L’année 1675 fut celle d’une des plus grandes flambées rébellionnaires de l’Ancien Régime. Classiquement appelée « révolte du Papier timbré », et connue en Bretagne occidentale sous le nom de « révolte des Bonnets rouges », l’événement passe souvent pour être d’abord breton, et même bas-breton. La fascination durable et légitime pour la grande aventure des paysans cornouaillais en révolte ne doit cependant pas occulter que, en Bretagne, c’est à Rennes que tout a commencé. Mieux, l’examen du dossier rennais peut conduire à revenir sur les causes des révoltes et suggérer, à rebours des analyses dominantes, que l’engrenage – mélange d’opportunités et de perception du rapport de force – pèse autant si ce n’est plus que le contexte socio-économique.
Avant d’envisager les origines de l’embrasement, revenons un instant sur le scénario de l’année 1675 à Rennes. Quelques troubles, vite éteints, éclatent d’abord au début du mois d’avril. Pour autant qu’on puisse le savoir, les émeutiers en voulaient à la taxe sur le tabac et peut-être à celle sur l’étain, récemment mises en place. Les choses sont plus sérieuses le 18 avril : des milliers (?) de personnes s’en prennent à différents bureaux fiscaux, et attaquent même le parlement de Bretagne, où se trouve celui du papier timbré.
La réaction des autorités est vigoureuse mais une semaine plus tard, des émeutiers attaquent le temple protestant de Cleunay, par haine des huguenots à qui l’on reproche aussi d’être liés à l’impôt. Au cours du mois de mai, les autorités s’emploient à ramener le calme, mais l’arrivée de 150 soldats le 8 juin relance l’agitation qui associe revendications contre leur présence dans une ville qui a le privilège de se défendre, demande de libération des prisonniers faits en avril et revendications antifiscales. Départ des militaires, ouverture des prisons et promesses fiscales ramènent bientôt le calme. Puis, le 17 juillet, une opération commando menée par des jusqu’au-boutistes s’en prend à nouveau au bureau du papier timbré au parlement, mais le peuple, cette fois, ne suit pas, tandis que l’intervention des milices bourgeoises se solde par un mort.
Les notables rennais espèrent alors que leur participation au maintien de l’ordre permettra à leur ville d’éviter les punitions. Sans succès. Le gouverneur de Bretagne, le duc de Chaulnes, entre dans la capitale bretonne à la tête de plusieurs milliers d’hommes en octobre et la châtie durement : outre le coûteux logement des troupes, les Rennais voient partir « leur » parlement pour Vannes, l’évacuation de la turbulente rue de Saint- Malo et l’exécution de plusieurs habitants. Le tableau de Chalette commandé par l’archidiacre de la Monneraye, traduit le traumatisme ressenti par les élites rennaises, qui estimaient être bien durement traitées pour des gens qui pensaient avoir fait au mieux leur devoir. C’est l’unique tableau connu, en France, qui évoque une révolte populaire : c’est dire l’ampleur du choc.
Mais comment en est-on arrivé là ? Sans doute faut-il renoncer à l’idée d’une cause unique. À l’évidence en premier lieu figure parmi les facteurs explicatifs la pression fiscale mal acceptée dans cette France du 17e siècle où l’impôt garde un parfum d’illégitimité. En 1675, Louis XIV est en guerre contre la Hollande, l’Espagne et l’Empire, et pendant que Louvois, Condé et Turenne sont à la manoeuvre sur le front guerrier, Colbert s’active sur le front fiscal, nerf du premier. Depuis trois ans que cette aventure militaire a commencé, les Français ne protestent que peu, mais la marée contestatrice monte à l’heure où le conflit s’annonce plus long que prévu. En 1674, des Normands ont rêvé d’un grand soulèvement qui a fait long feu. L’hiver suivant, quelques troubles sont signalés entre la Loire et les Pyrénées, et c’est au tout début du printemps 1675 que les choses sérieuses surgissent, à Bordeaux. Là, en mars, éclate la première révolte du Papier timbré, qui est d’ailleurs au départ une révolte contre une taxe sur l’étain. Au terme de trois jours de fureurs, les autorités capitulent et la capitale de la Guyenne bénéficie d’une large défiscalisation de fait, bientôt acceptée par le roi, contre toute attente.
Sans doute ce recul du Grand roi est-il essentiellement tactique. Il entend probablement calmer le jeu le temps de la campagne militaire, et traiter le cas bordelais plus tard, l’hiver venu, quand les troupes seront de nouveau disponibles. Mais ce que n’a pas prévu Louis XIV, c’est que la nouvelle que les Bordelais ont pu se débarrasser de toute une série de taxes se répand bien au-delà de la Guyenne. Bientôt, ici ou là, certains expriment le désir de connaître le même sort. En ce printemps 1675, le moteur de la contagion rébellionnaire, c’est la demande de privilèges.
Dans l’Ouest de la France, la nouvelle circule grâce aux pinardiers qui vont et viennent dans le golfe de Gascogne. En Bretagne, les autorités sont aux aguets, prêtes à éteindre au plus vite les premières turbulences. À Nantes, le quai de la Fosse commence à bruire. Mais c’est peut-être Saint-Malo qui les inquiète le plus. En cette veille de campagne pour Terre-Neuve, le rocher est submergé de marins qui chiquent, fument et boivent en attendant le départ. C’est d’ailleurs parce que la cité morutière est un volcan au bord de l’éruption que le 18 avril, le procureur général au parlement de Rennes s’y trouve. Et pourtant, contre toute attente, ce jour-là, c’est à Rennes que l’explosion a lieu.
Il faut y insister : les magistrats experts en maintien de l’ordre ne semblent pas avoir envisagé que le drame puisse survenir d’abord à Rennes. Instruits des événements bordelais, et sachant peut-être aussi que Rouen et Bayonne sont proches du basculement, ils pensent que les ports sont les plus menacés et ils sousestiment à l’évidence les potentialités rébellionnaires de la capitale bretonne. Aussi peuplée que Bordeaux et un peu plus que Nantes, Rennes est alors une ville administrative peuplée de « marquis et de gueux », comme le dira deux siècles plus tard Paul Féval. La ville est donc structurellement sous tension du fait de masses de miséreux qui s’agglutinent aux portes des couvents et des hôtels particuliers sans pouvoir bénéficier du marché de l’emploi et des contrebandes que permet un port. Ainsi l’accès au tabac y est-il sans doute plus difficile qu’à Nantes, Rouen ou Bordeaux.
Pourquoi insister sur le tabac ? Parce que celui-ci est un coupe-faim, que Colbert vient de fiscaliser par la mise en place d’un monopole, et donc de bureaux. Et nous sommes au printemps, moment toujours un peu tendu, quand les réserves issues de la récolte précédente s’épuisent sans qu’on soit certain que la suivante sera abondante. Dans ce contexte, on peut comprendre qu’à Rennes, la révolte du papier timbré a d’abord été une révolte du tabac, à la fois antifiscale et « alimentaire ».
Mais un baril de poudre et une allumette ne font pas forcément une explosion. Il faut aussi une étincelle. C’est là que les ennuis commencent pour l’historien, car autant il dispose de sources pour saisir le contexte (dont il tend du coup à exagérer l’importance), autant il est plus rare qu’il sache par quels mots, quels gestes ou quels regards est né l’engrenage fatal. Ce que nous savons, c’est que le 3 avril, le bureau du tabac a été pris pour cible par des émeutiers qui ont agi après avoir pris connaissance des événements bordelais. Nous savons aussi que les autorités rennaises ont décidé de surseoir pendant quinze jours le prélèvement, pour temporiser. Et nous savons aussi que, très logiquement, quinze jours plus tard, le 18 avril, des épiciers sont allés trouver le premier président du parlement pour voir quelles dispositions allaient être prises, eux-mêmes étant apparemment soumis à la pression du « menu peuple » qui leur réclame du tabac.
Là, notre radar perd un peu la trace de l’événement. En croisant des correspondances, nous parvenons à comprendre que le magistrat a cherché à nouveau à temporiser, et a fait des promesses aux épiciers que l’on aurait bientôt de bonnes nouvelles de la cour. Espérait-il que Rennes obtienne un traitement de faveur comparable à celui de Bordeaux ? Pensait-il que le pouvoir ne prendrait pas le risque de l’ouverture d’un front intérieur et déciderait au moins une surséance ? Toujours est-il que les épiciers sortent de l’entrevue apparemment convaincus que le monopole de la vente du tabac n’est plus d’actualité. Ils se rendent alors place du Champ-Jacquet, au bureau du tabac, et à nouveau, nous perdons le fil de l’événement. Quand nous le retrouvons, une foule qui semble plutôt être constituée de gens modestes, voire de miséreux, a défoncé la porte du bureau en question et est en train de le piller. Où sont passés les épiciers ? Sont-ils toujours là ? L’assaut a-t-il été donné suite à une altercation avec les commis du bureau qui avaient fait de la résistance ? On ne sait.
Ce que l’on sait en revanche, c’est que la première digue du maintien de l’ordre a assez vite cédé. Car, à rebours des idées qui peuvent circuler sur cette époque qui est celle d’un pouvoir absolu, la première arme en la matière est la parole. Des notables, magistrats du parlement ou connétables commandant la milice bourgeoise, ont tenté de parlementer avec la foule, en vain. Ils ont même dû repartir sous une pluie de pavés. Car cette foule en colère est une foule désarmée.
Puis nobles et bourgeois se sont ressaisis, mais ils ont mis du temps. La faute… à la météo. Un témoin raconte qu’il faisait en effet si beau ce jour-là que de nombreuses personnes sur lesquelles on comptait en cas de dérapage étaient parties prendre l’air à la campagne. Ceux d’entre nous qui parfois soupirent sous la toile grise hivernale et attendent les premiers bourgeons ensoleillés comme une bénédiction peuvent-ils leur en faire grief ? Enfin, pour compléter le tableau, rappelons que le procureur général du parlement, véritable clef de voûte du maintien de l’ordre est, on l’a dit, parti à Saint-Malo. La conséquence est que la voie était libre pour les émeutiers.
En peu de temps, ceux-ci, enhardis par leur premier succès, s’en prennent à d’autres bureaux fiscaux, avant de se rendre au parlement puis de se tourner vers les riches banquiers, qu’ils n’ont finalement pas le temps d’attaquer. C’est devant chez eux, rue aux Foulons (act. Le Bastard) que plusieurs émeutiers perdent dans la vie dans la charge organisée par une escouade de notables armés enfin arrivée.
À ce stade, personne ne sait ce qui va se passer. Est-ce que la violente charge a calmé les émeutiers survivants ? Est-ce qu’elle les aura au contraire excités ? Le peuple va-t-il chercher à libérer les camarades faits prisonniers ? Nul ne sait ni ne peut savoir que nous sommes au début d’une aventure qui durera trois mois et aura des conséquences jusqu’au bout de la péninsule, au terme d’un enchaînement d’événements qu’il ne nous appartient pas de raconter ici.
Dire cela, c’est rappeler – évidence rarement énoncée – que la révolte des Bonnets rouges aurait très bien pu ne jamais voir le jour. Et c’est frayer sur les chemins incertains d’une histoire contrefactuelle qui, si elle n’est pas l’Histoire, par définition, doit cependant être en permanence gardée à l’esprit comme une porte ouverte sur d’autres futurs possibles jamais advenus. Et si les forces de l’ordre étaient intervenues l’arme au poing plus tôt ? Et s’il avait plu ? Et si les commis du tabac avaient ouvert en grand la porte de leur bureau au lieu de la laisser fermer ? Et si Louis XIV avait décidé de punir d’emblée Bordeaux ? Et si les négociations de paix avaient abouti au coeur de l’hiver ?
On pourrait continuer longtemps ce petit jeu, qui n’est innocent qu’en apparence, en ce qu’il nous rappelle que l’action des hommes ne saurait être trop vite évacuée au profit de constructions qui insistent sur les structures explicatives, peut-être parce que, au fond, c’est bien plus rassurant. Quelques années avant la crise, Francis Bacon nous avait mis en garde : « l’entendement humain est enclin de par sa nature même à supposer l’existence de beaucoup plus d’ordre et de régularité qu’il ne s’en trouve réellement dans le monde ». Bien plus tard, Edgar Morin nous enjoindra quant à lui à prendre en compte « la hasardité », mais la leçon n’a pas été beaucoup entendue1.
Que retenir de tout cela ? Peut-être que, au fond, rien n’est jamais écrit à l’avance. En 1675, comme en 1789, 1914, 1940 ou 1968, tout aurait pu être autrement et rien de ce qui s’est passé n’était exactement prévisible. Les historiens ont beau jeu, après coup, de jouer aux devins d’un passé dont ils connaissent la suite, affectant de dire ou laissant entendre que ce qui est arrivé devait arriver. Mais pour peu que le serviteur de Clio descende de sa montagne sacrée d’où, en surplomb, il contemple son objet, pour peu qu’il ose se placer au creux de la vague, au niveau des acteurs, et alors lui apparaît l’extraordinaire fragilité des belles architectures causales tout en enchaînements mécaniques. Il lui apparaît alors que contexte tendu ou pas, crise économique et sociale ou pas, rien n’est jamais écrit d’avance, et que tout peut arriver. Ou pas.