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Dossier
#35
Faire la ville autrement grâce à l’urbanisme tactique
RÉSUMÉ > L’urbanisme tactique est né en 2005 à San Francisco, sous l’impulsion d’un collectif d’habitants, d’artistes et d’urbanistes. Théorisé par l’urbaniste américain Mike Lydon, il repose sur trois principes : l’intervention à petite échelle, le court terme et le « low cost ». À travers plusieurs exemples français et étrangers d’aménagement suivant ces critères, voici comment cette approche originale fondée sur l’expérimentation pourrait utilement trouver un écho dans la métropole rennaise.

     À l’image des métropoles françaises et européennes, Rennes doit conjuguer talents et créativité, histoire et innovation, proximité et rayonnement afin de relever le défi de la conception de la ville de demain.
    Les défis urbains d’aujourd’hui doivent trouver réponse dans une nouvelle façon de concevoir et de planifier l’espace qui mise sur l’expérimentation et passe par l’appropriation des citoyens facilitateurs des projets et prêts à « booster leur ville ».
    Par des initiatives locales, nombre de villes ont saisi des opportunités et mettent l’humain au coeur du projet. Approches souvent modestes, à la fois itératives et interactives, elles permettent de donner du sens à « l’urbanisme des usages », de renforcer la démocratie participative et le sentiment d’appartenance à sa ville, à son quartier.
    Contrairement aux idées reçues, ces nouvelles pratiques de la ville laissent toute leur place aux élus, garants des investissements effectués sur le territoire. Ils accompagnent, voire impulsent une dynamique, relayée par les acteurs de terrain souvent organisés en « collectifs » avec lesquels s’instaure une vraie relation de confiance. Le rapport à l’urbanisme change, le rapport aux habitants est réinventé.

     L’urbaniste Jean-Pierre Charbonneau déclarait en juin 2007 : « Le temporaire et le provisoire sont hors de nos cultures professionnelles, ils sont pourtant un des traits de l’activité humaine. »
    Dans une Europe en crise, où les préoccupations écologiques et économiques vont croissant et le désir de travailler autrement s’exprime davantage, le développement urbain par l’expérimentation connaît un essor constant.
    Impulsé en 2005 à San Francisco par le collectif Rebar et théorisé ensuite par l’urbaniste, auteur et activiste américain Mike Lydon, l’Urbanisme tactique repose sur trois principes : l’intervention à petite échelle, le court terme et le « low cost ». Le choix de projets limités dans l’espace et dans le temps permet de démultiplier les expérimentations, de circonscrire le risque et de disposer rapidement de résultats permettant de corriger l’action. La notion de « low cost » réduit le risque et donne accès à une palette d’acteurs diversifiée. Enfin, la vitesse d’exécution des projets permet de maintenir la mobilisation, tout en donnant toute sa place à la démarche d’expérimentation où l’erreur est autorisée.
    L’urbanisme tactique est une démarche qui reste cependant encore majoritairement anglo-saxonne. Le terme est régulièrement associé aux expressions « acupuncture urbaine » et « pré-vitalisation urbaine ou commerciale ». Les projets peuvent être intégrés au tissu existant dès lors qu’on parle d’urbanisme « curatif » et répondre à un problème spatial. Ils peuvent aussi accompagner un projet urbain et être à l’origine d’une future programmation urbaine. Dans les deux cas, ils font référence à la notion de « ville agile », capable d’évoluer et de s’adapter en fonction des besoins.

Aller voir ailleurs comment se fait la ville

     Les villes américaines ont été pionnières dans ce type d’actions innovantes et collectives, car traditionnellement, l’État américain et les collectivités investissent moins que leurs homologues européens pour mettre en valeur l’espace public. Ceci explique pourquoi les citoyens nord-américains ont l’habitude de faire les choses par eux-mêmes (c’est le fameux modèle DIY, pour Do It Yourself).
    En Europe, depuis 1990, la ville de Barcelone aménage ses espaces publics comme son infrastructure principale. Le choix est donné aux quartiers de développer leur propre mobilier urbain, cela participe d’une forme d’éclectisme culturel et créatif qui caractérise désormais la capitale catalane. Urbanistes et designers collaborent afin d’expérimenter de nouvelles pratiques, de nouveaux concepts.
    Alors que l’artiste nous invite à remettre en question notre compréhension de la réalité, l’urbaniste se voit confier la mission d’élargir le champ des possibles pour enrichir le processus de fabrication de la ville.

     Port historique, Nantes s’inscrit dans une relation toute particulière avec la botanique. Souvent décrite comme « ville arboretum », ce n’est donc pas un hasard si la ville est à l’initiative des Floralies Internationales depuis 1956. Cette riche armature végétale urbaine conjuguée à celle de la Loire lui a valu l’honneur d’être désignée Capitale Verte européenne en 2013.
    Depuis une dizaine d’années, l’innovation « à la nantaise » se traduit notamment par l’implication du Service des Espaces Verts et de l’Environnement (SEVE) dans diverses actions culturelles. Désormais associé au service culturel, il participe à l’élaboration de la stratégie de communication de la métropole nantaise. Cette image mêlant culture et nature a abouti à des collaborations régulières avec l’équipe du « Voyage à Nantes » qui coordonne notamment le parcours artistique dans la ville chaque été. Le SEVE a ainsi participé aux manifestations des Machines de L’île, avec l’Aéroflorale.
    Un bureau d’étude interne au SEVE a même été créé afin de proposer des actions innovantes en matière d’aménagement paysager et de médiation culturelle sur l’espace public. Cette « cellule événementielle » fonctionne sous l’impulsion du directeur des espaces verts, Jacques Soignon, qui défend cette vision quelque peu atypique au sein des services municipaux. La cellule travaille avec les services culturels et reste force de proposition dans sa collaboration avec des artistes. Les élus et la direction générale de l’aménagement soutiennent ces actions très appréciées des habitants et sources de notoriété pour la ville. En 2010, le SEVE transforme des espaces verts sous-utilisés à proximité de plusieurs stations de tramway en « stations gourmandes », sortes de « vergers urbains » où il est possible de venir pique-niquer sur de grandes tables disposées entre les allées de fruitiers. Le succès de l’installation fut tel que ce projet éphémère s’est inscrit dans la durée.

     À l’occasion de Nantes Capitale verte européenne 2013, le SEVE a également végétalisé des rues du centre historique à l’aide de « big-bags » plantés. Peu coûteuse, cette opération de « verdissement décomplexé » a eu impact très positif auprès des habitants malgré les quelques places de stationnement occupées. Autre curiosité du circuit du Voyage à Nantes, les îles végétalisées ancrées dans le port sur l’Erdre mettent en scène l’expression d’un « désir de biodiversité » en milieu urbain. Ces petites actions ponctuelles reprennent les principes de l’urbanisme tactique. Peu coûteuses et faciles à mettre en oeuvre, elles ont rencontré un franc succès.
    Plus récemment l’artiste illustrateur Claude Ponti a été invité à investir le Jardin des Plantes pour créer plusieurs oeuvres retraduisant son univers. Sa fréquentation n’a jamais été aussi élevée : 1,8 million de visiteurs y sont venus en 2014. Le mobilier loufoque de Ponti et son poussin géant en mosaïculture font désormais partie des nouvelles attractions de la ville.
    À Rennes, le site des prairies Saint-Martin pourrait lui aussi accueillir des démarches comme celle de l’artiste Patrick Dougherty qui créa l’événement en 2014 autour de ses structures végétales dans les douves du Château des Ducs de Bretagne. Pourquoi ne pas inviter l’artiste et architecte Luc Schuiten à s’approprier le territoire de la métropole et y créer des lieux où le végétal suscite l’intérêt et améliore le cadre de vie ?

     À Lisbonne, le Programme BIP/ZIP (Bairros e Zonas de Intervenção Prioritária / Quartiers et zones d’intervention prioritaire) a été mis en place par la municipalité en 2009. L‘initiative menée dans le cadre du Programme local pour l’habitat (PLH) a pour objectif d’encourager le partenariat et les petites mesures locales pour une amélioration du logement. Le programme soutient les projets locaux qui contribuent à renforcer la cohésion sociale et territoriale dans le voisinage. En 2013, 108 dossiers de projets ont été adressés à la plateforme BIP/ ZIP parmi lesquels 49 projets ont été sélectionnés, soit un budget de 2 millions d’euros. En juillet 2013, le programme BIP/ZIP s’est vu couronner du Prix de la meilleure pratique dans le domaine de la participation des citoyens décerné pour la septième fois par l’OIDP (Observatoire International pour la démocratie participative). À chaque fois, ce qui fait l’essentiel de l’esprit du projet vient du terrain et l’on tire consciencieusement tous les fils, même les plus fins, qui pourraient amener à une amélioration des conditions de vie dans les quartiers : travaux sur le bâti, art urbain, commerce de proximité, insertion par l’emploi…
    Deux exemples illustrent clairement cette approche. Premièrement, les programmes BIP-ZIP financent des travaux de rénovation. Bien sûr, on vérifie ce qui est fait des subventions versées. Mais les porteurs de projet en attestent non sur factures, mais sur photos ou vidéos, car c’est la réalité du résultat qui prime. Deuxièmement, dès le lancement du dispositif BIP-ZIP, le maire de Lisbonne a installé son cabinet à la Mouraria, l’un des quartiers les plus dégradés de la ville, et il a décidé, en parallèle d’un plan de requalification des espaces publics, la création de maisons communautaires et de coopératives d’artistes, parce que, dit-il, « sinon, ça ne marche pas ».

     À Montréal, le programme « Transforme ta ville » propose aux habitants de prendre en charge eux-mêmes la mise en oeuvre d’un petit projet d’aménagement sur l’espace public. Il peut s’agir de verdir une ruelle ou un trottoir, de créer des potagers urbains ou une aire de jeu. L’objectif est d’exploiter le potentiel des espaces publics sous-utilisés et de permettre aux citoyens de s’approprier la ville, tout en améliorant leur cadre de vie.
     La gestion de ce programme municipal est confiée au Centre d’écologie urbaine de Montréal (CEUM), qui développe des pratiques et des politiques urbaines pour contribuer à créer des villes écologiques, démocratiques et « en bonne santé ».
     La procédure est simple. Les habitants font part de leurs intentions au CEUM qui les accompagne ensuite dans les étapes de validation et de dessin des projets. Le CEUM se charge d’abord de vérifier la faisabilité technique et juridique auprès des services municipaux. Il offre ensuite une aide à la conception de certains projets induisant la gestion de la biodiversité. Les habitants réalisent ensuite eux-mêmes leur aménagement à l’aide d’une subvention de 500 dollars par projet. Il faut compter environ 5 mois entre les propositions et leur réalisation. La coconception et la réalisation ces espaces de vie permettent d’établir de nouveaux liens entre les citoyens et leurs élus. Ces petites actions contribuent à la définition d’une nouvelle politique de la ville conjuguant responsabilisation citoyenne et montée en puissance de l’écologie urbaine.

     Un quart de l’espace public de San Francisco serait dédié à la voiture. Pour inverser la tendance, les designers du Studio Rebar initient en 2005 le mouvement du Parking Day. Leur but : offrir aux citoyens de toutes les villes du monde l’occasion de se réapproprier des places de stationnement extérieur durant une ou deux journées et d’y aménager ce que bon leur semble.
    Prenant conscience de l’atout urbain, sociologique et créatif que ces parklets représentent, le département de planification urbaine de San Francisco instaure en 2010 le programme « des trottoirs aux parcs ». L’appel à projets s’adresse aux commerçants et habitants qui souhaitent faire de leurs devantures et de certains délaissés urbains, les futurs espaces emblématiques de leurs quartiers.

     On le voit bien à travers ces quelques exemples : ces nouvelles pratiques « agiles et citoyennes » sortent des sentiers battus de l’urbanisme. Au 21e siècle, le « désir de ville » cristallise de nombreux enjeux : celui de la durabilité, celui de la ville pour tous, celui de la « ville intelligente ». Les villes s’illustrent et rivalisent par le biais de leur attractivité culturelle, mais aussi par le caractère identitaire de leurs espaces publics. Les fleurons économiques et industriels restent importants dans le rayonnement des villes et de leurs aires urbaines. L’attractivité économique crée la dynamique de développement d’un territoire, mais ne suffit pas, seule, à attirer et retenir les « classes créatives ». Les motivations des habitants sont très liées à l’offre de la ville en matière de loisirs, de culture, de sports, de nature. Les nouvelles générations citadines ont besoin de s’approprier les espaces publics emblématiques et ordinaires de leur ville, de leur quartier, qui sont autant de lieux au caractère et à l’identité forte. « Pour se sentir bordelais, on se fait prendre en photo les pieds dans le miroir d’eau de la Bourse. Nous avions sous-estimé l’impact positif de cet aménagement », témoigne Michèle Laruë-Charlus, directrice générale de l’aménagement à la ville de Bordeaux.
    Les projets structurants (temps long) doivent être complémentaires des projets agiles (temps court). En permettant un circuit court entre la société civile et les professionnels, l’urbanisme tactique et collaboratif permet de mettre en oeuvre des solutions rapides et inventives, de construire des projets capables d’améliorer la qualité de vie d’un quartier, en peu de temps et à peu de frais.
    L’impact des « petites actions » permet le vivre ensemble : « aménager une ruelle entre voisins », permet de renforcer le sentiment d’appartenance à son quartier et de s’impliquer dans la construction douce de lieux singuliers, ce que les Allemands appellent « mein Kiez » pour « mon quartier », un mot à la symbolique forte qui traduit l’attachement des riverains pour leur quartier.
    Les dispositifs de concertation avec les habitants sont multiples. À l’échelle des grandes opérations d’aménagement, ils n’apportent pas toujours les solutions adéquates, et sont jugés souvent hors de portée pour l’habitant dans ses usages au quotidien, les intérêts locaux se trouvant noyés dans des considérations trop techniques. Ces notions de « petite échelle », « d’évaluation permanente » et de « réversibilité » permettent de calibrer et de programmer la mise en oeuvre progressive d’aménagements sur l’espace public, en adéquation avec les usages qui s’y développent. Une des clefs de la réussite consiste à valoriser le débat qui émerge de l’action citoyenne pour l’enrichir. Le calendrier et la méthode doivent être clairement posés, les règles du jeu définies pour que ces rencontres restent agréables et ludiques afin d’aboutir à cette « transformation joyeuse » de l’espace. Contrairement aux apparences, la maîtrise d’ouvrage conserve un rôle fondamental dans ces modes de faire. En ouvrant certains champs d’expression et en rassemblant les habitants lors des « débats d’ajustements », les élus sont véritablement les « chefs d’orchestre » de l’empowerment citoyen.
    Les acteurs de la ville, urbanistes, architectes, paysagistes doivent désormais penser leurs projets de façon plus inclusive, plus incrémentale et itérative pour laisser le temps à chacun de se les approprier et d’en devenir acteur. De leur côté, les élus et maîtres d’ouvrage voient leur rôle évoluer et doivent apprendre à valoriser l’expérience de terrain et la « capacité créative » de chacun en amont des projets. Il leur faut faire confiance aux acteurs locaux sur leur capacité à choisir d’améliorer leur cadre de vie, tout en restant garant de l’intérêt général.

     Dans une société en mouvement, l’urbanisme ne peut plus être figé dans un « plan-masse ». Le temps long du projet urbain est en contradiction avec le rythme soutenu de la « smart city », la ville intelligente. La contribution citoyenne peut justement permettre de relever le défi de la « ville agile ».
    Le succès de RennesCraft, cette expérience consistant à imaginer la ville à la manière du jeu Minecraft (voir rennescraft.fr) a montré l’intérêt des Rennais pour leur ville. Un appel à projet annuel ouvert au grand public et aux (grandes) écoles rennaises serait un formidable rendezvous autour de la ville et de ses forces créatives. Imaginer, concevoir et fabriquer ensemble la ville et nos espaces du quotidien n’est pas une idée farfelue. Constructions éphémères, chantiers participatifs, prototypes urbains… et si Tout Rennes venait à Rêver sa ville ?