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Histoire & Patrimoine
#18
Les frères Bühler, illustres paysagistes
du Thabor
RÉSUMÉ > Les frères Denis et Eugène Bülher connurent une gloire considérable au 19e siècle. Ces paysagistes ont signé en France une foule de jardins et de parcs dont, à Rennes, le jardin du Thabor (1867) et celui de l’imprimeur Oberthür. Auteurs d’un patrimoine reconnu et durable, ces artistes du végétal furent aussi des hommes d’affaires avisés.

     Au parc du Thabor, l’espace est l’arbitre du temps qui mêle et entremêle les traces de l’Histoire et le talent des hommes. Car ce jardin public est une affaire de rapports et de composition. Régulier, strict et fleuri dans le jardin à la française; sinueux et aéré dans le parc paysager; savant et ordonné dans la roseraie et le jardin botanique. Cette création est le résultat d’une « alchimie » savante et progressive, élaborée par l’un des plus prestigieux paysagistes du 19e siècle, Denis Bühler.
     «Les célèbres frères Bühler », « deux paysagistes renommés, Denis et Eugène Bühler », « le talent de Bühler » les qualificatifs abondent pour inscrire les deux artistes parmi l’élite de leur profession. Et pourtant nous les connaissons peu; ils n’ont pas écrit de traités des jardins ni d’articles de vulgarisation dans les nombreuses revues spécialisées. Leurs contacts sur le terrain suffisaient, même leur correspondance fait souvent défaut.

     La famille Bühler vit en France au 17e siècle, elle en est chassée par la révocation de l’Édit de Nantes en 1695. Deux enfants naissent pendant l’émigration à Lahr, dans le duché de Bade: Jean-Daniel en 1784 et Charles-Frédéric en 1800. La Révolution française a bien exporté les vents de liberté et de fraternité; de nombreux protestants sont séduits par un retour d’autant plus encouragé que la France a besoin de capitaux et de savoir-faire. Jean- Daniel et son frère s’installent à Clamart où ils exercent le métier de pépiniériste. Ils s’intègrent dans l’importante communauté luthérienne de la Confession d’Augsbourg.
     Jean-Daniel a quatre enfants: Denis (1811-1907), Emilie (1813-1882), Eugénie (1817-1896) et Eugène (1822-1907). La famille a grandi dans l’ambiance végétale. Le paysagiste Lebreton a écrit de Denis que « l’étude des végétaux était la marotte de Bühler ». Denis pratique très jeune le métier de jardinier ; en 1837, au décès de son père, il assure son rôle de chef de famille en prenant la direction de la pépinière. Il envoie son frère faire des études au collège Sainte-Barbe puis à Versailles où il obtient le diplôme d’architecte paysagiste.

     Les quatres frères et soeurs ont traversé ensemble le 19e siècle au coeur de la capitale, dans une vaste propriété, 147 rue de Grenelle. Cette riche enclave permettait d’associer la vie citadine aux activités horticoles ; deux serres et une pépinière jouxtaient deux pavillons de style alsacien. C’est dans cette ambiance familiale et professionnelle que les deux frères ont réalisé la centaine de parcs et jardins qu’on leur attribue. Ils travaillent pour l’élite politique et les grands noms de la finance; les familles de la Rochefoucault, de Villeneuve, de Puyvallée, de Lassus, Mallet… font appel à des artistes qui leur assurent une parfaite maîtrise du style paysager.
     Pour ces mêmes raisons, les notables locaux ont recours à leur service: Lyon, Bordeaux, Tours, Marseille, Bayeux, Béziers, Rennes… se dotent d’un jardin public à l’image des créations parisiennes; les frères Bühler sont experts dans la domestication de milieu hostile et dans l’application de règles officiellement définies. Leur signature garantit le succès d’une entreprise que s’attribuent les maires, hommes liges de l’empereur.

     Issus d’une famille de pépiniéristes, dans un contexte où tout concourt à l’introduction du style paysager, les frères Bühler ont marqué de leur empreinte la composition des jardins. Ils sont reconnus pour leur conception de parcs à la façon de grands paysages largement traités. Leur première préoccupation est de créer de grandes scènes que le site offre déjà ou qu’il peut révéler. Les liaisons à établir entre ces scènes, les unes ouvertes, les autres dissimulées sont savamment orchestrées par le tracé des allées et les mouvements du sol, objet de tous les soins.
     Les allées, toujours spacieuses, sont dessinées à courbes très douces, avec une attention particulière pour l’allée d’accès. Le raccordement entre les allées crée des scènes qui servent de point d’appel dans la promenade. Les plantations des Bühler sont conçues d’une manière simple et large. En bosquets, les arbres servent à encadrer des perspectives; isolés, ils attirent le regard pour leur intérêt botanique.

     Des nombreuses créations des frères Bühler, les jardins publics semblent être leur plus grande entreprise; dessinés dans le style paysager érigé en modèle officiel sous le Second Empire, ces parcs urbains répondent à une volonté politique affirmée avec autorité et reprise par les élus nommés par le pouvoir. Le goût de l’empereur pour la pratique anglaise de la nature paysagère rencontre cette quête d’une nature pittoresque et d’air pur des notables dont les fractions se rejoignent dans un commun désir de s’abstraire de la « masse » de la populace, de l’insalubrité de son mode de vie.
     Dans le même temps qu’on « invente » la forêt de Fontainebleau, on crée ou on étend des parcs urbains, en les aménageant dans le style paysager, avec des pelouses, des arbres exotiques, des rochers et des cascades… Souvent on les rentabilise économiquement (et socialement) en les bordant de lotissements luxueux. C’est dans cette esprit que les Bühler ont dessiné des jardins publics dont le parc de la Tête d’Or à Lyon (1857) et le Thabor à Rennes (1867).

     Ces paysagistes ont toujours répondu au goût nouveau pour l’exotisme et les espèces récemment acclimatées, c’était là une de leurs spécialités dans laquelle ils excellaient : séquoia, ginkgo bilboa, cèdres ou tulipiers ont marqué une époque dans l’art des jardins. Le principe de plantation adopté par Bühler sert de critère pour authentifier leur signature. Tel un peintre, (ne dit-on pas « paysagiste »?) les artistes obtiennent un tableau par la silhouette générale des végétaux, la forme et les coloris de leur feuillage. L’introduction d’arbustes à floraison printanière réveille chaque année un paysage où la nature spontanée reprend ses droits. Quand Edouard-André écrit « C’est de l’union intime de l’Art et de la Nature, de l’Architecture et du Paysage, que naîtront les meilleurs compositions de jardins. », nul ne conteste l’influence déterminante de créateurs comme Barillet-Deschamps, Denis et Eugène Bühler et Édouard André dans l’Histoire de l’Art des jardins du 19e siècle.

     Les frères Bühler sont morts sans héritier. Le testament de Denis témoigne de l’immense réussite des deux frères dans le monde des affaires. Âpres au gain, difficiles en affaires avec des honoraires variables et des devis évolutifs, les deux paysagistes étaient aussi reconnus comme des maître d’ouvrages économes toujours du côté des commanditaires. Mais on peut se demander si cette fortune n’est pas le fruit d’une parfaite maîtrise du système capitaliste. Pratiquants protestants (ils étaient très actifs au sein du consistoire de la Ligue d’Augsbourg auquel ils lèguent une partie de leur fortune), leur mentalité les conforte dans le principe de la circulation des capitaux et des placements fructueux.

     L’imprimeur rennais F.C. Oberthür, Alsacien d’origine et protestant jusqu’à son mariage, faisait régulièrement appel aux conseils de Denis Bühler pour des placements et des achats immobiliers dans la capitale. Denis avançait même les fonds nécessaires, à la demande de l’industriel, par ailleurs administrateur de la Banque de France. Il n’est donc pas étonnant que Denis Bühler puis son frère aient laissé à leur mort une immense fortune, qui comprenait des propriétés parisiennes, le château Ripeau en Saint-Emilion, classé Premier cru, des valeurs mobilières surtout composées d’actions de la Compagnie des Chemins de Fer de l’Ouest dont les Bühler étaient les paysagistes agrées… et François Oberthür l’un des administrateurs.