« marcher dans la ville »
Paul Ricœur et la ville. Revenant dans le pays de son enfance, le philosophe évoque spontanément la marche à pied. Lors de la cérémonie organisée le 23 avril 2004 à la mairie de Rennes par le maire Edmond Hervé, le penseur alors âgé de 91 ans, se replonge dans la mémoire concrète de ses pas. Et suggère le rôle fondateur, la charge d’apprentissage, que représenta pour lui le fait de marcher dans la ville.
Orphelin de mère et de père (ce dernier tué à la guerre), le petit Ricoeur arriva dans la capitale bretonne à l’âge de deux ans pour vivre désormais auprès de ses grands-parents paternels. Le grand-père est fondé de pouvoir du trésorier général. La famille habite au 35, boulevard de Sévigné. Enfant, Paul fréquente le temple protestant du boulevard de la Liberté, il a pour amie la petite Simone Lejas, une Rennaise, protestante elle aussi, qui deviendra son épouse. Elle habite au bout de la rue de l’Alma, située à l’époque en bordure des champs. Parcourant la ville, depuis le quartier huppé de Sévigné jusqu’au faubourg populaire de l’Alma, l’adolescent traverse les classes sociales, « les genres de vie différents ». Une sorte de marche initiatique.
La famille de Simone travaille à L’Ouest-Éclair. Le jeune Paul découvre ce métier très particulier de typographe et se rend parfois le soir au siège du journal, rue du Pré-Botté. À l’époque, les nouvelles les plus importantes sont affichées à la craie sur un panneau à l’usage du public. C’est là « que j’ai fait mon apprentissage politique, » dira-t-il en 2004. Se souvenant s’être indigné de la condamnation de Seznec ou de l’exécution de Sacco et Vanzetti à New York. Indignation qui permet à chacun, dit-il, d’entrer « dans la question politique ». Parfois aussi, le jeune Ricoeur se rend au cimetière du Nord où une partie de sa famille est enterrée. Souvenir des parapluies de la Toussaint, passage entre les morts et les vivants. C’est aussi cela la société, c’est aussi cela la ville, s’exclame le philosophe des décennies plus tard.
À ces circulations formatrices au coeur de la cité rennaise, Paul Ricoeur ajoute en insistant sur ce point « le chemin de l’école ». Il n’oublie pas qu’il resta treize ans sur les bancs des établissements de la ville. Depuis le petit lycée et le lycée (aujourd’hui Zola), jusqu’à la faculté des lettres de la place Hoche où il obtint à l’âge de 20 ans sa licence de philosophie. Ce diplôme en poche, il s’en alla enseigner au lycée de Saint-Brieuc mais revient à Rennes, par exemple pour faire passer des oraux à ses élèves, improvisant sous les ombrages du Thabor une ultime préparation des épreuves. Après son agrégation où il est classé 2e en 1935, il reprend à nouveau le chemin de Bretagne pour enseigner à Lorient.
Le philosophe n’en a pas fini avec Rennes. Durant ses cinq ans de captivité en Allemagne, c’est à Rennes que vivent sa femme et ses trois enfants. Ensuite, il rendra régulièrement visite à ses beaux-parents jusqu’à leur décès dans les années soixante tandis que sa carrière universitaire s’envole: Strasbourg, Sorbonne, Chicago et Nanterre dont il deviendra le doyen de la faculté en 1969. C’est tardivement, à partir des années 80, que Paul Ricoeur proche de la revue Esprit se voit reconnaître une place de premier plan dans la vie intellectuelle française qui salue dès lors la publication de ses nombreux essais: sur la morale, l’histoire, la métaphore, la mémoire, le récit…
Les dernières années de sa vie, comme pour refermer la boucle du destin, Paul Ricoeur remet ses pas dans le Rennes de son enfance, à l’invitation de la Société bretonne de philosophie et de l’association pour la mémoire du lycée (Amelycor). On le revoit ainsi en mars 2003 puis en avril 2004 pour une cérémonie marquante à la mairie de Rennes.
Deux ans après la mort du philosophe, les Champs Libres accueillirent en 2007 un colloque « Paul Ricoeur, la pensée en dialogue » . Cette année encore, pour le centenaire de sa naissance, conférence et exposition seront organisées dans « sa » ville. Cette ville dont on comprend qu’elle eût pour lui un rôle éminemment fondateur.
1. Au bout de la rue de l’Alma
« Pour moi, la ville, cela a été rapidement la découverte des quartiers car il s’est trouvé que mon amie d’enfance qui allait devenir ma femme habitait ce que l’on appelait à l’époque la rue de l’Alma prolongée, cette partie de la rue de l’Alma au-delà du boulevard Jacques-Cartier. Maintenant, il y a une ville entière au-delà, mais alors il y avait des champs, à quelques centaines de mètres de cette maison où ma future femme a habité. Et où je suis revenu voir mes beaux-parents jusqu’aux années 1965. C’est comme cela que j’ai découvert ce que c’était qu’une ville: en allant d’un quartier à l’autre, du quartier bourgeois de Sévigné où mon grand-père habitait à ce quartier plus populaire de la rue de l’Alma. »
2. Dans le hall de L’Ouest-Éclair
« J’ai appris beaucoup de choses par la fréquentation de L’Ouest-Éclair (où travaillait la famille de ma future femme). Je me rappelle allant prendre les nouvelles, le soir, que l’on affichait (…) à la craie. C’est là que j’ai fait mon apprentissage politique. (Que j’ai vécu) mes premières indignations : l’affaire Seznec (…) Et aussi l’exécution à New York de Sacco et Vanzetti. (Ce fut) ma première grande indignation politique. Des anarchistes italiens qui ont été – à tort ou à raison – condamnés et exécutés. J’ai découvert que c’est par l’indignation que l’on entre dans la question politique et dans le côté social de la question politique. » (Rennes, 23 avril 2004)
3. Entre les tombes du cimetière du Nord
« Je ne dois pas oublier ce qu’il y a aussi dans une ville: les cimetières. Je me rappelle – c’est comme une image fondatrice pour moi – la Toussaint, avec ses armées de parapluies ouverts. Moi aussi j’ai pris le chemin du cimetière du Nord où sont les miens et ceux de ma femme. (Le cimetière), c’est le lien des générations, des vivants et des morts, c’est aussi la société, c’est aussi la ville. » (Rennes, 23 avril 2004)