PLACE PUBLIQUE> En quels termes se posent pour vous la question des gares contemporaines ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > Pour simplifier, trois grands thèmes à traiter de manière mêlée conduisent nos réflexions : la capacité, l’intermodalité et l’urbain. Les flux de voyageurs, la capacité des gares à les absorber, sont évidemment très présents. Lorsqu’on réfléchit aux gares des mé- tropoles régionales, notamment, on se heurte souvent à la saturation des espaces dédiés aux voyageurs. L’offre ferroviaire a augmenté, les attentes du public ont augmenté et souvent les installations sont un peu victimes du succès du train et, de façon liée, du succès de la mobilité collective qui s’est amplifiée de manière soutenue. Nous avons donc à redimensionner les installations pour que leur capacité soit adaptée aux flux pour une vingtaine d’années. Si on prend le cas de la gare de Rennes, par exemple, on ne se contente pas des flux tels qu’ils seront à l’arrivée de la ligne à grande vitesse en 2016 ou 2017, mais on se projette à l’horizon 2030 pour s’assurer que les installations permettront, au moins jusqu’à cet horizon, que le flux des piétons fonctionne correctement entre tous les modes de transport du pôle d’échange, train, métro, bus, deux-roues... Le sujet des flux est un sujet central.
PLACE PUBLIQUE > A propos du redimensionnement, ne travaillez-vous pas sur des sites ultra-contraints sur le plan urbain, parfois difficiles à traiter ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > Le cas de Rennes l’illustre bien. Le système ferroviaire, pour supporter l’augmentation du trafic, doit nécessairement s’adapter. Ça passe d’abord par les infrastructures : à Rennes, il est prévu de créer un cinquième quai pour accueillir un trafic plus important. Ensuite, il faut que la gare, tous ses espaces de circulation et ses systèmes d’accès aux quais, s’adaptent non seulement aux nouvelles dessertes mais aussi à l’organisation générale des flux : faut-il créer de nouveaux systèmes de circulations, quelle importance leur donner ? Pour cela, on croise des prévisions de trafic, on regarde les dimensionnements en observant les gares aux moments où le trafic est le plus important. Des ordinateurs nous permettent d’assurer la bonne adéquation entre la position dans l’espace des circulations, leur nombre et leur taille. Depuis quelques années, nous utilisons des outils de simulation dynamique des flux. On observe les points de frictions selon la géométrie des espaces, la place et les caractéristiques des circulations et on peut généraliser ces observations à l’ensemble des échanges en intégrant tous les flux des différents moyens de transport qui convergent vers le site étudié.
PLACE PUBLIQUE > Ces modifications, ce recalibrage en fonction de la croissance des flux ne conduisent-ils pas à privilégier les fonctionnalités de la gare au détriment de la dimension symbolique du bâtiment ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > Je pense que ces deux notions ne sont pas opposées : elles doivent pouvoir se conjuguer. Le bon projet qu’on s’efforce de produire, c’est un projet qui va au bout de cette fonction d’usage parce que la gare ou le pôle d’échange c’est quand même un lieu où il y a d’abord des fonctions à assurer pour les voyageurs : l’accès, l’échange, l’attente, la prise d’informations, les commerces, les services, tout cela dans un espace en trois dimensions. Cette mise en forme spatiale et fonctionnelle des différents usages n’empêche pas de penser de façon conjointe à la dimension symbolique d’un bâtiment ou d’un territoire urbain qui concentre tous les moyens de la mobilité contemporaine. Sur ce plan, des évolutions se sont produites au cours de l’histoire des gares : les gares emblématiques étaient des gares-palais, avec des frontalités très marquées, des façades de représentation qui faisaient face à l’urbanisme traditionnel et derrière lesquelles on trouvait les halles de la modernité industrielle. Cette typologie marquée a bien sûr évolué jusqu’à parfois la quasi négation de la gare. Aujourd’hui, la gare peut avoir des limites floues parce que la logique d’organisation s’étend à tous les modes qui organisent le pôle d’échange, ce qui n’empêche pas qu’elle ait une identité forte : un volume central, une figure remarquable qui va quand même faire sens et rappeler qu’il s’agit d’un lieu de transport, d’échanges, urbain, un bâtiment qui dialogue avec son environnement – c’est important d’avoir un bâtiment contextualisé, qui raconte une histoire en fonction du lieu.
PLACE PUBLIQUE > Quels serait des exemples aboutis de cette articulation entre utilité et esthétique ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > La gare de Strasbourg, avec sa verrière contemporaine est un exemple du dialogue entre la modernité et l’histoire. La gare du 19e siècle a été parfaitement maintenue dans son intégrité et restaurée. La verrière contemporaine est là pour aider à résoudre les problèmes d’intermodalité, pour permettre une liaison efficace et confortable avec le tramway, ce qui n’était pas le cas avant puisqu’il fallait sortir sur la place en venant du tramway pour entrer ensuite dans la gare. Maintenant, on passe en continuité dans un espace protégé entre le tramway et la gare. D’autre part, la verrière offre des espaces supplémentaires pour l’attente adaptés à l’augmentation sensible des flux voyageurs à la suite de l’arrivée du TGV. Par ailleurs, on a veillé à ce qu’il y ait un rapport fort mais maîtrisé entre la gare historique et la gare contemporaine. La verrière peut se lire comme une extension de la gare du 19e siècle mais aussi comme sa mise sous écrin, comme sa célébration… On a aussi les gares jardins comme Valence TGV et Avignon TGV : ce sont des gares excentrées, situées hors des centres ville qu’elles desservent mais elles sont devenues les catalyseurs de développements urbains.
PLACE PUBLIQUE > Précisément, quel est le statut de ces gares périphériques, en particuliers les gares-betteraves, qui ont du mal à disposer d’un second souffle ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > Le Creusot, Vendôme... Ces gares étaient à l’origine liées à la logique de l’infrastructure. Dans cette logique, c’est le tracé de la ligne qui définit les arrêts. Si le TGV est un outil de la vitesse, un moyen de gagner du temps, alors il ne peut pas rentrer dans tous les centres urbains qu’il dessert. Ces gares sont un peu comme les aires d’autoroute : on trace une autoroute et, de temps en temps, on prévoit un lieu d’arrêt. Pour le TGV Méditerranée, nous avons travaillé très étroitement avec les collectivités pour anticiper la localisation des gares. Celles-ci ont judicieusement situés à proximité d’une ville existante ou des germes d’une urbanisation. Il y a eu une évolution : le premier TGV, c’était une navette entre Paris et Lyon, avec quelques points d’arrêt intermédiaires, puis le TGV Atlantique fut un réseau par ramification – l’idée de desservir tout une série de territoires, une région –, une autre génération est celles des gares pensées en même temps que le développement urbain qu’elles appelaient (par exemple Lille-Europe). La manière de concevoir le développement engendré par la gare a basculé.
PLACE PUBLIQUE > Avez-vous cette réflexion avec les collectivités dans le cas des gares périurbaines ? Comment s’organise votre intervention sur les petites gares qui semblent appelées à devenir de nouveaux lieux d’urbanités ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > Ces gares sont souvent liées à l’étalement urbain. Certaines agglomérations sont très étendues et le TER est devenu un élément de la mobilité du quotidien pour des navetteurs entre le centre de l’agglomération et sa périphérie. On vient à la gare ou l’on en repart par le bus local, ou l’autocar départemental, sa propre voiture, en autopartage ou à vélo. Elle constitue une séquence importante dans le voyage quotidien. Puis, une autre dimension est apparue : comme ce sont des lieux où l’on passe tous les jours, l’idée est venue d’optimiser le temps de transport et de trouver dans les gares des services adaptés aux besoins des navetteurs, par exemple, prendre livraison de ce que l’on a acheté sur internet, faire le matin une prise de sang et disposer le soir des résultats. Les laboratoires médicaux s’intéressent à ça.
PLACE PUBLIQUE > C’est une perspective sur laquelle vous travaillez déjà ? Est-ce que les élus sont sensibles à ces questions de service ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > Normalement, les premières démonstrations devraient se faire en Ile-de-France. Nous testerons ces nouveaux services dans des gares de la première couronne mais aussi sur des gares plus éloignés comme par exemple, Melun. L’idée c’est d’aller vers des modules industrialisables offrant une identité formelle à ces nouveaux services comme par exemple des « combistores » facilement implantables à proximité des bâtiments voyageurs. Il y aura peut-être parfois une certaine crainte que ces services correctement ciblés et dimensionnés viennent concurrencer des offres existantes dans les centre-bourgs…
PLACE PUBLIQUE > Des exemples dans d’autres pays ? En Suisse ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > Oui, les gares suisses, les gares allemandes, hollandaises... sont des références connues. La mise en place pour l’Ile-de-France d’un concept qui peut s’en inspirer est un enjeu très important. Les flux de voyageurs concernés sont très importants.
PLACE PUBLIQUE > Le développement durable, est-ce un passage obligé ou une inflexion en profondeur ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > La SNCF a cependant une politique volontariste. Elle conduit des projets selon cette logique : il y a Bellegarde, Besançon... avec le bioclimatique. C’est une nouvelle démarche, pas un « vernis » technique : ça nous incite à remettre à plat la manière dont nous concevons le projet, les relations entre différents domaines techniques, l’effet sur l’architecture, la volumétrie. C’est une démarche qui se combine avec la démarche de « coût global ou coût complet » qui consiste à regarder non seulement le coût d’investissement de l’ouvrage, mais aussi son coût d’exploitation en fluides, maintenance, entretien, etc. Pour les gares, on cherche aussi à optimiser par l’organisation de l’espace le nombre de personnes qui vont gérer les gérer commercialement et techniquement.
PLACE PUBLIQUE > Des réalisations emblématiques, déjà, sur ce plan-là ? Ou des jalons ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > Achères est la première gare éco durable, une gare réaménagée avec la volonté croisée de la SNCF et de la région Ile-de-France qui voulait marquer le début d’une évolution forte dans la qualité environnementale des gares de son territoire On a fait un travail intéressant qui a permis d’optimiser sensiblement la performance énergétique du bâtiment. Deux autres gares qui sont emblématiques de cette démarche : Bellegarde près de la frontière suisse avec son dôme bioclimatique qui régule le confort thermique du hall et Besançon-TGV avec une combinaison de dispositifs qui renforcent sa présence dans le site et son efficacité énergétique : adossement partiel du bâtiment au terrain naturel permettant de bénéficier de l’inertie thermique du sol et de l’inscrire finement dans un site forestier remarquable, puits canadiens, chaudière à granulats bois, cellules photovoltaïques, capteurs solaires, etc.
PLACE PUBLIQUE > Revenons au cas d’EuroRennes : comment concevez-vous la place du bâtiment par rapport au projet, tel qu’il est développé par l’équipe lauréate, d’espace public ouvert ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > D’abord, reprécisons le contexte : nous travaillons main dans la main avec l’équipe d’urbanistes retenue par Rennes Métropole et Rennes Métropole, la Ville, le conseil régional, le conseil général, les transporteurs, Réseau ferré de France, la SNCF... La démarche est partenariale sous plein d’aspects : dans la façon de poser les problèmes à résoudre, dans la manière de développer le projet et de bâtir son financement. On sort du champ de l’architecture pour passer à celui de l’aménagement à l’échelle de la ville Ensuite, l’équipe lauréate a imaginé une gare qui n’a plus vraiment vocation à être un bâtiment institutionnel, mais qui vient plutôt se fondre dans une grande séquence paysagère urbaine, qu’elle a appelée le « paysage construit » et qui vise à prolonger le centre-ville vers les quartiers sud en poursuivant l’espace public au-dessus des voies de chemin de fer. Cela fait un an que l’on travaille ensemble pour conjuguer cette vision urbaine avec les fondamentaux que nous mettons en place dans nos projets comme par exemple l’intelligibilité des cheminements entre tous les modes de transport dans les trois dimensions.
PLACE PUBLIQUE > Il y a des cas assez similaires à celui Rennes ou est-ce que cette problématique est assez unique ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > Visiblement, une tendance de fond est en train d’émerger. Elle consiste en particulier à se dire que tous ces territoires ferroviaires du 19e siècle ont créé dans les villes des coupures qui posent des problèmes de discontinuité et qui génèrent des disparités de part et d’autre, notamment entre les parties tournées vers les centres historiques et celles qui regardent les faubourgs. Rennes est emblématique ; Toulouse lui ressemble un peu : là aussi émerge l’idée de franchir le faisceau des voies. En Ile-de-France, sur le quartier Pleyel à Saint Denis, il existe près du stade de France un énorme plateau de voies sur lequel on imagine venir tirer un sol artificiel. Et puis, bien sûr, la couverture des voies de la gare d’Austerlitz, à Paris, permet de construire une avenue, des logements et des bureaux.
PLACE PUBLIQUE > Vers quel pays faut-il regarder pour discerner l’avenir des gares ?
FRANÇOIS BONNEFILLE > Les gares japonaises sont souvent perçues comme la quintessence de la combinaison entre l’efficacité des échanges et de la gestion des flux, de la densité urbaine, de la richesse de l’offre de services, de bureaux, d’hôtels... Ce modèle-là attire car il va loin dans l’imbrication des fonctions dans ces lieux de foules que sont les gares pour en faire des lieux de vie très animés. S’en inspirer pour les gares à venir en France pourrait conduire à leur donner de nouvelles formes, d’autant plus fortes qu’elles seraient déclinées dans chaque ville pour en révéler l’identité.