Depuis 1998 et le spectacle Ville Invisible 1, Hervé Lelardoux développe au sein du Théâtre de l’arpenteur, la compagnie créée en 1985 avec Chantal Gresset, une démarche artistique singulière consacrée à l’exploration des villes. Des spectacles en forme de parcours urbains qui se réécrivent, se réinventent dans chaque ville de tournée : la série des Ville Invisible (1998), puis la série des Walk Man, parcours sonores qu’il invente à partir de 2002, sans oublier l’édition d’un livre Rennes Guide de la Ville Invisible, projet mené pendant l’année 1999, en collaboration avec 50 spectateurs. La ville et le théâtre adviennent ensemble, l’une par l’autre, dans cette démarche qui se décline en fictions urbaines filmées en complicité avec les habitants, ateliers d’écriture dans l’espace public, tentatives d’épuisement des souvenirs d’un lieu commun, parcours lectures, collectages de sons… Des collaborations avec des urbanistes, architectes, sociologues, neurologues, neurobiologistes nourrissent cette démarche. Ce qui a conduit Hervé Lelardoux à s’associer sur la durée, de 2011 à 2014, avec Sottevillelès- Rouen, et avec Marseille Provence 2013, Capitale européenne de la Culture.
Parcours, promenade, ballade, marche, flânerie… Le passeur Hervé Lelardoux emmène les passants que nous sommes hors les sentiers battus, les itinéraires balisés : « les orteils se dressent pour écouter2 ». Et si l’on ne pensait bien qu’avec les pieds ?
PLACE PUBLIQUE : Faire le portrait de Lelardoux, est-ce faire le portrait d’une ville, et de Rennes en particulier ?
HERVÉ LELARDOUX : La démarche Ville Invisible que je poursuis depuis 1998 est née à Rennes et je dirais même de la relation intime que j’entretiens avec cette ville depuis mon enfance et depuis plus longtemps, par transmission de mémoire, au sein de ma famille. Les souvenirs de Rennes vécus et racontés par mes parents ou mes grands-parents font partie intégrante de mon histoire avec cette ville. Les souvenirs qu’on nous confie deviennent un peu les nôtres, surtout s’ils s’inscrivent dans des lieux que nous fréquentons. Ces liens profonds qui se tissent entre un individu et sa ville définissent précisément ce que j’appelle la Ville Invisible. Alors parler de mon travail n’est pas faire le portrait de Rennes mais peut-être d’un certain type de relation avec un certain type de ville. Est-ce que toutes les villes se vivent intimement, intérieurement de la même façon ? Je ne crois pas. Je me demande parfois si cette démarche aurait pu naître dans la tête d’un enfant de Marseille par exemple. Je n’en suis pas sûr.
Comment avez-vous démarré ?
J’ai commencé mon parcours à Rennes dans les années 80 en mettant en scène des spectacles pour les enfants. Très vite, nous avons investi des espaces extérieurs pour sortir de la salle et rejoindre les enfants sur leur lieu de vie, les impliquer dans l’invention de fictions inscrites dans leur quartier. J’ai commencé à comprendre que la ville était un espace de jeu théâtral formidable. Un espace scénographié, c’est-à-dire un espace qui contient des histoires et leur donne une forme. Si on le regarde d’une certaine façon ou si on le détourne, l’espace urbain peut devenir un espace théâtral mais aussi une matière pour les gens de théâtre.
Vous avez aussi à votre actif une dizaine de créations en salles en trente ans…
En salle, j’ai effectivement créé des spectacles à partir de scénographies importantes. Je me considère d’abord comme un scénographe qui conçoit des espaces avant d’imaginer une mise en scène à l’intérieur. Ubu roi en 1992 ou L’atelier d’Alberto Giacometti en 1996, deux spectacles importants pour la compagnie, et qui ont beaucoup tourné, m’ont permis de montrer comment j’envisage les choses, c’est-à-dire en homme d’images. Mon discours de metteur en scène, je le donne aux comédiens en les faisant entrer d’abord dans un décor.
Comment prenez-vous en compte l’espace public ?
Dans les années 80, alors que j’étais très présent dans le festival des Tombées de la nuit qui était devenu pour moi un rendez-vous régulier avec la ville, et avec le public rennais, j’ai beaucoup travaillé sur les images dans la ville. J’ai utilisé la ville comme support : le Parlement de Bretagne devenu un grand palais féerique de cinéma pour Nuit de travers et puis en 1989 le tunnel sous la Vilaine pour Expédition Lockman, devenu lieu où des personnages sortis de tableaux se retrouvaient, évoluaient librement la nuit sous les 500 mètres du parking Vilaine, sortis du musée de Bretagne, et que le public était invité à rencontrer dans ces dessous ignorés de la ville. Je choisissais des lieux symboliquement forts pour les détourner, les habiter autrement, leur conférer une dimension poétique, « spectaculaire ». Il me fallait à chaque nouvelle création surprendre et la ville et un public fidèle.
Qu’est-ce qui change avec Ville invisible ?
Durant 8 ans je n’ai pas proposé de nouvelle création dans la ville, je cherchais l’idée qui me permettrait de montrer la ville non plus en la transformant de façon spectaculaire mais en l’abordant par son côté intime, non plus en la détournant vers un imaginaire mais en révélant celui qu’elle contient. Progressivement je prends la ville comme une scénographie préexistante sur laquelle j’interviens moins, que je modifie de moins en moins. Je suis allé vers une épure, en simplifiant les choses. Le texte de Genet sur Giacometti m’a porté vers cela : ce qu’il dit sur l’humilité et le rapport intime au spectateur quand il parle de l’oeuvre de Giacometti. Comment elle touche chacune des personnes en ce lieu secret que chacun porte en soi, ce qu’il appelle « le château de l’âme », là où l’oeuvre d’art doit nous toucher. Donc mon projet devient, travailler non plus pour 1 500 spectateurs place du Parlement, mais pour m’adresser à chaque individu spectateur. S’adresser à chacun avant de s’adresser à tous. C’est le chemin que j’ai accompli, quand je conçois en 1998 Ville invisible. Ce titre fait explicitement référence au texte d’Italo Calvino Les villes invisibles. Calvino nous a incités à inventer des voyages lointains dans notre propre quotidien. Quand dans ta ville tu te trouves dans un espace apprivoisé, familier, connu, tu n’es pas sollicité comme dans une ville que tu découvres pour la première fois. Tu portes ton histoire et ta relation à ces lieux, les circuits et les parcours y tissent une toile inconsciente. Je travaille beaucoup avec les aveugles et j’ai beaucoup appris avec eux sur cette façon de se déplacer dans les espaces soit familiers, soit peu connus, à partir à l’aventure dans sa propre rue.
« Entre le visible et l’invisible, le simple voile d’une paupière, mais on ne sait lequel est dedans lequel est dehors », écrit justement Italo Calvino.
À la manière d’un Perec, nous avons mis en jeu deux types d’espaces qui s’éclairent mutuellement. Cet espace commun que l’on partage ; l’espace public et les espaces intimes, les intérieurs de la ville, les maisons, les appartements, les endroits cachés, mais aussi les corps qui la parcourent. Notre théâtre se déroule à la fois dans la ville et dans les pensées, les images mentales de ces corps qui la traversent.
Une ville traversée de corps mais sans décors ?
Ce qui caractérise cette démarche artistique, c’est qu’elle utilise la ville à l’état brut. Le public est confronté durant nos spectacles à la ville telle qu’elle serait si on n’était pas là ; je n’ajoute plus de décor, à l’opposé de ce que j’avais fait au Parlement. C’est la mise en scène, ou plutôt la mise en situation du public qui transforme le réel, interroge l’espace et le rapport de ce public à cet espace, dans ce qu’il a de quotidien. C’est par le prisme du spectateur (son regard, son corps, son imaginaire, son histoire, ses souvenirs, sa relation à sa ville) que l’espace urbain prend une valeur poétique. Mes spectacles naissent de ce que j’appelle « la ville invisible », la ville qu’on porte en soi, la ville qui nous habite. J’ai pris conscience dès le premier opus que nous avions trouvé quelque chose de singulier, une articulation entre une proposition artistique, une ville et ses habitants, qui sont là autant en tant qu’habitants que spectateurs. C’est pour cette raison que cela a marché.
À l’opposé de l’artiste démiurge, vous n’imposez pas votre vision de la ville, mais vous faites surgir…
Quelqu’un m’a dit : tu fais du théâtre de suggestion, en ouvrant des portes et des fenêtres à l’intérieur des gens… Je révèle plus que je n’impose.
Vous réinstallez des seuils…
Et j’invite les gens à les franchir…
Vous inventez ensuite des parcours sonores, qui font aujourd’hui florès dans les arts de la rue…
En 2001, je propose le premier parcours sonore pour les prairies Saint Martin, pour un seul spectateur. Pour aller au bout de mon idée, puisque je prétends m’adresser à chacun avant de m’adresser à tous. Le walkman a plutôt la fonction de nous couper de l’espace urbain, de nous isoler de la foule, eh bien je l’utilise pour faire entendre la ville. Chaque spectateur choisit son horaire de départ, ainsi le théâtre s’inscrit dans son quotidien et celui de la ville. Il est seul, accompagné par une présence invisible, quelqu’un qui lui parle, l’accompagne mais qu’il ne verra jamais et durant une heure se construit une relation forte à cet autre invisible, une véritable rencontre, qui est finalement vécue comme un rendez-vous avec soi-même, un voyage intérieur. Walk Man a été joué partout en France. À Paris à la fin du parcours, l’autre invisible s’éloignait laissant le spectateur seul sur un banc, sur une petite place… Cette séparation était parfois vécue comme une déchirure…
Vous avez été amené à travailler de plus en plus un peu partout en France, à investir d’autres villes, et vous avez été moins présent à Rennes…
Rennes a été un laboratoire de recherche pendant 20 ans. Cette démarche m’a permis de creuser le rapport intime entre le théâtre, une ville et ses habitants. À travers des événements qui ont marqué les Rennais. Jusqu’à aboutir à cette notion de ville invisible, dans une démarche qui permettait à la fois de tourner ailleurs et de réinterroger la notion de ville devenue le sujet unique de tous mes spectacles. Cette approche, du lien intime des habitants avec la ville, c’est arrivé à un bon moment dans l’histoire des arts de la rue, et dans le regard que tout le monde porte sur la ville, c’est-à-dire cette question du lien à ce qu’on appelle l’âme de la ville. Ce qui se retrouve chez Patrick Bouchain quand il réfléchit à ce qu’on garde de la trace d’un quartier qui doit changer. Les urbanistes d’aujourd’hui se posent cette question – d’une géographie sensible – la prennent en compte, ce qui n’était pas le cas hier. Quand on rasait un quartier c’était pour la modernité. Comme nous avons été à l’avant-garde on m’a ensuite appelé un peu partout et je suis devenu le « spécialiste » de la question.
Et le lien avec Rennes s’est distendu ?
La démarche Ville Invisible c’est une dizaine de concepts de spectacles différents qui ont tous été imaginés et créés à Rennes et que depuis 15 ans on nous demande d’adapter ailleurs. Pendant ce temps, à Rennes il se disait « Lelardoux ne sort plus de sa ville invisible, il tourne en rond, il radote » ! Ce qui n’est pas vrai car les projets sont réinterrogés dans chaque ville différemment et chaque étape enrichit la démarche générale. Mais il est apparemment difficile de comprendre qu’une compagnie de théâtre explore le même fil pendant 15 ans, comme le ferait un plasticien. Donc j’ai travaillé dans beaucoup d’autres villes et sur des périodes longues, car mes projets s’inscrivent plus longuement sur les territoires, se donnent le temps de l’échange avec les gens. Ce qui est aussi une évolution par rapport au début où je distinguais la parole d’artiste et les témoignages des gens. Petit à petit cela s’est mélangé. Je donne aux gens une place à l’intérieur des spectacles, ce qui est une tendance forte aujourd’hui.
La saison prochaine marque un cap pour le Théâtre de l’Arpenteur ?
Depuis des années nous sommes une compagnie conventionnée avec les tutelles (Ville, État, Conseils Régional et Général) dont nous recevons des subventions dans le cadre d’un cahier des charges rigoureux. Nous avons annoncé que 2013-2015 serait notre dernière convention. L’Arpenteur cessera de fonctionner dans ce cadre. Pour prendre la liberté de travailler comme nous avons envie, avec qui nous avons envie, dans cet entre-deux entre la salle et l’espace public, le théâtre et les arts de la rue. Travailler autrement. Sans disparaître pour autant. Nous avons deux nouveaux spectacles en préparation.
Dont un spectacle qui marque un retour en salle…
Une création en salle en 2015 à partir d’une approche de la ville par les aveugles intitulée Plus j’avance, plus le chemin s’étire. Je me suis dit que cela serait le dernier en salle donc c’est un spectacle jeune public, je boucle la boucle. Mais pour des enfants non voyants. L’approche de l’espace urbain par des aveugles me passionne. Nous travaillons avec les aveugles depuis longtemps, à Rennes et à Marseille et depuis un an, avec les enfants de l’institut Angèle Vannier.
Et puis vous étendez le territoire de la ville invisible à la région…
Oui, j’étends l’exploration du territoire sensible à la Bretagne ! J’imagine une traversée de la Bretagne invisible sur la ligne du TER Rennes-Brest et Brest-Rennes, à partir de témoignages d’usagers et en compagnie de trois artistes : Joël Henry, cofondateur du LATOUREX (Laboratoire de Tourisme Expérimental), à Strasbourg, et deux Marseillais : Mathias Poisson, performeur, chorégraphe et Hendrik Sturm, plasticien et artiste marcheur. Chaque artiste abordera la ligne avec son identité artistique et sa pratique. Chaque projet nourrissant les trois autres. L’Arpenteur porte le projet et l’inscrit sur la durée en interrogeant les usagers à travers une collecte de souvenirs, d’images, de paroles, de sons… Cette collecte s’échelonnera de novembre 2014 à juillet 2015. Au final, les comédiens de l’Arpenteur proposeront un spectacle en forme de travelling sonore sur l’ensemble de la ligne.