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Entretien
#18
RÉSUMÉ > Nous avons rencontré Geneviève Asse, 89 ans, à la galerie Oniris, rue d’Antrain. C’était le 13 avril à l’occasion du vernissage de la cinquième exposition de ses œuvres organisée dans ces lieux (jusqu’à fin mai). Artiste contemporaine majeure à qui le Musée des beaux-arts de Rennes consacre une salle permanente, Asse s’est prêtée au jeu de l’entretien au milieu de ses toiles bleues. Sans fioriture, avec simplicité et profondeur.

     Ce soir-là de printemps, Geneviève Asse est assise dans la galerie en attendant la petite tempête du vernissage! Tout en parlant, elle ne quitte pas ses tableaux des yeux tandis que ses mains balayent l’air dans leur direction. Peut-être peint-elle quelque chose entre elle et eux. Sa main pour caresser cette séparation et cette fusion avec les toiles bleues au milieu desquelles nous sommes installés. Geneviève Asse aime les choses « sans fioritures ». Elle insistera sur ce point à la fin de notre entretien dont elle attend qu’il soit « simple ». Comme sa signature au bas des tableaux, nette et minimaliste, pour ne pas se « vanter ». Les quatre lettres presque au sol, à la jonction du bas pour confirmer la présence de la peinture. Les yeux de Geneviève Asse sont bleus. Mais quand on lui demande si son goût des lumières vient de ce regard-là, elle élude en se tournant vers ses toiles, entre ciel et océan.

PLACE PUBLIQUE > Au Musée des beaux-arts du quai Émile- Zola où vous avez votre salle, Geneviève Asse, sentez vous vos oeuvres respirer ?

GENEVIÈVE ASSE >
Désormais oui. Je n’étais pas contente au départ, elles étaient trop serrées. Ils en avaient mis un peu trop. C’est difficile avec ces grands tableaux. Maintenant, c’est très bien. C’est comme il faut. Je le leur ai reproché. Ce n’est pas facile de montrer. Maintenant, c’est mieux. Une peinture a besoin d’air. Elle doit prendre ses aises, avoir sa place.

PLACE PUBLIQUE > Particulièrement la vôtre?

GENEVIÈVE ASSE >
C’est leur plénitude qui est à respecter.

PLACE PUBLIQUE > Leur plénitude ou la vôtre?

GENEVIÈVE ASSE >
Vous savez, j’ai fait la guerre. J’ai vu tellement la cruauté. La peinture contient tout le bagage de votre vie. Tout y est réuni. Ma plénitude et celle des tableaux, oui.

PLACE PUBLIQUE > La guerre est aussi dans ce bleu?

GENEVIÈVE ASSE >
Non bien sûr ! Tellement de choses le composent. Ça dépend du climat dans lequel vous êtes. La peinture vient de tout ce qui m’a donné des forces, même le plus difficile. J’ai vu. Vous savez. J’ai vu ce dont les hommes sont capables.

PLACE PUBLIQUE > Et c’est de cela que vient votre peinture?

GENEVIÈVE ASSE >
Elle vient aussi de mon sens de la liberté. De mon sens de la beauté et de celui, permanent, de curiosité.

PLACE PUBLIQUE > Voilà l’équation Asse?

GENEVIÈVE ASSE >
Oui: passion et curiosité. C’est mon bagage. Ce dont la peinture est pleine. Voilà donc la plénitude dont je vous parlais. Une certaine plénitude des tableaux, la voilà.

PLACE PUBLIQUE > Vous avez appris de la guerre mais sans doute aussi d’autres expériences ?

GENEVIÈVE ASSE >
J’appartiens à un milieu qui m’a d’abord enseigné la liberté. Et qui m’en a laissé. Le tout dans une certaine discipline. J’y ai aussi acquis ce sens de la solitude, très tôt, par le divorce de mes parents. Ma grand-mère nous a en partie élevés, j’avais un frère jumeau.

PLACE PUBLIQUE > Cette grand-mère est une figure fondatrice?

GENEVIÈVE ASSE >
Elle était directrice de l’École normale de Vannes. Elle habitait dans le Golfe du Morbihan et m’envoyait des journées entières sur la plage. Avec la sacoche pour le déjeuner. D’où ce goût de la beauté et de la solitude. J’ai passé tellement de temps entre le ciel et l’océan.

PLACE PUBLIQUE > D’où le bleu?

GENEVIÈVE ASSE >
D’où cette solitude pleine, égale au spectacle que je regardais. J’étais entre le ciel et la mer !

PLACE PUBLIQUE > Comme ce tableau à côté de nous intitulé Ouverture lumière, de 2012, avec cette ligne horizontale qui le sépare sans le couper ?

GENEVIÈVE ASSE >
Cette ligne est vivante, vous savez. La ligne fait vibrer, regardez comme elle vibre. Le bleu d’en haut et le bleu du bas bougent. Cette ligne n’est pas immobile. C’est elle qui anime le tableau.

PLACE PUBLIQUE > Et sur ce tableau, devant nous, dont le titre est Partage (2008) où la ligne est verticale?

GENEVIÈVE ASSE >
Oui, la ligne l’éclaire. Du haut en bas du tableau, il y a cela qui l’éclaire. Cette ligne de haut en bas.

PLACE PUBLIQUE > Avec l’apparition du rouge?

GENEVIÈVE ASSE >
C’est une flamme. Comme une petite flamme.

PLACE PUBLIQUE > Il est venu plus tard ce rouge?

GENEVIÈVE ASSE
> Non, il est là tout de suite quand j’ai au départ peint beaucoup d’objets. Des rouges, des bleus. Les objets m’ont appris à composer.

PLACE PUBLIQUE > Quelles sont vos influences ?

GENEVIÈVE ASSE >
J’ai tellement admiré Braque. J’ai été très prise par le cubisme. J’ai passé beaucoup de temps au Louvre. Ma mère m’y emmenait. J’ai une passion pour Chardin depuis l’enfance. Ses transparences, les fruits, les petites tasses. Cette délicatesse. Chardin est indépassable, j’y reviens sans cesse. Et à Cézanne bien entendu.

PLACE PUBLIQUE > Quand l’objet disparaît-il de vos toiles ?

GENEVIÈVE ASSE >
Quand la plénitude entre dans la toile et chasse l’objet. Mon acte de peindre devient plus contemplatif.

PLACE PUBLIQUE > Plus lyrique?

GENEVIÈVE ASSE >
Non, pas lyrique. C’est concret. Ça reste de la peinture. Je veux y fixer un certain calme. Et pour le sentir, il faut accepter d’y entrer. Ma joie, c’est quand les gens s’arrêtent devant un tableau. Y restent. Ils entrent dans mon travail.

PLACE PUBLIQUE > Qu’est ce qui se passe entre le tableau et celui qui y entre?

GENEVIÈVE ASSE >
Il y a du rêve. Une contemplation.

PLACE PUBLIQUE > Et une réclamation de liberté?

GENEVIÈVE ASSE >
J’ai connu la guerre. Je l’ai faite. Ç’a été une aventure terrible, vous savez. J’ai vu une autre face des humains. Je suis allée très loin, jusqu’en Tchécoslovaquie chercher des déportés. J’ai vu cette face du monde. La peinture m’a permis de trouver une chose encore plus profonde. C’est après la guerre que j’ai fait finalement ce choix de peindre.

PLACE PUBLIQUE > Au-delà de la douleur ?

GENEVIÈVE ASSE >
Oui c’est ça.

PLACE PUBLIQUE > Vous me faites penser à Duras quand vous parlez ainsi. L’avez-vous connue?

GENEVIÈVE ASSE >
Non. Mais j’aime bien ce qu’elle faisait. Yourcenar était une grande dame aussi.

PLACE PUBLIQUE > À propos de vos amitiés, je vous sais amie de Samuel Beckett, de Bram et Geer van Velde, d’André du Bouchet : rien que des taiseux ? Comment faisiez vous avec leurs silences ? Le retrouvez-vous, au fond, avec ce bleu?

GENEVIÈVE ASSE >
Ils n’étaient pas comme on l’a trop dit. Beckett s’intéressait à tout. J’habitais non loin de chez lui. J’ai fait un livre avec lui. J’étais déjà plus âgée quand on s’est liés. Il n’était ni raide ni strict, il était charmant. C’était un homme intelligent, réservé. Il était facile de contact. Il aimait beaucoup rire. J’abusais peut-être un peu! Avec moi, il était formidable. Il était libre et ma liberté d’être collait avec lui. Les frères van Velde pareil. C’est surtout avec Bram que j’étais amie. J’admire le coloriste qu’il était.

PLACE PUBLIQUE > D’où, avec SamuelBeckett et André Du Bouchet, ce goût constant de faire des livres ?

GENEVIÈVE ASSE >
Oui, c’est une grande joie. J’ai eu une salle à la Bibliothèque Nationale. J’ai fait un livre avec Du Bouchet, avec André Frénaud, avec Borgès ou récemment avec Anne de Staël. J’aime ce travail. Ce goût des livres vient aussi de mon beau père qui était éditeur à Paris.

PLACE PUBLIQUE > Quand vous travaillez avec ces grands poètes, comment créez vous ? Correspondance ou illustration?

GENEVIÈVE ASSE >
Non pas question d’illustration. Il faut entrer dedans, partager l’intérieur de ce qui se passe. J’ai une grande amitié avec Silvia Baron Supervielle. On ne fait qu’un. L’amitié compte beaucoup. Elle a écrit sur mon travail. Il s’agit de ne pas illustrer mais d’entrer dans un contact intérieur.

PLACE PUBLIQUE > L’amitié comme expérience?

GENEVIÈVE ASSE >
J’ai vu tellement de choses qui m’ont fait honte. La cruauté de ce monde. J’ai vu. Là, en voyant cela que je me suis dit que je ne serai jamais antisémite ni raciste.

PLACE PUBLIQUE > Comme s’il fallait cette épreuve pour acquérir cette détermination éthique?

GENEVIÈVE ASSE >
Non, vous avez raison. Cela m’avait été inculqué avant. Par mon éducation, par ce goût de la beauté. Par ce goût de la liberté.

PLACE PUBLIQUE > Ce serait en effet terrible qu’il faille ces épreuves pour lutter contre ses démons.

GENEVIÈVE ASSE >
Pour moi, le vu est si important.

PLACE PUBLIQUE > Et le faire ?

GENEVIÈVE ASSE >
La peinture, c’est un geste. Proche et loin de tout cela. La peinture finalement n’a rien à voir même si je sais que j’ai vu cela. Évidemment, je ne fais pas une peinture de la déportation.

PLACE PUBLIQUE > Vous vous diriez donc abstraite? Je le pensais tout à l’heure lorsque vous parliez de la disparition de l’objet alors qu’on est en plein culte de la consommation des objets. Vous vous réclamez de la contemplation!

GENEVIÈVE ASSE >
Ça n’a rien à voir avec l’abstraction. Ma peinture n’est pas abstraite. C’est une vision, c’est du vu.

PLACE PUBLIQUE > Comment devient-on Geneviève Asse?

GENEVIÈVE ASSE >
Il faut beaucoup travailler. Il faut énormément travailler pour devenir un peintre. Beaucoup de temps est nécessaire pour la trouver, sa personnalité.

PLACE PUBLIQUE > En se dégageant des influences ?

GENEVIÈVE ASSE >
Oui, mais sans raisonner. Avec ce que vous ressentez. La peinture reste un travail. Il faut faire marcher sa main. Sa main et son cerveau.

PLACE PUBLIQUE > Vous êtes une main qui voit ?

GENEVIÈVE ASSE >
Comme une sorte d’ouvrier. Il faut être tous les jours avec ses couleurs, ses pinceaux, vous savez. Seule. La solitude et la plénitude de l’être, c’est le prix de ce geste de peindre. Peindre est un geste.

PLACE PUBLIQUE > En pleine possession de ses moyens ?

GENEVIÈVE ASSE >
Il y a un côté d’ouvrage avant l’oeuvre. C’est manuel vous savez. Je pense à Picasso bien sûr qui disait je suis une personne qui peint.

PLACE PUBLIQUE > Vous allez chaque jour à l’atelier ?

GENEVIÈVE ASSE >
C’est indispensable d’aller au travail. Mon docteur m’avait défendu de bouger mais il me fallait y aller. (Récemment, Geneviève Asse est tombée de son échelle. « Grosse bosse à la tête, belles éraflures partout », voilà tout ce qu’elle consent à en dire. Sans en rajouter)

PLACE PUBLIQUE > D’où vient ce besoin de voir et de donner à voir ?

GENEVIÈVE ASSE >
J’ai ça en moi depuis l’enfance. La nature me l’a donné, j’ai regardé la nature. J’ai ensuite beaucoup dessiné. Le dessin vous entraîne. Ma main a continué. C’est pour ça que rien de cette peinture n’est dans l’abstrait.

PLACE PUBLIQUE > Ce n’est sans doute pas ce que les gens disent à première vue?

GENEVIÈVE ASSE >
Ils disent cela quand ils ont du mal à entrer dedans. Du mal à discerner. On y entre comme dans le reste, même si une partie se lit plus lentement. Plus difficilement. C’est cette partie qui est importante, celle qui interroge. Cette partie de l’interrogation est la plus importante.