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Dossier
#08
François Ayroles :
« La contrainte,
ça décoince ! »
RÉSUMÉ > L’Oubapo, acronyme de l’Ouvroir de Bande dessinée Potentielle, réunit depuis 1992 une dizaine d’auteurs dont Thierry Groensteen, Anne Baraou, Gilles Ciment, Lewis Trondheim, Jochen Gerner, Etienne Lécroart, Patrice Killoffer, Jean-Christophe Menu. Ensemble ou séparément, ils produisent de la bande dessinée sous contrainte artistique volontaire, à l’image de leurs grands frères de l’Oulipo. François Ayroles, membre de l’Oubapo, quasiment depuis la naissance du groupe, explique ici comment fonctionne ce collectif: ses objectifs, ses réussites et ses difficultés. Sans oublier de vanter les vertus esthétiques de la contrainte en art.

PLACE PUBLIQUE> Comment êtes-vous entré à l’Oubapo?

FRANÇOIS AYROLLES >De 1989 à 1992, j’étais à l’École des beaux-arts d’Angoulême dans l’atelier bande dessinée où officiait Thierry Groensteen . Il avait lancé un cours de bande dessinée à contrainte. Moi-même, je pratiquais déjà la contrainte. Ce genre de démarche m’était familier. Ensuite, j’ai quitté l’école en 1992, l’année où Groensteen et les gens de l’Association ont créé l’Oubapo. Deux ans plus tard, j’ai été invité à y présenter mes travaux. Je suis alors monté à Paris pour présenter au groupe des pages qui relevaient de la contrainte et ai été coopté.

PLACE PUBLIQUE > Quel intérêt voyez-vous à la contrainte?

FRANÇOIS AYROLLES >
Sa grande vertu, c’est de décoincer l’auteur: en limitant le champ d’opération, on évacue certains problèmes. Pour tout ce qui est atelier de création, et j’en ai fait pas mal avec des jeunes, ce sont des choses qui fonctionnent assez bien, notamment pour ceux qui font des blocages. Personnellement, l’Oubapo m’a fait et me fait avancer. Il me permet de fertiliser certains travaux.

PLACE PUBLIQUE > Quelles sont les principales contraintes utilisées en bande dessinée?

FRANÇOIS AYROLLES >
Thierry Groensteen a écrit là-dessus un texte fondateur. Il distingue deux axes que l’on retrouve dans tous les Ouvroirs. D’une part, les contraintes dites « transformatrices »: il s’agit de prendre un travail déjà existant que l’on transforme. Par exemple prend un « Tintin » et on le transforme d’une manière ou d’une autre, texte et image. D’autre part, les contraintes « génératrices » qui, elles, partent de rien.

PLACE PUBLIQUE > Quelles sont les contraintes préférées des auteurs ?

FRANÇOIS AYROLLES >
Chacun a ses contraintes de prédilection. Etienne Lécroart4, par exemple, opère beaucoup dans la plurilecturabilité: c’est-à-dire des bandes dessinées à pliages ou à différents sens de lecture, si bien qu’elles peuvent se lire à la fois de gauche à droite et de droite à gauche, ou verticalement et obliquement.

PLACE PUBLIQUE > Et vous-même, votre prédilection?

FRANÇOIS AYROLLES >
Personnellement, j’ai des atomes crochus avec les contraintes transformatrices : j’aime bien partir d’une bande dessinée existante, d’un auteur que j’aime bien, et voir ce que je peux faire avec. J’aime, par exemple, l’hybridation: prendre une page de bande dessinée, en garder les images, enlever le texte et lui en substituer un autre.

PLACE PUBLIQUE > Avez-vous une autre contrainte « amie »?

FRANÇOIS AYROLLES >
Une contrainte que je reprends souvent, même en dehors de l’Oubapo. C’est une itération qui consiste à répéter un élément d’une case ou une case entière et à faire des variations là-dessus.

PLACE PUBLIQUE > Toutes les contraintes des textes oulipiens sont-elles adaptables à la BD?

FRANÇOIS AYROLLES >
Oui et non. Prenez le S + 75. Killoffer6 avait fait une planche, puis l’avait refaite en dessinant les objets selon la méthode S + 7: ainsi une porte devenait une portière de voiture, une carte au mur devenait une Carthaginoise… C’est amusant, mais le résultat peut être décevant. En revanche, le palindrome, lui, est transposable en bande dessinée: la première case est la même que la dernière, la deuxième la même que l’avant dernière, et ainsi de suite.

PLACE PUBLIQUE > Comment l’Oubapo fonctionne-t-il ?

FRANÇOIS AYROLLES >
Nous sommes un groupe qui se veut une sorte de décalque du modèle Oulipo. Malheureusement, on n’est pas aussi rigoureux que notre modèle. Nous avons, nous aussi, des réunions, mais irrégulières. Cela fait d’ailleurs un petit moment que nous sommes en sommeil. Je crois que notre dernière réunion remonte à un an et demi.

PLACE PUBLIQUE > Où cela se passe-t-il ?

FRANÇOIS AYROLLES >
Ordinairement, à Paris. Enfin, jusqu’à une certaine époque, tant que la plupart des Oubapiens étaient Parisiens. Maintenant, je crois qu’il n’y en a quasiment plus à part Jean-Christophe Menu, peut-être. Nos réunions sont souvent liées à des commandes extérieures ou à de prestations publiques comme les festivals.

PLACE PUBLIQUE > Que faites-vous lors de ces réunions ?

FRANÇOIS AYROLLES >
C’est assez informel. On commence par un tour de table où chacun peut montrer des travaux qu’il a réalisés ou qu’il a trouvés. Il s’agit souvent de livres qui relèvent de la contrainte. Après, nous suivons un ordre du jour, selon l’actualité ou les publications que nous avons en chantier.

PLACE PUBLIQUE > Y a-t-il une hiérarchie? Un leader ?

FRANÇOIS AYROLLES >
(Éclat de rire) Théoriquement non, je crois qu’il n’y a pas eu de tentatives de ce genre. Toutefois, disons, qu’il y a Jean-Christophe Menu qui est l’éditeur de l’Association. Il a tendance à chapeauter les réunions. Il faut dire que l’Oubapo, et cela a été un peu le problème, a été une sorte de succursale de l’Association.

PLACE PUBLIQUE > Justement, être intimement lié à une maison d’édition pose-t-il problème?

FRANÇOIS AYROLLES >
C’est une particularité qui peut être la cause de blocages. En même temps, c’est ce qui donne une assise éditoriale à notre travail. C’est très important la possibilité que l’on a de publier facilement nos travaux.

PLACE PUBLIQUE > En dehors des livres de chacun, avezvous des publications collectives régulières ?

FRANÇOIS AYROLLES >
Il y a les Oupus, publiés par l’Association, et qui représentent quatre volumes à ce jour. Ce sont des recueils de travaux qui reprennent des commandes extérieures comme ce que nous avons réalisé pour Libération, un été. L’Oupus comporte aussi des textes théoriques.

PLACE PUBLIQUE > Combien êtes-vous actuellement dans le groupe?

FRANÇOIS AYROLLES >
Actuellement, c’est la question! (rire). Théoriquement, il n’y a ni démissions ni de départs possibles. L’Oubapo a connu un premier départ avec Thierry Groensteen, il y a déjà quelques années. Après, des dissensions sont nées au sein de l’Association et elles se sont répercutés sur l’Oubapo. À vrai dire, on ne sait plus trop où l’on en est. En revanche, on a récemment recruté trois nouveaux membres de nationalité suisse

PLACE PUBLIQUE > Comment expliquez-vous la phase actuelle de sommeil ?

FRANÇOIS AYROLLES >
Il y a eu ces dissensions. Il y a aussi que chacun d’entre nous a pas mal de boulot par ailleurs et donc que l’on est moins disponibles pour l’Oubapo. On ne sait plus très bien où l’on en est. Mais cela peut changer.

PLACE PUBLIQUE > Est ce que, pour chacun d’entre vous, l’Oubapo a un caractère stimulant ?

FRANÇOIS AYROLLES >
Oui, la contrainte stimule et le fait d’être en groupe redouble cet aspect stimulant. Il faut dire que le travail collectif est en général assez rare en bande dessinée, si l’on met de côté le couple scénaristedessinateur. Ensemble nous réalisons des bandes dessinées en plusieurs étapes : l’un présente des pages sans texte puis demande à quelqu’un d’autre de rédiger le texte a posteriori. Ou alors, on fait des « marabouts de ficelle ». Ou des choses un peu plus compliquées. Tout cela est inhabituel en BD et très stimulant.

PLACE PUBLIQUE > Dans votre propre travail, quel part occupe la démarche Oubapo?

FRANÇOIS AYROLLES >
Contrairement à Lécroart qui ne fait que de l’Oubapo, pour moi l’Oubapo n’est qu’une partie de mon cerveau. Il m’arrive de faire de la bande dessinée qui n’a rien à voir avec la contrainte. J’en fais aussi qui a priori ne relèvent pas de la contrainte et qui comportent quand même, ponctuellement, des idées propres à l’Oubapo. Comme si le naturel revenait au galop.

PLACE PUBLIQUE > Quels sont les relations entre les membres de l’Oubapo et ceux de l’Oulipo?

FRANÇOIS AYROLLES >
Dès le début, il y a un lien puisque l’Oubapo a été créé avec l’aval de l’Oulipo. Pour nous, cela reste un modèle: ils sont brillants et rigoureux. On se croise de temps en temps. On a été invités à trois reprises aux « jeudis de l’Oulipo », ce rendez-vous mensuel où l’Oulipo présente ses travaux en public.

PLACE PUBLIQUE > Avez-vous des rapports avec d’autres Ouvroirs ?

FRANÇOIS AYROLLES >
Il y a eu, il y a quelques années à Beaubourg, une grande soirée des OuXpo. Il y a aussi un projet d’opéra inter-OuXpien qui a été mis sur pied. Chaque Ouvroir était censé réaliser une partie de l’opéra. L’Oulipo pour les textes. L’Ouhispo (histoire) était censé trouver le cadre historique, l’Oubapo était chargé des décors. L’Oumupo, la musique, évidemment, etc. Mais j’ignore où en est ce beau projet.

PLACE PUBLIQUE > L’Oubapo est-il bien vu dans le milieu?

FRANÇOIS AYROLLES >
En tant que praticiens, certains auteurs ne comprennent pas que l’on fasse cela. Ils trouvent qu’il y a déjà assez de contraintes dans notre métier sans en inventer d’autres. Je connais aussi des lecteurs que nos travaux ennuient énormément.

PLACE PUBLIQUE > C’est le côté, « prise de tête », formaliste, qui agace?

FRANÇOIS AYROLLES >
Vous dites « prise de tête », peut-être mais moi, j’essaie qu’au moins ce soit amusant, fluide et plaisant à lire.

PLACE PUBLIQUE > Est-ce un jeu futile ou une démarche subversive?

FRANÇOIS AYROLLES >
Tout dépend de la manière dont on le fait. Pour l’Oulipo, il s’agissait de rejeter l’héritage romantique, celui de l’auteur inspiré. À la base, il y a cela aussi chez nous.

PLACE PUBLIQUE > L’Oubapo a-t-il un avenir, une relève?

FRANÇOIS AYROLLES >
(Rires) Je sais que des jeunes auteurs ont repris des principes de l’Oubapo. Il y a donc influence et continuité. À l’avenir, il y a toute une voie qui pourrait être exploitée avec l’Internet et le numérique. Question de génération, nous ne sommes pas assez outillés pour cela à l’Oubapo. Peut-être que ce sont d’autres qui s’en chargeront. Au fond, ce qui peut arriver de mieux à l’Oubapo, c’est que cela lui échappe. Que la démarche se diffuse ailleurs et autrement.