En ce 5 décembre 1863, lorsque Joseph Passaga, alors âgé de cinquante ans, déclare la naissance de son fils survenue deux jours plus tôt, sans doute n’imagine-t-il pas quelle sera sa vie. Nous sommes en plein Second Empire et tout respire cette époque, jusqu’au prénom choisi pour l’enfant : Fénélon. Optant comme son père pour la carrière des armes, la trajectoire du jeune homme paraît donc durablement ancrée dans le 19e siècle. Pourtant, c’est avec la Première Guerre mondiale, ce conflit dont on dit souvent qu’il inaugure le 20e siècle, que Fénélon Passaga se hisse parmi les plus hauts gradés de l’Armée française. Une réussite qui si elle passe par des hauts-lieux tels que Douaumont, n’en demeure pas moins intimement liée à Rennes.
Sorti de Saint-Cyr en 1885, Fénélon commence sa carrière dans la coloniale. Il gagne ses premiers galons en servant en Indochine, au Sénégal ou encore en Algérie puis, à la fin des années 1890, il décide de se fixer en métropole.
Cause ou conséquence de cette nouvelle orientation professionnelle, il se marie en 1898. Sa carrière prend un tour nouveau et s’accomplit dès lors au sein de l’infanterie de ligne, mais tout en conservant une trajectoire ascendante : breveté de l’École de guerre en 1900, Passaga est promu chef de bataillon puis lieutenant-colonel. Multipliant les affectations, le couple déménage régulièrement : Le Puy (86e Régiment d’Infanterie), Roanne (98e RI), Nancy (37e RI)… Cette mobilité le distingue assurément d’un grand nombre d’officiers de son temps effectuant l’ensemble de leur carrière dans une même garnison.
Manifestement brillant, Fénélon est parfaitement inséré dans la société militaire de l’époque et bénéficie des appuis qui sont essentiels pour faire carrière. On remarquera à ce propos que les intérêts professionnels se doublent à l’occasion de relations personnelles. C’est ainsi qu’en 1910, celui qui n’est alors que le commandant Passaga est le témoin du mariage du lieutenant Hilpert du 71e RI de Saint-Brieuc avec Mlle Élisabeth Ganeval, dont le père accède au généralat l’année suivante. De même, on sait qu’en juillet 1914, l’épouse de Passaga tient avec Mme Defforges, dont le mari n’est autre que le chef du 10e corps d’armée et donc le grand patron de Fénélon, un stand lors d’une kermesse de bienfaisance organisée au profit des enfants tuberculeux de l’Hôtel-Dieu de Rennes.
Mais l’officier de la Belle époque est plus qu’un militaire devant faire carrière. Il est un érudit prisant les études techniques, les recherches historiques ou les réflexions stratégiques. D’ailleurs, nombreuses sont les sociétés savantes qui comptent parmi leurs membres un ou plusieurs officiers. Fénélon ne fait pas exception aux normes de son corps et c’est ainsi qu’il publie en 1909 un ouvrage intitulé Réalité. Ce volume est particulièrement intéressant car, traitant du « dressage du soldat », pour reprendre une expression du moment, il nous permet d’entrevoir la doctrine de celui qui commande alors un bataillon de chasseurs à pied à Saint-Dié. Passaga apparaît, à l’instar de beaucoup d’officiers de l’époque, accorder un rôle prépondérant à la volonté du combattant. Ainsi peut-il écrire que « la victoire n’est pas la conséquence de la destruction des forces matérielles de l’ennemi, mais bien de ses forces morales ». De tels propos ne sont pas rares sous la plume des officiers de cette génération mais doivent être replacés dans le contexte rhétorique de l’époque. La suite démontre en effet bien que pour Passaga, il s’agit plus de principes éthiques que de réelles orientations tactiques à appliquer sur le champ de bataille.
En tout état de cause, lorsqu’il prend, le 31 mars 1914, le commandement du 41e RI de Rennes, le lieutenant- colonel Passaga témoigne d’une carrière classique, quoique marquée par une solide expérience coloniale. Mais les quelques années qui suivent lui permettent de se démarquer de bon nombre d’officiers, manifestement moins habiles à négocier l’ère nouvelle qui s’ouvre avec l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand.
C’est dans l’après-midi du 1er août 1914 que Passaga reçoit l’ordre de mobilisation générale. Débute alors une période aussi intense que courte dite de mise sur le pied de guerre : son unité double en quelques heures ses effectifs et ajoute les réservistes aux conscrits que la guerre surprend sous les drapeaux. Le 41e RI compte désormais plus de 3 300 officiers, sous-officiers et hommes du rang répartis en 3 bataillons, une compagnie hors-rang et un état-major. Tous aux ordres d’un seul et même homme : Fénélon Passaga.
Parmi tous ces soldats il y a un médecin, Georges Veaux. Avec ses souvenirs, qu’il publie en feuilleton dans L’Ouest-Éclair à partir de janvier 1917, il livre un témoignage particulièrement intéressant sur le 41e RI et sur son chef. Ainsi en sait-on un peu plus sur les conditions dans lesquelles Passaga quitte Rennes, le 5 août 1914 : « Le régiment s’embarque en trois fois, un bataillon par train. Le premier à 6 h 23. Rassemblés en tenue de campagne complète sur le Champ de Mars, les 1 100 hommes qui le constituent reçoivent le drapeau. Le colonel Passaga le fait avancer sur le front des troupes, fait présenter les armes et battre aux champs, puis, sur son commandement, la musique prend la tête du bataillon qui s’ébranle vers le quai d’embarquement de Saint-Hélier, accompagné des familles qui suivent leurs fils ou leurs maris jusqu’à la gare. »
Sans surprise, puisque le récit est publié pendant le conflit, le portrait qui ressort de Passaga est plutôt élogieux comme à ce moment de la bataille de Charleroi où il « prodigue avec émotion des paroles de réconfort et d’encouragement aux premiers blessés de son beau régiment ». Mais les archives montrent que lors des premières semaines de la campagne, le 41e RI ne compte pas parmi ces unités qui, aveuglées par les préceptes de l’offensive à outrance, se précipitent contre les mitrailleuses ennemies. Le régiment est certes très éprouvé à Charleroi mais la responsabilité personnelle de Passaga ne paraît pas devoir être en cause. De même, une semaine plus tard, lors de la bataille de Guise, le 41e RI est tout autant victime des assauts allemands que des tirs trop courts de l’artillerie française.
Preuve sans doute d’une certaine compétence, Passaga ne compte d’ailleurs pas parmi ces officiers limogés en septembre 1914. Mieux encore, non seulement il est promu le 6 septembre colonel à titre temporaire mais il quitte le 41e RI pour prendre le commandement de l’échelon hiérarchique directement supérieur, à savoir la 38e brigade d’infanterie.
C’est le début d’une irrésistible ascension qui voit Passaga accéder au généralat, d’abord de brigade en février 1916 puis, seulement dix mois plus tard, de division. Il s’illustre pendant la bataille de Verdun, reprenant à la tête de la division La Gauloise le fort de Douaumont le 24 octobre 1916 puis, le 15 décembre, le secteur de Bézonvaux. Devenu une véritable célébrité, il est élevé à la dignité de Commandeur de la Légion d’honneur par Raymond Poincaré en personne.
Face à un tel parcours, on peut se demander si la guerre constitue ou non un accélérateur de carrière. Bien entendu, il est indéniable que Passaga profite des places libérées par les officiers limogés et par un tableau d’avancement éclairci par la mort de masse. Pour ne parler que du 10e corps, mentionnons le cas du colonel Poncet des Nouailles commandant en août 1914 le 47e RI de Saint-Malo et dont sait qu’il était promis à « un brillant avenir » et qu’il disposait de nombreuses relations dans le « milieu militaire ». Pourtant, tué lors de la bataille de la Marne, sa carrière prometteuse s’interrompt brusquement. Mais de Charleroi à Verdun en passant par l’Artois, Passaga témoigne de réelles qualités de commandement qui démontrent qu’un conflit aussi effroyable que la Grande Guerre permet aussi à quelques carrières de se réaliser, ce que n’aurait peut-être pas permis le tableau d’avancement plus fermé du temps de paix. La citation qu’on lui décerne le 3 novembre 1916 ne dit d’ailleurs pas autre chose en rappelant qu’il « n’a cessé de montrer depuis le commencement de la campagne les qualités militaires les plus solides et les plus brillantes ».
À la faveur de l’Armistice, Fénélon Passaga est affecté à Rennes, au commandement du 10e corps d’armée. Il s’agit d’un poste éminemment important puisque dans cette 10e région qui couvre les départements de l’Ille-et-Vilaine, des Côtes-du-Nord et de la Manche, il devient l’autorité militaire suprême. Il est néanmoins difficile d’évoquer ici un retour aux sources tant la ville qu’il retrouve n’a plus rien à voir avec celle qu’il quitte en août 1914. Bien entendu, L’OuestÉclair salue sa nomination mais tout en ne manquant pas de souligner le défi qui attend Passaga : « la guerre a eu ses hommes ; la paix doit avoir les siens ». Révélateur à cet égard est le fait qu’une des premières décisions prise par le nouveau patron du 10e corps soit la transformation du camp de la Marne – situé dans l’actuel quartier de la Courrouze – en logements ouvriers. De même, le général s’inquiète d’importants stocks d’obus de 280 qui sont entreposés dans des champs réquisitionnés à la Maltière. On le voit également visiter l’école de reconversion professionnelle pour mutilés de Rennes, une institution qu’il qualifie « d’utilité publique et de haute portée sociale ».
Mais la grande affaire de Fénélon Passaga en tant que chef du 10e corps d’armée est de remettre sur le pied de paix cette institution, mouvement qui se traduit par un certain nombre d’économies et donc de dissolutions d’unités. Or, lorsque l’on sait l’importance d’un bataillon dans la vie économique d’une garnison, on devine que cette question est sensible. Le rôle de Passaga consiste donc en une répartition sur le territoire de la 10e région militaire des conséquences des réductions budgétaires décidées à l’échelon national. Une tâche qui, on s’en doute, nécessite tact et diplomatie. C’est ainsi, à titre d’exemple, qu’il envoie à partir de 1921 un bataillon du 41e RI en garnison à Vitré, la sous-préfecture d’Ille-et- Vilaine ayant perdu son 70e RI. De même, c’est lui qui adresse au ministre de la Guerre la liste des bâtiments destinés à être restitués aux Mairies par l’institution militaire. Parmi ces édifices, on retrouve le Palais Saint- Georges, ancienne caserne dévastée en août 1921 par un incendie. Mais la mission de Passaga est d’autant plus complexe que, tout en devant considérablement réduire sa voilure, il doit maintenir les aptitudes militaires du 10e corps et faire en sorte que « ne soient pas oubliés les enseignements de la guerre ».
Pour autant, il est difficile de ne pas voir dans ce retour à Rennes la preuve d’une éblouissante réussite. Que l’on songe aux manifestations du 14 juillet. Tant en 1914 qu’en 1920, elles constituent pour les militaires un moment important et l’on sait que Passaga compte à chaque fois parmi les officiels que l’on croise en compagnie du Maire, du Préfet… La différence est qu’en l’espace de six années, il passe du statut de courtisan à la place plus enviable de courtisé.
Loin d’être négligeable, cette dimension est très importante tant les fonctions de représentation sont une part importante de l’activité des commandants de régions militaires. Or, même parvenu au sommet de sa carrière, Passaga témoigne d’une fidélité attendrissante au 41e RI, l’unité qu’il commandait en 1914, et par extension à sa ville de garnison, Rennes. C’est ainsi qu’on peut le voir régulièrement dans la tribune d’honneur des supporters de l’équipe de football du 41e RI, une formation d’un excellent niveau qui en 1919 est championne de France militaire. De même, il est semble-t-il assez proche du peintre rennais Jean-Julien Lemordant. En 1921, lors d’une grande conférence de l’artiste au théâtre municipal, dont les plafonds sont l’oeuvre, Passaga raconte comment « le 2 août 1914, il vit arriver à lui Lemordant, sergent de la territoriale, qui lui demandait la faveur de servir au 41e ».
Une dimension essentielle de la fonction de commandant du 10e corps d’armée assumée par Fénélon Passaga consiste à gérer le souvenir – on ne parle pas encore de politique de mémoire – de la Grande Guerre et on constate qu’à chaque fois ou presque, le passé personnel de l’officier se mêle à l’événement commémoré. Le conflit est en effet un traumatisme immense et, même cinq ans après l’armistice de 1918, les plaies demeurent vives. Le général participe donc à de nombreuses cérémonies commémoratives qui toutes ont pour fonction d’exprimer le deuil mais aussi de rappeler le sens de cette guerre si meurtrière, menée au nom « du droit ». Ainsi, en août 1923, c’est lui qui est l’invité d’honneur des manifestations organisées à l’occasion de l’inauguration du cimetière de la Belle Motte, près de la ferme du même nom où, cinq ans plus tôt, pendant la bataille de Charleroi, il mène les fantassins du 41e RI à leur baptême du feu.
Mais, ce jour-là, ce n’est pas que le vétéran qui est invité. Représentant la France en lieu et place d’André Maginot, ministre de la Guerre, le commandant du 10e corps est chargé d’une parole officielle qui se veut pédagogique afin de rappeler l’importance du sacrifice consenti. Aussi est-ce pourquoi, dans son discours, il prend soin de préciser que tous les soldats morts en août 1914, pendant cette bataille de Charleroi, « luttaient pour la liberté des peuples, pour l’indépendance des nations, pour le respect du droit ».
A-t-il ces paroles en tête lorsque débute la Seconde Guerre mondiale ? Nul ne le sait mais on notera que ses obsèques se déroulent le 14 septembre 1939 à Montfortsur- Meu – il a près de 76 ans –, en l’absence de son fils, capitaine dans le génie. Le général avait en effet préconisé que « chacun reste à son poste ».