pas comme une richesse ce rapport à l’histoire des lieux qui continuent de vivre, car le centreville n’est pas un musée ».
Pour autant, elle refuse de tomber dans le piège des comparaisons : « Ce sont deux mondes. Quand je suis dans l’un, je fais le sacrifice de l’autre sans m’y rattacher. C’est une démarche positive, je ne veux pas être dans le regret de ce qui me manque d’un côté comme de l’autre. À Montréal, je ne cherche pas les mêmes choses qu’à Rennes! » Amusée, elle dit: « J’ai intégré facilement l’idée de manger des crudités, voire des haricots verts crus, pour les collations comme le font les étudiants à 10 h et 15 h. »
Elle explique aussi avoir pris conscience du fameux accent français: « Certains sont très prononcés et je trouve le mien parfois excessif. Sans nous en rendre compte, on en fait trop. Ici, on dit souvent que notre accent est prétentieux, je peux le comprendre! » L’humilité est le terreau de son intégration: « Il y a des deux côtés des beautés et des laideurs. Chacun à ses manières de vivre. Je suis dans la dissociation des deux plutôt que dans l’association ».
Laurent Viel a atterri à Montréal « la veille du premier jour de neige », en novembre 2009. Chargé d’études à Rennes Métropole, il a pris une disponibilité pour préparer à l’université de Montréal un doctorat d’urbanisme et d’architecture. « Montréal est une ville plus importante en taille certes, mais composée de petits villes. On passe à pied, à vélo d’une ambiance de quartier à l’autre, du village au centre urbain. Les Montréalais présentent leur ville comme petite, mais ils sont tout de même 1,7 million à l’habiter et 3,5 millions, en incluant l’agglomération ».
Sur la manière de construire la ville, Laurent dit ne pas avoir assez de recul. « On retrouve le même type de services municipaux que chez nous. Le bureau des Grands projets pourrait s’apparenter au service des Études urbaines de Rennes Métropole. Il y a aussi des analogies avec nos règlements. »
Mais il perçoit déjà quelques différences: « À Rennes, la puissance publique maîtrise la politique d’urbanisme et cadre la forme urbaine. Ici à Montréal, la Ville est en retrait et la place laissée à l’initiative privée est grande. Ce qui diffère, et là je vois l’influence nord américaine, c’est l’implication forte des communautés d’habitants. » Une approche que le doctorant ramènerait bien dans ses bagages: « Dans les grandes politiques urbaines, les pouvoirs publics sollicitent l’Office de consultation publique de Montréal pour associer les citoyens. L’OCPM a un rôle d’expertise et ménage une distance entre les citoyens à consulter et les élus appelés à prendre une décision à la lumière de la consultation publique. Il n’y a pas d’affrontement direct et de nombreux sujets sont abordés ». Cette façon d’associer les citoyens de façon responsable et transparente au processus décisionnel relatif à un projet urbain structurant est souvent présentée par les Montréalais comme une forme de gouvernance démocratique, à resituer néanmoins dans un urbanisme libéral.
Par ailleurs, Laurent imaginait trouver de « beaux espaces publics ». « Ce n’est pas le cas. Cette ville, francophone et anglophone, balance entre l’Amérique et l’Europe, entre le laisser-faire et l’interventionnisme. Le paradoxe, c’est ce côté désordre avec les fils électriques qui pendent, les sacs de détritus sur les trottoirs, les maisons avec des bouts de tôle… » Autre surprise: « Je n’ai pas vu de « beaux » bâtiments. Les Montréalais trouvent ancien ce qui est pour nous récent. Il n’y a pas pour moi d’identité à travers l’architecture. C’est le patrimoine culturel, immatériel, humain qui fait la richesse de la ville ». Il évoque l’histoire emblématique du quartier des spectacles. « Au cours des années 30, avec la Prohibition aux États-Unis, les Américains venaient y faire la fête. Il y avait des maisons closes et des spectacles burlesques. Cette tolérance et cette permissivité ont fait de Montréal la ville culturelle ouverte qu’on connait. Le ciment de Montréal, c’est la multi-ethnie! ».
Clémence Hugo est arrivée en décembre 2009, un Programme Vacances Travail en poche. « Je m’occupais des expositions et des concerts au Parlement de Bretagne. Trouver l’équivalent n’était pas facile, je me suis dit pourquoi pas le Québec! » Deux semaines après, elle avait un poste. « C’est le côté Américain du nord: si tu peux perdre ton emploi facilement, tu peux aussi le trouver facilement. C’est moins stressant et angoissant de chercher. »
Pendant six mois, elle a travaillé au sein du Festival de musique de chambre. « J’ai appris beaucoup sur le libéralisme et la place du mécénat. Dans l’absolu, je n’aspire pas à un monde fondé sur ce système, mais les règles sont moins contraignantes. » Pour financer le festival, un gala est organisé chaque année: « L’entrée est de 300 dollars. Les acteurs du milieu économique réservent une table pour inviter leurs clients. » Clémence a organisé l’encan: « Des biens et des services donnés par des hôtels, etc. sont mis aux enchères écrites. Une forme de pub auprès des 250 partenaires économiques présents ». Résultat : une manne de 20 000 dollars pour le festival ! « En France ? Il faudrait un huissier ! C’est aussi une question de mentalité. Ici, on adore le côté gala. De plus, les acteurs économiques sont souvent membres d’un conseil d’administration d’évènements culturels ou sportifs. Cela fait partie de leur rayonnement professionnel. » Les subventions publiques sont inférieures au mécénat qui dépasse 50 % du financement. « Nous n’aurons pas d’autres choix que d’y venir ! ».
Cette liberté d’entreprendre, Clémence la voit aussi dans l’usage qui est fait du domaine public: « Nos vide-greniers se font dans un cadre, celui d’une braderie collective. Ici, si tu veux vider ton garage, tu te mets sur le trottoir et tu vends, personne ne te dira rien. Il y a une appropriation de l’espace public que je ne retrouve pas à Rennes ». Elle évoque les pistes cyclables nombreuses et adaptées, les espaces verts, les parcs urbains. « Le Thabor est joli, mais personne ne peut se l’approprier. À Montréal, le parc Lafontaine ou Maisonneuve sont vivants. Il y a des tables de pique-nique autour desquelles les habitants discutent tard le soir. Ils font du sport, de la musique. En ville, sans jardin ni terrasse, cette convivialité est appréciable. »
Un fair-play et un civisme détendu qui se vivent, au quotidien, dans les files d’attente toujours respectées et dans l’attention portée à l’autre. « Le soir, les femmes seules peuvent demander au chauffeur de bus de stopper entre deux arrêts pour se rapprocher de leur domicile. On pourrait faire cela à Rennes ! ».
Claudine Delierre est désormais citoyenne québécoise. « Je m’étais donnée une année. Dix-sept ans après, je me surprends à être encore là »! À Rennes, pour l’Institut breton d’éducation permanente, elle accompagnait les jeunes dans une démarche d’intégration professionnelle. « En arrivant ici, tu ne peux pas prétendre à un job similaire. Il faut s’imprégner du marché du travail, des techniques… » Elle a suivi un parcours type: l’aide sociale, un programme de retour à l’emploi, un emploi aidé, le chômage et différents emplois.
« Depuis deux ans et demi, je travaille dans la Corporation économique communautaire du quartier de Rosemont- Petite Patrie . Une structure de développement de l’économie locale qui accompagne les commerçants pour vitaliser leur commerce et les entreprises, dans leur installation et leur développement. » L’emploi de Claudine dépend des subventions versées. « Les emplois pérennes n’existent pas. Cela ne m’insécurise pas. J’ai connu des situations d’emploi où il faut savoir rebondir » Et d’affirmer: « À Rennes, c’était pour moi très confortable, je ne me posais pas de question. Être confrontée à de réelles difficultés m’a permis de trouver les forces pour oser, essayer et foncer ! ».
Claudine n’est pas « québécoise de longues racines », mais elle est et restera « une immigrante ! » Pays de conquêtes et de colonies, le Québec c’est l’histoire d’une minorité de francophones au milieu d’une majorité d’anglophones. Cette minorité a peur de voir disparaître sa langue et sa culture, mais les Québécois peinent à affirmer clairement leur identité auprès des immigrants.
C’est tout le débat de la commission Bouchard-Taylor » . L’interculturalisme, en tant que politique d’intégration, n’a jamais fait l’objet d’une définition complète et officielle. « Nous sommes dans une société de consensus. Il ne faut pas déplaire. L’Ontario a évoqué l’idée de se référer à la Charia pour les immigrés musulmans. Incroyable! » L’acceptation de l’immigré, malgré les apparences consensuelles, ne va pas de soi. « Dans les quartiers de Montréal autres que le centre, les employeurs évitent de travailler avec des migrants pour ne pas être confrontés à des problèmes. Sauf qu’avec la pénurie de main d’oeuvre, il faudra l’envisager. Ils ont du mal à définir ce que sont les valeurs de leur entreprise et à fixer ce qui est toléré ou pas. »
Pour Claudine, le chemin doit se faire des deux côtés. « Ceux qui émigrent pour des raisons purement économiques n’anticipent pas les bouleversements à venir. Leurs femmes ont plus de libertés, les enfants reconnaissent le drapeau du Canada et pas celui de leur pays d’origine. Ici, le taux de divorces des immigrés est important ». Claudine ajoute: « Ce n’est pas vrai que tu peux prétendre faire une immigration économique et calquer ton modèle dans le pays où tu arrives ». Au Québec, elle salue les initiatives prises pour poser les premiers repères. « Il existe des jumelages interculturels. On « jumèle » un immigrant avec un Québécois, par affinités, pour qu’ils échangent sur leurs centres d’intérêt. L’immigré s’ouvre à la société d’accueil qui s’ouvre à l’immigré ». Une façon de s’intégrer plus facilement et de gagner du temps dans la compréhension du pays d’accueil. « Au début, tu as besoin de repères. Tu les trouves avec les immigrants de ta communauté. Tu gardes ces liens jusqu’au moment où tu comprends que tu les as seulement par le fait d’être immigrant… Aujourd’hui, mes amis sont Québécois. »
À l’ère de la mobilité internationale, chaque candidat au départ devrait écrire dans son livre de bord les propos de l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier: « On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait, ou vous défait ». Si la mutation de l’immigrant est une historiette intime, celle-ci contribue tout autant à transformer l’histoire du pays d’origine que celle du pays d’accueil. C’est, d’une rive à l’autre, à travers les chocs culturels porteurs de débats passionnés que se jouent ces transformations.