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Initiatives urbaines
#03
Nantes/Rennes
sous le regard croisé
des urbanistes :
Jean-François Revert
ou le goût du sel
RÉSUMÉ > Après Alexandre Chemetoff, Jean-François Revert est le nouvel invité de cette série consacrée aux architectes et urbanistes intervenant à la fois à Rennes et à Nantes.

     Jean-François Revert est un architecte-urbaniste aux facettes multiples, lauréat du Grand Prix de l’urbanisme en 1990 mais aussi pionnier du mouvement dit des « ateliers publics » d’architecture et d’urbanisme en région parisienne avant de gagner Rennes à la fin des années 1970. Installé aujourd’hui à SaintMalo et Paris, il enseigne à l’école d’architecture de Bretagne à Rennes (Ensab) depuis 2000. Et il attend impatiemment que Saint-Malo devienne pour de bon la porte maritime de l’agglomération rennaise. Il milite. Rennes / Saint-Malo 2025, un dessein commun? C’était l’intitulé du colloque organisé aux Champs Libres et au Palais du Grand Large sous sa direction et celle de Christian Landeau, directeur de l’École nationale supérieure d’architecture de Bretagne. Les actes sont parus l’an dernier aux éditions Apogée. Dès 2006, la perspective était tracée sous le titre Réinventer le territoire par l’architecture, ouvrage publié avec Christian Landeau et André Sauvage, toujours aux éditions Apogée. Apogée où il avait fait paraître dès 1989 avec Jean Gauttier La Rance maritime
     L’homme est en effet un passionné de navigation. Membre actif de la SNBSM (Société Nautique de la Baie de Saint-Malo), il a livré en 2001 les espaces nécessaires à la préparation des voiliers de compétition à Lorient, élégamment clipsés comme des boîtes translucides sur la massivité de Keroman, excroissance monolithique dégageant une formidable puissance d’attraction. Avec ces premiers espaces, le pôle nautisme s’ancrait atour de l’ancienne base de sous-marins, comme un préalable à la Cité de la voile. Logique de site et logique économique: la filière nautique emploie aujourd’hui 1 300 personnes dans 260 entreprises disséminées dans l’agglomération lorientaise. Dans le Morbihan, il cherche actuellement à tisser de nouveaux liens entre la ville et le port de La Trinité-sur-Mer.
    

     La ville et son rapport à l’eau: Revert s’est souvent retrouvé sur cette ligne de contact, à Nantes notamment où il accompagne depuis 1989 la mutation des quartiers de la Madeleine et du Champ-de-Mars. Le sociologue nantais Jean-Yves Petiteau lui avait auparavant fait découvrir à pied, et de nuit de préférence, les rives de la Loire et du canal Saint-Félix. Cette Zac « évolutive » et souple, au plan d’aménagement modifié à quatre reprises en neuf ans, recouvre un large périmètre de 50 hectares correspondant à une ancienne île de la Loire. Elle s’articule autour de liaisons est – ouest entre le canal et les transports en commun. On y retrouve le long du canal, un nouveau quartier amarré à la Cité des congrès, et de l’autre côté, un faubourg de la Madeleine désormais recomposé. Ce quartier accueille aujourd’hui de nombreuses agences d’architectes, signe (indéniable!) d’un quartier agréable. À Nantes également, il conduit depuis 1992 au nord-ouest de la ville la transformation du quartier d’habitat social des Dervallières, organisé à ses origines « comme une forteresse autour d’un parc » et n’ayant eu jusqu’ici que l’habitat pour vocation et un seul bailleur pour gestionnaire. Saint-Malo/Rennes/Nantes : conversation avec un passionné engagé qui se souvient que « ça sentait le sel le matin » dans ses réunions nantaises.

PLACE PUBLIQUE > Comment avez-vous perçu l’évolution des deux métropoles de l’Ouest, Rennes et Nantes, au fil de vos expériences croisées ?

JEAN-FRANÇOIS REVERT >
Je vais peut-être vous surprendre, mais à mon sens, ce sont d’abord les innovations nazairiennes qui, dans un premier temps, ont alimenté les réflexions nantaises. Je pense à un regard renouvelé sur le patrimoine industriel et le rapport de la ville à l’eau. [Joël-Guy] Batteux a toujours été un passionné d’architecture et d’urbanisme, alors que chez Jean-Marc Ayrault, ce n’est pas vraiment une passion, du moins à l’origine – même s’il a très vite compris qu’un grand maire devait se préoccuper de ces questions. Comme il est intelligent, Batteux avait bien mesuré que sa ville étant d’une taille modeste, il lui fallait trouver des appuis pour réussir ses entreprises. Il est donc très tôt allé voir du côté du ministère de l’Équipement, ainsi dénommé à l’époque, y croisant notamment Ariella Masboungi. Il a compris que l’avenir passerait par là, et il a donc créé ainsi ses premiers réseaux. Je m’en souviens bien, puisque j’ai été de presque tous les jurys du grand projet Ville-Port. J’ai adoré ces moments, j’en garde un souvenir extraordinaire, des débats très forts. Et puis pour finir, c’est toute cette équipe, nazairienne à l’origine, Laurent Théry, Stéphanie Labat, qui aura monté l’Île de Nantes avec en arrière-plan l’appui des gens d’Ariella qui aura fait, pour sa part, l’urbanisme français de ces quinze dernières années. À Rennes, Jean-Yves Chapuis, longtemps adjoint à l’Urbanisme, tellement flamboyant, a également emboîté le pas de ce mouvement, faisant intervenir là-bas un paquet de gens de qualité, mais avec le défaut, à mon avis, de les cantonner dans de trop petites cases. Et l’effet de démultiplication qui a eu lieu à Nantes n’a donc pas eu la même ampleur à Rennes. Jean Nouvel, par exemple, a fait un projet à Rennes, une petite tour de bureaux. Tout le monde en parlait à l’époque, mais qui s’en souvient aujourd’hui ?

PLACE PUBLIQUE > Rennes aurait donc manqué d’une stratégie d’ensemble ? On a pourtant longtemps parlé de Nantes « la belle endormie »…

JEAN-FRANÇOIS REVERT >
Je me souviens en effet que lorsque j’ai commencé à travailler à Nantes, au tout début des années 1990, mes amis me demandaient ce que j’allais bien pouvoir faire là-bas! À l’époque, tout le monde ne jurait que par Rennes, c’était LA référence, la ville dynamique, celle des étudiants, l’une des villes où les Français, régulièrement conviés par sondages à s’exprimer sur ce sujet, disaient tous avoir envie d’habiter. Rennes donnait l’image d’une politique urbaine concertée et planifiée, tandis que Nantes se laissait aller au coup par coup, au fil de l’eau… À Rennes, on ne comprenait pas le laxisme des Nantais. Mais en quinze ans seulement, l’image s’est complètement retournée. C’est phénoménal! Tout a commencé avec le concours pour le cours des Cinquante-Otages, très courageux. Rétrospectivement, je ne sais pas si l’on aurait l’audace aujourd’hui de tenter un coup pareil avec à la clé un véritable débat public, passionnant. Daniel Asseray était alors la clé de voûte de cette politique, un personnage puissant qui malheureusement ne s’est pas représenté, ayant sans doute perçu avec un peu trop d’acuité les limites de sa fonction d’adjoint à l’Urbanisme pendant un second mandat. Ayrault a rôdé ses équipes sur Saint-Herblain, où il est allé vite, testant, menant des expériences, pour arriver en 1989 à Nantes où il a repris l’héritage de [Alain] Chénard3 mais enrichi de ses expériences et accompagné par ces personnalités herblinoises. J’avais été auparavant invité à Nantes par Chénard et [Jean-Claude] Bonduelle sur une politique de rénovation ambitieuse des quartiers HLM, déjà, avec la participation des habitants. Reprenant ces dossiers en cale sèche sous l’ère Chauty, il a donc pu démarrer très vite en s’appuyant sur un certain nombre de personnalités créatives et autonomes et en qui il avait confiance plutôt que sur des cadres institutionnels un peu figés.

PLACE PUBLIQUE > Lancée en 1989, la Zac Madeleine – Champ-de-Mars que vous avez conduite était l’un des tout premiers, sinon le premier de ces projets…

JEAN-FRANÇOIS REVERT >
C’est Bernard Millet, le responsable de Nantes Aménagement, qui m’a convié pour ce projet où il travaillait en totale confiance avec le maire. J’avais connu Bernard au milieu des années 1970, dans le petit monde un peu bouillonnant des bureaux d’études en urbanisme qui cherchaient à échapper à la ville du toutvoiture. Il travaillait dans un bureau concurrent, mais proche. Et il m’a donc convié à faire partie du panel d’urbanistes que le jeune maire était en train de consulter. À l’époque, la procédure du marché de définition n’existait pas encore. J’ai donc été engagé d’abord sur un contrat d’un an renouvelable, nous conduisant à concevoir avec Bernard notre programme d’une année sur l’autre. Une fois choisi, nous avions pris l’habitude de voir Jean-Marc Ayrault tous les quinze jours et sa gestion était assez tonique. Il nous avait dit avoir hérité de la Cité des congrès lancée sous le mandat de Michel Chauty sans savoir comment aller à pied de la gare à la Cité des congrès, ni comment aller à pied de la Cité des congrès au centre-ville. C’était le programme, diabolique! Des flux de circulation écrasants, et toutes les grandes institutions sur le dos… Je rappelle que la Ville avait auparavant dessiné là un projet d’autoroute urbaine arrivant du CHU, passant au milieu du quartier et débouchant sur ce que l’on nommait encore la « pénétrante ». J’ajouterai enfin que le parking était gratuit dans ce quartier où se multipliaient les voitures ventouses. Je ne sais pas si nous avons bien répondu à ces deux questions de départ, mais nous avons résolu en chemin tellement de questions incidentes qu’au fond, cette interrogation initiale était le meilleur fil que nous pouvions suivre pour avancer et comprendre les choses.

PLACE PUBLIQUE > Votre expérience des premiers ateliers publics vous a-t-elle aidé dans cette tâche?

JEAN-FRANÇOIS REVERT >
J’avais deux idées : ouvrons très fortement les concertations et de la confrontation des idées naîtront des programmes bien ficelés, et puis créons des espaces publics en travaillant sur le rapport entre les sols et les parois. Et puis nous avons eu alors la chance d’accompagner l’émergence d’une pléiade de jeunes architectes nantais de talent, Tetrarc, Garo-Boixel, Rocheteau-Saillard… Acropa avait remporté notre premier concours avec Les Terrasses du Canal [Saint-Félix], trois ensembles de logements livrés en 1995 se déployant perpendiculairement au canal et marquant le début de la reconquête. À cette occasion, nous avons demandé à Jean-Luc Pellerin de s’associer avec Stéphane Guédon, alors tout jeune architecte. Je pense aussi aux gens de Tetrarc qui ont été régulièrement invités, mais ils démarraient à l’époque, alors ils déconnaient un peu, partant dans le ciel à chaque fois alors qu’il s’agissait de concours, et avec des promoteurs, tout de même! Les Barto également, que j’avais connus par le sociologue Jean-Yves Petiteau, un vieil ami qui m’a fait aimer Nantes six mois avant d’y venir travailler à travers une ballade le long de la Loire jusqu’à 5 h du matin. J’aimais beaucoup les premiers projets des Barto, mais lorsque nous proposions leur nom aux promoteurs, nous nous heurtions régulièrement à un refus définitif. Nous avons réussi pour finir à les faire intervenir sur l’îlot Magellan, sur la tête du boulevard face à la Loire, le dernier chantier emblématique, mais ce fut un long combat. Et le promoteur qui était en charge de cet îlot n’était pas nantais…

PLACE PUBLIQUE > Vos rapports avec les promoteurs ont dû être souvent difficiles sachant que votre maîtrise foncière initiale était faible.

JEAN-FRANÇOIS REVERT >
Cette Zac a été en effet menée à la petite cuillère, parcelle par parcelle, avec l’idée de jouer des quelques terrains dont nous disposions pour exiger une certaine qualité de la part des promoteurs. Lorsque les promoteurs étaient réticents à l’idée d’organiser des concours, nous leur avons par exemple conseillé de s’engager avec des lauréats de formules promotionnelles pour les jeunes architectes, comme les Albums de la jeune architecture ou le concours Europan. Cela a été le cas avec la première commande des jeunes architectes de DLW, pour une crèche et des logements rue Fouré. Mais nous avons insisté depuis les débuts pour rencontrer les promoteurs avant les architectes, à chaque fois que cela a été possible, puis retrouver régulièrement l’architecte choisi avant qu’il ne dépose son permis de construire. En ce sens, nous avons été un peu le laboratoire préalable au chantier de l’Île de Nantes tout en cherchant, pour notre part, à imposer autant que possible les jeunes architectes locaux, souvent brillants. Au début, certains promoteurs ont râlé, arrivant encore avec leur projet ficelé. Mais ils se sont vite aperçus qu’accompagner ainsi le projet, rencontrer régulièrement l’architecte des bâtiments de France et les services de la Ville, permettait en fin de compte de sortir le bâtiment plus rapidement. Sur l’Île de Nantes, le pli était pris, mais lorsque nous avons lancé ces pratiques avec une aussi faible maîtrise foncière, c’était un peu de l’abus de pouvoir. Mais nous y sommes allés, à l’esbroufe et en éclaireurs !

PLACE PUBLIQUE > Entre Madeleine et Champ-de-Mars, peut-on parler d’une ZAC « bicéphale »?

JEAN-FRANÇOIS REVERT >
Un peu, dans la mesure où nous avons d’un côté cherché à accompagner le gros « coup parti » de la Cité des congrès sur de vastes parcelles, et de l’autre oeuvré dans la finesse d’un tissu mêlant activités et habitat. Vers 2000-2001, juste après l’ouverture du Lieu Unique – sacrée épreuve ! – j’ai arrêté de travailler quelques années sur cette Zac où l’emprise des services devenait vraiment trop forte. Quatre ans plus tard, Bernard [Millet] est venu à nouveau me chercher, mais le plus gros était fait. Ceci dit, je n’avais pas bien mesuré le temps qu’allait demander la gestion de la partie Madeleine de la Zac où, encore une fois, nous étions contraints d’agir parcelle par parcelle. Je dirais même étage par étage puisque dans chacune de ces parcelles, il y avait des copropriétés et ça, c’est l’enfer. Une complexité phénoménale! Mais si vous voulez, Jean-Marc Ayrault n’est pas Edmond Hervé. Hervé était interventionniste, optant généralement pour une procédure lourde: je déplie la carte, je mets une machine en place, et si l’on n’y arrive pas, on achète et l’on exproprie, en somme un maire « à l’ancienne ». Tandis que Jean-Marc Ayrault préfère s’appuyer sur les forces locales. C’est un anti-tribun qui contrôle ses réseaux tout en se gardant de clamer un peu partout « je sais, je veux… ». Mais pour l’urbaniste, c’est l’enfer, petit morceau par petit morceau! Au cours des années où j’avais quitté ce chantier, je me suis aperçu cependant que tous les promoteurs avaient repris leurs mauvaises habitudes, en profitant pour reprendre leurs architectes « d’accompagnement », mauvais architectes cherchant surtout à faire du mètre carré et oubliant toute idée de qualité architecturale. Pourtant, notre règlement urbain était simple, partant du principe que lorsqu’un architecte est bon, il n’a pas à être encadré par des règles trop strictes. Nous avions donc arrêté quelques principes fondamentaux, sur les rez-de-chaussée surtout, privilégiant l’animation et les commerces, et puis sur la circulation piétonne. Deux règles très simples mais qui hérissent le poil de tous les promoteurs, les obligeant notamment à la mixité et diminuant donc la rentabilité de chaque opération. Grâce à ces deux règles simples, nous avons réussi à éjecter les voitures, à remettre en état les venelles, à réimplanter des commerces de proximité… L’ambiance est bonne dans ce quartier.

PLACE PUBLIQUE > À tel point qu’il est devenu la coqueluche des agences d’architecture nantaises, mais aussi des graphistes, des designers, des artistes, du spectacle vivant…

JEAN-FRANÇOIS REVERT >
C’est vrai que c’est sympa, hein! Mais en même temps, nous avons réussi à y maintenir toute la population qui disposait de faibles revenus, parce qu’il reste un parc privé aux loyers modérés dans le quartier. J’ai un seul regret : ne pas avoir sorti assez de logements sociaux, parce que les budgets n’étaient pas au rendez-vous, du moins au départ. Mais depuis, on y a relogé de nombreuses familles issues des grands ensembles en rénovation, Malakoff notamment. Ce quartier a toujours été un bon lieu de brassage. Je me souviens d’ailleurs que sur les premiers barreaux de logements autour de l’ancienne usine Lu, les promoteurs nous avaient fortement découragés en nous disant que jamais les gens ne viendraient ici! Pour eux, Nantes s’arrêtait à la voie ferrée et ils ne voyaient pas du tout des accédants potentiels à la propriété descendre dans ce quartier mal famé et sale. Comme d’habitude, c’est grâce à un financement de la Caisse des dépôts que s’est réalisé le premier bâtiment, et dès qu’ils ont vu que la greffe prenait, tous les promoteurs ont embrayé, même les locaux. Les financements spécifiques aux logements étudiants nous ont aussi bien aidé, même s’il faut toujours prendre garde à ce que ces résidences ne deviennent pas des logements sociaux de fait. Ceci dit, il est vrai que le quartier, à l’époque, n’était pas facile, c’est le moins qu’on puisse dire!

PLACE PUBLIQUE > Cette rénovation urbaine – notamment – par la culture a-t-elle été planifiée, explicitement souhaitée?

JEAN-FRANÇOIS REVERT >
À notre arrivée, le quartier était en friche. Après le départ du marché de gros, tous les entrepôts se vidaient un à un et la collectivité en avait déjà racheté un certain nombre. Comment gérer cette transition? Fréquentant Jean-Yves [Petiteau], j’avais gardé de Nantes l’image d’une ville surréaliste, dont le destin a toujours été lié aux mouvements artistiques. S’il est dès lors question de mixité, il s’agit bien sûr d’une mixité sociale, mais aussi d’une notion de carrefour où les artistes nous paraissaient occuper une place incontournable. Nous avons donc confié des paquets de hangars tout juste abandonnés à des paquets de gens créatifs. Royal de Luxe avait investi en pionnier l’usine Lu sachant que ce type de bâtiment présente toujours une grande difficulté de gestion: sitôt abandonné, sitôt squatté. Nous étions donc ravis de voir cette troupe occuper l’ensemble du site Lu en le faisant vivre pendant trois à quatre ans, impeccable. Mais bon, il a bien fallu qu’à un moment donné, Jean Blaise 6 récupère le lieu. Entre temps, les Nantais ont découvert l’endroit, et ils sont revenus, portant à l’extérieur la parole sur ce qu’ils y avaient vu. Il y a bien eu quelques frictions où s’exprimait notamment la vieille tradition anarcho-syndicaliste nantaise – Nantes est une ville très feuilletée! –, il a juste fallu faire avec.

PLACE PUBLIQUE > Et à Rennes, on fait moins de bruit ?

JEAN-FRANÇOIS REVERT >
Rennes, c’est quand même très différent. Pourquoi ai-je atterri à Rennes? J’ai d’abord fait une partie de mes études à Paris, commencé à y exercer, et puis je cherchais un point de chute, ailleurs. J’avais trouvé Saint-Malo – je suis issu d’une famille de marins et j’ai toujours aimé la mer. L’image de Rennes était très belle, le Célib 7, Pleven, la Bretagne bougeait, je voulais faire des concours à Rennes, la capitale où un nouveau maire venait d’arriver: ça allait se passer là. J’ai donc fait concours sur concours, et un jour j’en ai gagné un sur le quartier de l’Arsenal, autour du Palais de Justice. J’étais heureux comme un pape. J’ai rencontré Edmond Hervé. Et je ne l’ai plus jamais revu! En fait, je ne savais pas bien comment marchait cette ville. Il m’a dit : voilà, votre correspondant va être madame X, numéro 10 ou 12 du service de l’urbanisme qui lui-même était le service numéro 42 ou 43 des services techniques… Bref, il fallait que je montre mon projet aux services en allant voir les gens un par un. Je ne comprenais rien! Sauf qu’il fallait que je m’assoie sur mon projet ! Le problème des réseaux, la question foncière… il n’y avait plus de projet à la sortie. Il fallait donc que je rencontre un régulateur, il fallait que je voie un élu. À l’époque, c’était mon ami Jean-Yves Chapuis qui avait bien compris qu’il ne fallait surtout pas attaquer de front les services. J’ai alors mieux saisi comment marchait la ville, étonnante, à la fois moderne et archaïque dans sa vision de la planification urbaine. Lorsque l’Union soviétique existait encore, une plaisanterie courait: quand les Soviétiques viennent en France, ils veulent tous visiter Rennes parce qu’ils ont appris que cette ville fonctionne sur un système pyramidal. Nous, les Russes, on sait très bien depuis belle lurette que cela ne marche pas, mais nous aimerions bien savoir pourquoi ça marche à Rennes ! La pyramide de Rennes était très connue: un maire donne les grandes orientations et ses services suivent avec une rigueur et un poids étonnants. À Nantes, l’inflation des services guette, mais au début des années 1990 je pouvais entrer directement en contact avec un directeur, tandis qu’à Rennes, il me fallait deux mois pour cela. Un directeur des services, c’est un prince là-bas. Rennes est l’une des seules villes en France qui soit si rigoureuse sur la planification urbaine, depuis l’aprèsguerre et quels qu’aient été les changements de maires. Sans doute y a-t-il aussi encore en arrière-plan l’empreinte de Gaston Bardet et de sa cité pavillonnaire du Rheu, influençant profondément le rapport de la ville à la campagne. Une ville-centre, une ceinture verte et un chapelet de petites cités comme autant de pôles d’appui : Bardet a convaincu pour longtemps les élites rennaises. Rennes est la seule ville en France où prévaut encore une conception de l’urbanisation héritée des années 1960.

PLACE PUBLIQUE > Il n’est pas rare en effet que l’on y construise des petits collectifs à 25 kilomètres du centreville…

JEAN-FRANÇOIS REVERT >
Jusqu’aux années 1990, tout le monde a trouvé ce modèle extraordinaire! Et avec une énergie encore peu onéreuse, cette urbanisation à l’anglosaxonne pouvait être pertinente, en effet. Mais ce « poumon vert » est aujourd’hui plutôt devenu un frein extraordinaire au développement de la ville. Nantes en revanche n’avait aucune doctrine en la matière, les promoteurs y jouant au coup par coup. Affranchie ainsi de toute idéologie, Nantes a su mieux saisir les opportunités des années 1990, se forgeant même en un temps record une image internationale. Tandis qu’à Rennes une telle rigueur de planification a écarté tous les effets souvent inattendus de l’implantation de « créatifs ». Les promoteurs rennais eux-mêmes sont pour la plupart partis à Nantes au cours de ces années-là, y comblant un vide certain tout en avouant leur lassitude du carcan réglementaire rennais. Je me souviens ainsi que, dans la foulée immédiate de la crise immobilière de 1993, Michel Giboire a acheté avec beaucoup de discernement de nombreux terrains sur l’Île de Nantes. Mais comme ses confrères, il s’était auparavant rôdé à Rennes. Ils ont tous appris là-bas à faire de la « qualité quantifiée », dirais-je, au sein d’un cadre contraint et avec une qualité architecturale toujours traduite en chiffres. À Rennes en effet, il faut que ça déroule, pas de place pour le grain de sable: les outils et les plans sont là, la politique foncière est sérieuse, les services sont très au point, et la SEM Territoires est un formidable outil pour faire appliquer les directives. Mais pas question que des « créatifs » s’insèrent dans cette mécanique bien huilée pour la remettre en cause! [Christian de] Portzamparc vient de travailler à Rennes, mais on n’a pas demandé à un personnage de cette taille-là de recomposer tout l’espace entre le Colombier et les équipements projetés autour. Non, on lui a donné deux objets alors qu’il est un compositeur urbain hors-pair. [Nicolas] Michelin, c’est un peu le même regret: un parking et une esplanade, alors qu’il avait toute la compétence et la notoriété pour porter un projet plus vaste. Il en va de même pour l’implantation à la fois frontale et désaxée avec laquelle a dû composer ce grand architecte qu’est Patrick Berger pour l’hôtel de Rennes Métropole. Qu’est donc devenu le projet urbain? Et pourtant, la social-démocratie catholique avait fait confiance à de fortes personnalités au cours des années 1960 et 1970: Louis Arretche au Colombier, Georges Maillols et ses tours… Mais Edmond Hervé, sous l’influence des universitaires en général et des sociologues en particulier, s’est d’abord fait élire en 1977 sur le constat que le temps de ces grandes opérations était révolu. Bon, il est vrai que nous avons ainsi échappé à la voie express dessinée par Arretche et tirant droit sur le Colombier depuis la périphérie après avoir traversé les quartiers de pavillons… Rennes est alors devenue la ville des « mini-Zac » concertées, détournant un peu l’idée de projet urbain. Mais je pense qu’à préserver trop longtemps l’intégrité de cette politique, Rennes a progressivement mis de côté tous ses « créatifs », musiciens, plasticiens, mais aussi architectes. Les architectes ont été invités, certes, mais pour y concevoir un édifice au sein d’un cadre prédéfini auquel il est très difficile de déroger, alors que l’architecture est aussi le fruit d’une réflexion sur la globalité d’un système. On se retrouve donc à Rennes avec des dizaines de petits bâtiments, souvent magnifiques, mais sans que puisse s’en dégager une perspective d’ensemble. En revanche, sur la très vaste Île de Nantes, et malgré l’éclatement spatial, on retrouve les articulations et l’on comprend mieux le sens du projet et des situations urbaines. Rennes doit donner une nouvelle signification à son projet urbain.

PLACE PUBLIQUE > Vous semblez évoquer un manque de dynamisme, mais Rennes compte pourtant plus de 60 000 étudiants…

JEAN-FRANÇOIS REVERT >
Et toute la Bretagne passe par là à un moment ou un autre ! « Vivre en intelligence », c’est bien, mais est-ce suffisant? La devise n’est-elle pas un peu sévère, voire un peu austère? Comment donc brancher cette jeunesse sur la vie urbaine excepté les deux ou trois fêtes emblématiques, les grèves dures sur le campus et les jets de canettes de bière sur les CRS dans le quartier des bars ? La jeunesse n’est pas assez actrice au sein de la ville, et elle rentre chez elle en Bretagne après ses études. Rennes marche six mois par an. Rennes manque par exemple de jeunes architectes dynamiques. Je le vois avec mes jeunes étudiants: lorsqu’ils sont bons, ils partent, à Paris, à Berlin, à Rotterdam, à Londres… Ils font d’abord le tour de l’Europe et ils reviennent parfois en Bretagne, mais dans leurs petites villes d’origine qu’ils contribuent dès lors à animer, mais pas à Rennes. La mayonnaise ne prend pas. En revanche, Nantes a su entraîner ses classes créatives dans sa politique, autour de l’action de gens très brillants, Guy Lorant10, Jean Blaise…

PLACE PUBLIQUE > À Nantes, il y a 20 ans, un maire arrive de la périphérie pour prendre la ville centre. Aujourd’hui, Daniel Delaveau arrive de Saint-Jacques-de-la-Lande et préside aux destinées de Rennes…

JEAN-FRANÇOIS REVERT >
L’événement est encore trop récent pour se prononcer. Ceci dit, obtenir l’imprimatur d’Edmond Hervé, cela reste tout de même une sacrée performance! Comment va-t-il se révéler, Daniel Delaveau? Nous espérons et nous attendons tous qu’il fasse le nécessaire pour que Rennes dépasse son image de grosse ville moyenne. La création de l’agglomération va peut-être libérer les énergies. Sinon, la « ville archipel », la ville verte et la ville à la campagne, ça commence à faire sourire un peu tout le monde à l’heure du développement durable ! J’espère que l’opération de la Courrouze va contribuer à modifier la donne. Bernardo Secchi est un personnage qui m’a toujours fasciné et son projet est d’une intelligence phénoménale. Et puis je crois beaucoup aux systèmes d’échanges et à l’axe qui est en train de se dessiner entre Saint-Nazaire, Nantes, Rennes et Saint- Malo. Rennes est la capitale de la Bretagne des terres et du monde rural, mais pas de la Bretagne des côtes. Tandis que Nantes est une capitale des deux mondes. Ça sentait le sel le matin dans nos réunions à Nantes, un grand souvenir. Ajoutons-y l’esprit Édit de Nantes: une tolérance et une forme d’ouverture. Rennes doit désormais s’ouvrir vers Saint-Malo qui, elle, est une ville connue dans le monde entier. Une capitale ne peut pas exister sans son débouché maritime, mais Saint-Malo ne pourra pas non plus renouveler sa population sans l’apport rennais.