Alors que les architectes achèvent le plus souvent l’ouvrage commencé, les ingénieurs de l’État changent de département voire de région au gré de leurs mutations, laissant à leur successeur le soin de poursuivre le chantier en cours. Aussi, rares sont ceux dont l’histoire locale garde le souvenir. Le cas de l’ingénieur des Ponts et Chaussées, François Luczot de la Thébaudais, est à ce titre exemplaire.
Né le 21 septembre 1770 à Bain-de-Bretagne, où son père était directeur de la poste aux lettres, il commence sa formation à Rennes, où existait depuis 1759, une école de recrutement et de formation des ingénieurs, sorte d’antenne de l’école des Ponts et Chaussées en relation étroite avec celle-ci. Une loi de 1791 ayant supprimé cette particularité, Luczot est admis en 1792 à l’école des Ponts et Chaussées à Paris.
Pendant sa scolarité, il est envoyé en stage dans l’Yonne suivre les ouvrages d’art du canal de Bourgogne, puis dans le Doubs. Affecté d’une petite taille (1,57 m) Luczot a le front bas et le nez rond avec des yeux, des sourcils et des cheveux bruns. Son ordre de mission précise qu’une légère cicatrice barre le côté gauche de son menton. Son premier poste d’ingénieur le ramène en Bretagne, d’abord dans les Côtes-du-Nord, puis, pour quelques mois, à Nantes.
La décision de relier La Vilaine à la Rance par une voie d’eau navigable avait déjà été confirmée par Louis XVI en 1783; le tracé en avait été reconnu sur place par Antoine de Chézy, inspecteur général des Ponts et Chaussées en Bretagne, spécialiste de l’hydraulique, et un premier projet rédigé par l’ingénieur Joseph Liard. La menace de blocus que fait peser l’Angleterre, incite Bonaparte à lancer les travaux: c’est à François Luczot qu’est confiée la mission de diriger les travaux du canal d’Ille et Rance. Il rejoint sa nouvelle affectation en Ille-et-Vilaine, sous les ordres de l’ingénieur en chef Anfray fils, au mois d’avril 1804, et consacre les premières années à préciser le tracé de l’ouvrage, procéder aux achats des terrains et commencer les travaux de terrassement.
La première tâche de Luczot consiste à mettre en oeuvre la partie la plus difficile, à savoir la canalisation nouvelle. Cette dernière, après avoir quitté le cours du Linon, affluent de la Rance, doit franchir près d’Hédé où l’ingénieur s’est établi, la ligne de séparation des eaux entre ce bassin versant et celui de la Vilaine, jusqu’à la jonction avec l’Ille. Cela nécessite d’entailler la colline sur plus d’un kilomètre et demi de long. Les travaux de terrassement s’effectuent dans des conditions difficiles, à cause des eaux de filtration qui envahissent en permanence la tranchée.
En 1808, 2 000 hommes sont employés aux travaux de terrassement du canal, dont un certain nombre de prisonniers ; ils seront rejoints en 1813 et 1814 par des prisonniers espagnols. Le logement des prisonniers et d’une partie des ouvriers a nécessité la construction de baraquements en bois à proximité du chantier. Tout en supervisant les terrassements de la coupure d’Hédé et ceux, plus ponctuels, de rectification du tracé de l’Ille et du Linon, Luczot établit les projets des écluses, des maisons d’éclusier, des ouvrages de franchissement.
Le passage près d’Hédé oblige à construire une succession de onze écluses très rapprochées, pour atteindre le long bief de partage, alimenté par des retenues, qui rejoint le bassin versant de la Vilaine. Entre 1808 et 1812, 33 écluses et maisons d’éclusiers, et 12 ponts font l’objet adjudications successives. Le chantier de l’échelle d’écluses de Hédé, qui dure neuf ans, est réceptionné par Luczot en octobre 1817, juste à temps pour permettre au duc d’Angoulême, fils du futur Charles X, de visiter les lieux en compagnie de l’ingénieur qui assure, en plus de son service, l’intérim de l’ingénieur en chef Anfray, frappé d’hémiplégie.
Cela fait maintenant 13 ans que François Luczot dirige le chantier du canal d’Ille et Rance, ce qui représente cinq millions de francs de travaux; 14 écluses sont terminées, 10 autres en chantier. Ce n’est que récemment que l’administration des Ponts et Chaussées a nommé deux ingénieurs pour seconder Luczot dans sa lourde tâche. Celui-ci, malgré ses nombreuses suppliques, ne parvient pas à obtenir son avancement au grade d’ingénieur en chef, dont il assure pourtant les fonctions depuis 18 mois, et que les ingénieurs de la même promotion ont presque tous obtenu. Cet avancement s’accompagne normalement d’un changement d’affectation, et Luczot soupçonne ses supérieurs hiérarchiques de ne pas être pressés de le voir quitter un chantier qu’il maîtrise si efficacement.
L’ingénieur a aussi une autre raison de concevoir quelque aigreur devant la manière dont on ne reconnaît pas ses mérites. Depuis le 1er octobre 1815, Augustin Fresnel, jeune ingénieur des Ponts et Chaussées est nommé dans l’Ille-et-Vilaine, au service ordinaire. Fresnel, très occupé par ses travaux de recherche sur l’optique, sollicite de nombreux congés, qu’il obtient, pour aller présenter ses résultats à l’Académie des Sciences où il retrouve Arago. Les absences de Fresnel ont pour conséquence de reporter sur les autres ingénieurs du service, une charge de travail supplémentaire, ce qui conduit même le préfet à se plaindre de cette situation au directeur général des Ponts et Chaussées. Ultime déconvenue, celui-ci refuse à Luczot, la place laissée libre par l’ingénieur en chef Anfray, contraint par la maladie de prendre sa retraite. La promotion tant attendue arrive pourtant en janvier 1819, assortie d’une affectation à Digne dans les Basses-Alpes, où Luczot ne reste que deux ans avant de revenir en Bretagne comme ingénieur en chef du Morbihan, en résidence à Vannes.
Il y retrouve les travaux hydrauliques sur le canal de Nantes à Brest. Il rédige aussi deux projets importants: le pont suspendu de la Roche-Bernard qui serait, avec ses 240 mètres de portée libre, le plus audacieux d’Europe, et le grand phare de Belle-Île. À cette occasion, il retrouve sans grand plaisir Fresnel, qui propose un projet de phare plus ambitieux. Il s’ensuit une vive querelle technique dont Fresnel sort vainqueur, soutenu par le conseil général des Ponts et Chaussées.
La carrière de Luczot prend fin en 1829, par sa mise à la retraite contre son gré, pour une mauvaise histoire de rupture d’un déversoir, sur le canal de Nantes à Brest. L’enquête a montré que le dépassement non autorisé du coût d’une maison d’éclusier aurait été reporté sur la dépense du déversoir. La minceur du prétexte ainsi trouvé, une simple faute comptable, cache mal une autre réalité: un aspect essentiel de la personnalité de Luczot est son engagement très actif dans la franc-maçonnerie dans l’obédience du Grand Orient de France. À chacune des étapes de son parcours professionnel, Lamballe, Hédé, Lorient, il participe à la création d’une loge là où il n’en existe pas. Cet engagement est sans doute, il l’écrit lui-même, la cause de ses ennuis : « […] je suis Breton, je ne sais point feindre des sentiments que je n’ai pas ; j’ai manifesté trop librement mes opinions, dans un pays où il était dangereux de les dire (Le Morbihan, Vannes) ; je suivais la Loge Maçonnique, je ne m’assujettissais point aux exercices religieux, parce que souvent je n’en avais pas le temps, c’était assez pour exciter l’animosité des jésuites et des congrégationnistes. Des lettres anonymes dont je connais les auteurs, dont l’un, le maire de Belle-Ile vient de se faire justice lui-même, d’autres revêtues de signatures fausses ont été écrites contre moi au directeur général; j’ai été mis à la retraite à l’âge de 58 ans […] » .
François Luczot meurt à Paris à l’âge de 74 ans.