La France n’a guère brillé, historiquement, pour la place accordée aux femmes en politique. Alors qu’elle fut le pays à accorder le plus précocement le droit de vote universel aux hommes, en 1848, elle fut particulièrement à la traîne pour généraliser ce droit aux femmes, par l’ordonnance du 21 avril 1944. Ce retard se répercute dans une certaine mesure dans la faible féminisation des assemblées politiques françaises aujourd’hui encore: en 2008, la France ne comptait que 17 % de sénatrices, 18,5 % des députés – ce qui place la France au 64e rang mondial seulement du point de vue de la féminisation de ses élus nationaux – , 13% des conseillers généraux, 16 % des délégués dans les communautés de communes et 22 % dans les communautés d’agglomérations.
C’est au niveau municipal, régional et européen que les femmes sont les mieux représentées (entre 44 et 48 % selon les assemblées), grâce aux dispositifs paritaires prévus par la loi du 6 juin 2000, particulièrement contraignant pour les assemblées élues au scrutin de liste. Dans son rapport de 2002, Catherine Génisson observait que le décollage du pourcentage de femmes dans les conseils municipaux fut certes initié dès 1977: « La politisation des élections municipales, notamment celles de 1977 marquées par la très nette victoire de l’union de la gauche et celles de 1983 emportées par la droite, a joué un rôle certain, l’appel aux militantes étant beaucoup plus marqué que par le passé. »
Alors que le taux de féminisation s’échelonnait depuis la IVe République entre 2 et 4,5%, il atteint en 1977 8,3%, 14 % en 1983, 17,2 % en 1989 et 21,7 % en 1995. Mais à cette évolution très mesurée succède en 2001 une (r)évolution inédite, avec l’application de la loi sur la parité, aboutissant à une forte féminisation des assemblées municipales: 47,4% dans les communes où la loi s’appliquait (+ de 3500 habitants) - 48,5% en 2008, et 33% dans l’ensemble des communes - 35 % en 2008.
Si l’on considère donc les élues des années 70 et plus particulièrement de 1977, moment d’initiation d’une première poussée de féminisation et les élues d’aujourd’hui, quels traits communs et quelles différences essentielles poser en terme de bilan? La loi sur la parité a-t-elle induit une véritable révolution dans le paysage politique local?
La première évolution indéniable concernant la génération des femmes arrivées en politique à partir de 2001 tient au contexte porteur dont elles ont été bénéficiaires. Après de longs débats d’opinion et d’experts, la loi sur la parité fut adoptée avec un objectif explicite de féminisation de la vie politique. Pour les élus en place, l’arrivée des femmes constitue à partir de 2001 une réalité incontournable, du moins au niveau municipal (de nombreux contournements de la loi étant par ailleurs intervenus, notamment au niveau législatif ou encore aux sénatoriales) 2. À la faveur d’un discours concomitant sur la crise du lien représentatif, l’arrivée des femmes est apparue non seulement incontournable, mais a en outre joué le rôle d’un « pschitt rafraîchissant »: parce qu’elles sont confrontées à la gestion multipolaire de la vie familiale, domestique et professionnelle, les femmes sont présentées en 2001 comme plus enclines à la proximité, plus disposées à l’écoute, à l’attention portée aux électeurs (le fameux « care » pour lequel elles sont supposées particulièrement douées), aux problèmes quotidiens, tout en étant moins enrôlées dans les joutes partisanes et plus ancrées dans la vie associative, plus réticentes face au cumul des mandats et à la professionnalisation politique.
La rhétorique de « la politique autrement », « au féminin » est alors largement mise en exergue, tant par les candidates que par les têtes de liste et la presse. L’arrivée des femmes profanes (les « profemmes ») représente donc en 2001 une image plutôt positive, dont vont profiter un temps les nouvelles entrantes.
Nombreuses à entrer en politique, les élues de 2001 et 2008 bénéficient d’un effet de masse dont la génération de 1977 n’avait guère profité. Dans les entretiens réalisés en 2001 à Rennes, plusieurs nous ont confié avoir bénéficié de formes de partage des expériences et de soutiens entre élues, allant un temps jusqu’à organiser des déjeuners entre nouvelles arrivantes, de gauche comme de droite, afin d’échanger leurs impressions et interrogations.
Pour justifier l’organisation des réunions entre élues rennaises en 2001, la responsable exprime le problème de l’imbrication entre identité féminine et position de nouvelle entrante: « J’ai vu que les femmes, on était souvent nouvelles, donc plus mal à l’aise dans l’institution, et pas forcément capables d’analyser toutes seules pourquoi on était mal à l’aise. Et donc elles étaient demandeuses pour qu’on créé un groupe de réflexion. Et après, on s’est retrouvées tous les mois, aux heures de repas […] Les hommes trouvaient ça rigolo, parce qu’ils ne voyaient pas l’intérêt […] Ils ne voyaient pas que nos difficultés n’étaient pas les mêmes que les leurs, pour autant qu’on ait un mari ou des enfants… ».
Être nombreuses à faire leurs premiers pas constituait incontestablement un atout, face à des assemblées jusqu’à présent très masculines, et où les règles du jeu, les pratiques, les formes discursives demeuraient avant tout définies au masculin. Avant 2001, les élues évoquaient souvent « des plaisanteries à la limite porno » et des comportements sexistes plus ou moins conscients de la part de leurs collègues masculins : leur demander d’aller chercher le café ou de faire des photocopies, l’hésitation fréquente à leur confier des dossiers importants, des comportements paternalistes d’hommes trop prompts à « voler à leur secours » comme si elles ne pouvaient affronter seules certaines difficultés, etc.
L’arrivée massive de femmes, dans le contexte paritaire, n’a pas véritablement vu ce type de comportements disparaître (d’autant moins qu’ils sont souvent inconsciemment sexistes), mais a du moins contribué à une retenue nettement plus importante dans les propos machistes (qui ne se font plus qu’entre hommes, à voix basse…). Les formes ordinaires de misogynie paraissent désormais moins fréquentes, face à des élues en nombre et portées par une opinion publique plus soucieuse de parité et de respect de la diversité. De même, ici ou là, des maires particulièrement ouverts aux questions égalitaires sont plus soucieux des horaires de réunion et session des assemblées. Les plus progressistes n’hésitent pas à promouvoir des femmes prometteuses à des postes importants (ainsi la première adjointe à la ville de Rennes). Si ces comportements ne sont pas encore majoritaires, ils sont néanmoins de plus en plus fréquents.
Peut-on finalement opposer nettement élues municipales de 1977 et élues d’aujourd’hui? Cela ne serait guère pertinent, et plutôt que de conclure à une révolution en matière de féminisation de la vie politique locale, tout au plus peut-on évoquer une évolution indéniable, mais mesurée. Plusieurs constats illustrent en effet les limites du changement intervenu en trente ans. Le machisme a certes disparu, mais la politique demeure une activité difficile pour les femmes. Ce d’autant plus que certaines voient leur légitimité contestée en raison de leur arrivée favorisée par un contexte législatif contraignant (elles ne se seraient pas imposées d’elles-mêmes, mais n’auraient finalement été élues qu’à la faveur de la loi sur la parité).
S’imposer face aux établis de longue date n’est pas évident, et les règles du jeu demeurent largement inchangées, aujourd’hui encore. Si le discours de la politique autrement a rencontré un vrai succès en 2001, l’analyse du scrutin de 2008 et des années suivantes montre que ce discours a largement été minoré par la suite. Beaucoup de femmes ont dû choisir entre l’abandon de leur mandat ou la conformation aux règles du jeu établies de longue date dans le champ politique. Et même les plus aguerries témoignent de l’ambiance difficile des arènes politiques, fussent-elles municipales.
À Rennes, où la municipalité afficha pourtant précocement une attention au sort des femmes, pratiquement toutes les élues municipales, nouvelles ou anciennes, disent devoir prouver leurs compétences bien plus fortement que les hommes, dans un univers politique particulièrement dur. À partir de son expérience de conseillère municipale et conseillère générale depuis plusieurs années, une élue rapporte ainsi en 2001: « Je croyais que tout était réglé… Je m’étais imposée beaucoup dans un milieu professionnel d’hommes, donc je pensais que c’était pareil en politique. Mais c’était pas vrai du tout. Il faut dix fois plus d’énergie au niveau politique. C’est très difficile. Je trouve ça extrêmement violent. Je suis pourtant une battante, mais j’ai eu besoin là, effectivement d’être avec d’autres femmes. C’est très difficile de s’exprimer en groupe… c’est jamais bon quand vous avez parlé […]. J’ai un univers où je suis habituée à m’imposer à plein de gens. Mais dans un conseil municipal, il y a un rapport de pouvoir, et les rapports avec les collègues hommes sont tellement difficiles ! Je ne l’avais jamais imaginé avant […].
C’est en train d’évoluer avec la parité, mais c’est encore très dur. Il faut prouver qu’on n’est pas nécessairement bêtes. Souvent, vous vous faites ramasser […]. C’est ancestral, où l’homme était complètement puissant, où les femmes étaient une ou deux dans une assemblée de quarante, donc il fallait tellement être sûre de soi que vous tourniez votre langue dix fois et puis à la fin vous ne parliez pas, parce que vous vous dites – si je dis une connerie, je vais me la ramasser forte –, et il faut savoir, il faut être très forte […]. C’est un rapport de pouvoir et nous, les femmes, ces rapports là, on les aime pas trop » .
Au-delà de la nécessité de faire leurs preuves, les femmes se voient souvent attribuer des délégations en lien avec des domaines réputés féminins. À la suite des élections municipales de 2001, sur 85 grandes villes françaises, 65 % des femmes de l’exécutif municipal étaient affectées à l’action sociale, 62 % à l’éducation, 40 % à la culture, 35 % à l’environnement, 23 % à la politique de la ville, 15 % aux finances, 15 % à la sécurité, 15 % aux sports, et 11 % aux transports. Si elles font parfois le choix de ces délégations, elles se voient également souvent contraintes de « faire de nécessité vertu », affichant une forme de satisfaction face à des affectations en réalité souvent imposées par le maire.
Nettement moins représentées dans les domaines jugés essentiels (telles les finances), les femmes sont également moins présentes parmi les adjoints au maire. Une fois les municipales de 2001 passées, nombreuses furent les têtes de liste décidant de choisir comme principaux collaborateurs des hommes, quelle que soit leur position dans la liste élue (et donc y compris lorsque des femmes se trouvaient avant eux sur cette liste). D’où la loi du 31 janvier 2007, imposant la parité pour la désignation des adjoints au maire (dans les communes de 3500 habitants et plus, les adjoints au maire sont désormais élus au scrutin de liste, « l’écart entre le nombre de candidats de chaque sexe au sein de chaque liste ne pouvant être supérieur à un »).
Après les municipales de 2008, les femmes représentent finalement 31,7 % des adjoints municipaux dans l’ensemble des communes françaises. D’une façon générale, on peut établir que plus les enjeux de pouvoir sont importants (type de délégation, taille des communes, type de mandat), plus les hommes conservent le monopole du pouvoir local. Sans doute le meilleur exemple en est-il l’intercommunalité, où les femmes sont très largement sous-représentées (7,2 % des présidentes d’EPCI seulement).
Si la féminisation du pouvoir local est indéniable au niveau municipal et si certaines avancées ont certes été acquises, il n’en demeure pas moins que les femmes ont encore souvent du mal à accéder aux véritables arcanes du pouvoir local, demeurant souvent dans les coulisses, ou du moins dans des mandats ou des délégations considérés comme secondaires. Si l’avancée paritaire s’est tout particulièrement appliquée au niveau local, elle demeure néanmoins très partielle. Les clefs du pouvoir sont encore largement détenues par les établis du jeu politique, dont la grande majorité sont des hommes. Ceux-ci résistent à l’ouverture paritaire imposée par la loi en privilégiant largement un entre-soi masculin traditionnel au coeur des prises de décision importantes.
Mais contrairement à ce que pourrait laisser penser l’image de la solidarité féminine, les résistances peuvent également émaner des élues déjà en place, peu désireuses de partager leurs privilèges, selon le syndrome classique de « la reine des abeilles ». Certaines ont mal vécu l’arrivée des femmes « mises là pour faire joli » dans le contexte paritaire, des femmes sans expérience auxquelles elles se sentent abusivement assimilées, alors qu’elles-mêmes ont dû se battre pour s’imposer et ont acquis, disent-elles, de « réelles » compétences. Les rapports de pouvoir et les coups bas peuvent dès lors devenir aussi fréquents entre femmes qu’entre femmes et hommes.
Enfin, un autre facteur explicatif s’impose ici comme pour analyser la moindre présence des femmes dans le militantisme syndical ou partisan: le manque de disponibilité dont souffrent de nombreuses femmes. Pour elles bien plus que pour leurs confrères masculins, la conciliation des temps vie professionnelle, vie familiale et vie domestique constitue un défi particulièrement difficile à surmonter, pour ajouter à son arc une nouvelle corde: celle de l’engagement politique dans un, voire deux mandats.
À une époque où les femmes effectuent encore 80 % des travaux ménagers et consacrent à leurs enfants un temps parental nettement supérieur à celui de leurs conjoints10, elles peinent à dégager du temps pour entrer en politique et y prendre de lourdes responsabilités. « Le privé est politique », disaient les féministes en mai 68, afin de souligner combien les interférences entre vie privée et vie publique sont puissantes…
Mais finalement, quarante ans plus tard, bien des combats restent encore à mener, tant en politique que dans les domaines professionnels, familiaux et éducatifs, pour que véritablement les femmes puissent prétendre aux arènes du pouvoir local au même titre que leurs homologues masculins. Au-delà des textes de loi plus ou moins contraignants, les changements de mentalité, les programmes éducatifs, la volonté politique effective de la classe politique constituent autant de conditions pour que l’évolution devienne réellement une révolution…
Tout au moins la loi sur la parité a-t-elle permis de mettre en exergue un certain nombre d’inégalités en matière de représentation, dépassant d’ailleurs la stricte question des femmes, pour ouvrir désormais d’autres débats sur la représentativité de nos élus locaux du point de vue des catégories socio-professionnelles, de l’âge, de l’origine ethnique et culturelle, etc.